Les deux Allemagnes. — Madame de Staël et Henri Heine

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Les deux Allemagnes. — Madame de Staël et Henri Heine
LES
DEUX ALLEMAGNES

MADAME DE STAËL ET HENRI HEINE

Je viens de relire deux ouvrages publiés sous le même titre à l’intervalle d’un quart de siècle par deux écrivains célèbres, — l’Allemagne de Mme de Staël et celle de Henri Heine. — Rien ne les rapproche que le sujet. Ils diffèrent complètement par le point de vue des deux auteurs aussi bien que par le style et les formes de l’art. C’est cette opposition même dont j’ai voulu me rendre compte. Le sujet qu’ils traitent est d’ailleurs de ceux qui auront longtemps pour nous un poignant intérêt.

Quand un grand malheur est survenu dans la vie d’un homme ou dans celle d’une nation, après le premier moment d’accablement, c’est une consolation sévère, mais enfin c’en est une, de se demander s’il était possible de se tenir en garde contre la fatalité. La fatalité ! une chose et un mot à la fois, — une réalité terrible, un joug de fer dont nous sommes nous-mêmes les artisans funestes, en même temps un nom commode sous lequel se cachent nos fautes et nos imprévoyances. — On ressent alors une sorte de curiosité tristement passionnée, un désir violent de remonter le cours du passé pour y surprendre les avertissemens mal compris, les pressentimens négligés. On veut consulter les oracles dont la voix s’était perdue dans le tumulte des événemens ou dans le bruit de notre propre frivolité ; on éprouve je ne sais quel plaisir amer à se rendre compte des occasions qui s’étaient offertes d’échapper au sort que l’on s’est fait en s’éclairant mieux sur le tempérament d’un peuple, sur l’humeur d’une race, sur l’idée que cette nation se forgeait à elle- même de ses destinées, enfin sur la réputation plus ou moins légitime qu’elle avait méritée ou usurpée dans le monde. Il y a des peuples qui valent mieux que leur réputation, il y en a d’autres qui valent moins qu’elle, d’autres qui valent autrement. De là naissent parfois de terribles malentendus qui ont de longs retentissemens dans l’histoire.

I.

Un de ces malentendus sur lequel nous vivions depuis plus d’un demi-siècle, et qui nous a coûté cher, avait été créé, entretenu par la générosité sans mesure de nos écrivains. Je crains que toute l’intelligence, tout l’art et le cœur de Mme de Staël n’aient réussi qu’à nous donner du peuple allemand une idée légèrement chimérique, un idéal, dirais-je plutôt, dont ces prétendus ingénus ont été les premiers à sourire. Les vrais ingénus, c’était nous. Parmi tant d’épreuves et de disgrâces de tout genre, cette dernière nous était réservée. Nous voyons clairement aujourd’hui que tout notre esprit ne servait qu’à rendre notre naïveté incurable en lui enlevant ses deux garanties ordinaires, la défiance de soi et la méfiance des autres.

Rappelons dans quelles circonstances et sous quelles impressions a été composée l’œuvre de Mme de Staël. Nous comprendrons mieux par là comment avec la meilleure volonté d’être vraie, avec l’intelligence la plus pénétrante et la plus vive, elle n’a pu tracer qu’une esquisse incomplète, par certains côtés vague et confuse, plus éclatante de couleur que ferme de dessin, — brillante ébauche de fantaisie plutôt que portrait réel d’un peuple.

Ce n’est ni le talent, ni l’étude, ni le temps qui ont manqué. La période de préparation du livre a été longue et bien remplie. Depuis 1804 jusqu’en 1810, il s’était établi à Coppet une émigration d’écrivains, de savans, une vraie colonie de la littérature germanique. Guillaume Schlegel, qui avait fixé sa résidence auprès de l’illustre châtelaine, était l’introducteur naturel de ses compatriotes, quelque chose comme le maître de cérémonies de la littérature allemande auprès de l’esprit français. Mais l’idée de l’œuvre remonte plus haut. Dès l’année 1800 (1), Mme de Staël annonce à M. de Ge-

(1) Souvenirs épistolaires de Mme Récamier et de Mme de Staël, par M. le baron de Gerando, procureur-général près la cour de Metz, 1868. rando qu’elle apprend l’allemand. En 1802, à plusieurs reprises, elle se montre très préoccupée du système de Kant, qu’elle ne connaît que par l’exposition superficielle de Villers. C’est en 1803 que le projet considérable de faire connaître l’Allemagne à la France paraît arrêté dans son esprit, c’est depuis cette époque qu’il se développe avec l’intensité croissante d’une idée fixe, c’est aussi l’heure décisive où elle entreprend son grand voyage de découverte, d’exploration aux sources mêmes de cette littérature, qui étaient alors pour la France à peu près aussi inconnues que les sources du Nil.

Ce fut un voyage triomphal. Elle parcourut l’Allemagne, recevant partout des grands écrivains et des cours germaniques les hommages que n’eût pas obtenus une souveraine. Cependant il faut dire qu’au premier bruit de son arrivée et à son approche les grands représentans de la littérature allemande prirent frayeur : Schiller s’inquiète et se plaint, Goethe l’olympien ressent lui-même comme un trouble d’esprit qu’il cherche en vain à dissimuler ; il ne néglige aucune occasion de différer l’entrevue, il ne s’y rend qu’avec hésitation (1). C’est qu’il a le pressentiment d’une supériorité dans Mme de Staël. Ce n’est pas celle des idées ni de l’art qu’il redoute, c’est celle de l’esprit, et particulièrement de l’esprit français. Mme de Staël arrivait précédée d’une grande réputation, non-seulement comme une de ces reines de salon dont le Paris du XVIIIe siècle avait été idolâtre, mais comme une femme d’un grand esprit qui avait su renouveler le prestige de ces royautés éphémères par l’étude et les méditations les plus élevées. Presque depuis son enfance, elle avait eu dans son pays la situation de la femme la plus éloquente de son temps. On n’ignorait rien de ses grands succès, ni de son grand courage au milieu des excès de la révolution ; on savait la part merveilleuse qu’elle avait prise à la renaissance de la société française, l’histoire piquante de son entrevue avec le premier consul, le rôle éclatant d’opposition qu’elle avait soutenu en face de cette toute-puissance trop sûre de sa force, enfin les causes de cet exil que l’Europe changeait en un éclatant triomphe. On devinait les défauts qui devaient être la conséquence et comme la rançon inévitable de ces succès éblouissans ; l’habitude de dominer dans la conversation devait avoir quelque peu gâté ce merveilleux esprit. Il y avait là de quoi faire trembler, non sans raison, les représentans les plus illustres de la nature allemande, si opposée à celle-là. Des saillies trop vives, des réparties trop promptes, une mobilité trop grande d’idées, — l’habitude des discussions triom-

(1) Voyez la Correspondance entre Goethe et Schiller, accompagnée d’études littéraires par M. Saint-René Taillandier ; 2 vol., 1863. phantes, des expédiens ingénieux substitués à des raisons sérieuses, la vivacité de la raillerie française toujours prête à couvrir les défaites, voilà ce que l’on redoutait dans la célèbre visiteuse attendue à Weimar. Ce n’est pas la première fois que le génie, même sûr de lui, a eu peur de l’esprit.

C’était une mauvaise condition pour bien voir un pays nouveau, pour étudier une civilisation et une littérature inconnues. Mme de Staël voyageait en souveraine, en sultane de la pensée, comme on l’a dit. Or on sait ce qu’est fatalement le voyage d’un souverain. Dans les pays qu’il visite comme dans le sien, un pareil voyage ne peut être qu’une brillante fiction. On ne laisse apercevoir au royal visiteur qu’une partie de la réalité, et encore tellement ornée qu’elle n’est plus reconnaissable. Cela rappelle ces peintures et ces décors représentant des cultures heureuses et des villages absens, pure fantasmagorie d’une prospérité artificielle étalée devant les yeux de la grande Catherine à travers les steppes et les marais de la Crimée. La réalité vraie échappe dans de telles circonstances au désir le plus sincère de s’éclairer. Les souverains, — ceux de l’esprit comme les autres, — portent avec eux une atmosphère d’illusion à laquelle bien peu ont su se soustraire.

Mme de Staël n’y put échapper. Elle ne vit que ce qu’on voulut bien lui laisser voir. Schlegel, son cicérone habituel, aida de toutes ses forces à cet innocent mensonge ; il faut dire que, sans le vouloir et sans le savoir, Mme de Staël y aidait elle-même. Partout où elle allait, elle apportait son esprit plutôt qu’elle ne s’appropriait celui des autres. Elle avait trop d’idées en fermentation pour avoir le sang-froid de l’observateur. Elle ne parvint pas, malgré sa bonne volonté, à se déprendre d’elle-même, de ses formes et de ses habitudes d’esprit. Il y a sans doute bien de l’exagération dans les peintures que trace de ce voyage célèbre son impitoyable critique, Henri Heine, quand il nous la représente passant les savans en revue à la façon de Napoléon. « Comme celui-ci abordait les gens avec ces questions brèves et soudaines : quel âge avez-vous ? combien d’années de services ? de même Mme de Staël demandait brusquement à nos savans : quel âge avez-vous ? êtes-vous kantien ou fichtéen ? qu’est-ce que vous pensez des monades de Leibniz ? — et autres choses pareilles, sans même attendre les réponses, tandis que son fidèle mameluk, Guillaume Schlegel, inscrivait les noms sur ses tablettes, dans la liste des élus qui seraient décorés de quelque citation louangeuse, pour ainsi dire d’une croix d’honneur littéraire, dans le livre de l’Allemagne. » Ces plaisanteries et d’autres de ce genre n’ont assurément qu’une valeur secondaire ; elles marquent cependant assez bien la rapidité du passage de l’illustre voyageuse dans les domaines de l’esprit, la mobilité de son humeur interrogante, l’effet de tourbillon qu’elle dut produire sur les écrivains allemands, habitués à d’autres allures.

Schiller en conçut plus d’une fois un dépit assez vif ; pardonnons-lui un peu de mauvaise humeur. En l’absence de Goethe, retenu pour quelques semaines à Iéna, il était obligé de faire à Mme de Staël les honneurs de la littérature allemande, de la suivre, — au galop et en soufflant un peu, — à travers monts et vallées dans ses excursions intellectuelles, de soutenir contre elle en français, dans une langue qu’il parlait mal, les principes de son esthétique, — qu’il appelait sa religion, — et cela dans quel moment ! Précisément dans ces heures d’inspiration où son âme se livrait tout entière au grand souffle héroïque et alpestre de Guillaume Tell « Le démon m’amène ici la philosophe française, écrivait-il à Kœrner ; c’est bien de toutes les créatures vivantes que j’ai rencontrées la plus mobile, la plus prête au combat et la plus fertile en paroles. Et, comme par-dessus le marché je ne m’exprime pas facilement en français, j’ai réellement de rudes heures à passer. » Mais ces bourrasques ne durent pas ; le naturel de Schiller, qui est la générosité même et la justice, reprend le dessus : « c’est aussi la plus cultivée, la plus spirituelle des femmes, et, bien qu’elle nous arrive subitement du fond d’un autre monde comme une apparition inattendue, on est obligé pourtant d’estimer et d’honorer hautement cette femme pour sa belle intelligence, son esprit libéral et si ouvert de tant de côtés. »

Tel est aussi le dernier jugement de Goethe après quelques jours de gêne, d’agacement, et après quelques épigrammes, vengeance innocente pour les heures perdues et les conversations trop françaises à son gré. Personne n’a loué en termes plus dignes et plus nobles, dans une page définitive, le projet poursuivi par Mme de Staël de faire connaissance avec la société allemande, de la coordonner, de la subordonner à ses idées, de s’éclairer sur les questions sociales, de pénétrer et d’approfondir avec son grand esprit de femme les idées les plus générales et la philosophie elle-même. « En somme, ajoute Goethe, nous devons bénir cette gêne passagère qu’elle nous a donnée et ce conflit des individualités nationales, qui nous semblaient alors incommodes et tout à fait inutiles. » Voilà le jugement réfléchi, celui qui restera, — et c’est justice. — Schiller, Goethe lui-même, ont dû le premier essor de leur nom, le rayonnement de leur gloire en Europe, à ce noble pèlerinage de la pensée et de l’art qui les troubla plus d’une fois tous deux, l’un dans son consciencieux travail et sa religion d’artiste, l’autre dans la sérénité de sa vivante apothéose. Malgré les conditions défavorables où elle s’était placée pour étudier à fond les choses et les hommes, en dépit des erreurs de perspective que lui créaient sa nature propre et les circonstances de son voyage, sur bien des points Mme de Staël a vu juste, et saisi d’un trait exact et vif ce qu’elle a bien vu. Ne lui reprochons pas d’être superficielle en tout ce qui touche à la critique religieuse ou à la philosophie. Il faudra de longues générations de penseurs et de savans après elle pour éclaircir ces difficiles matières. Songeons, pour être justes, qu’il y a eu chez nous, depuis trente années, deux ou trois périodes d’exégèse critique et philosophique, d’explication, d’exposition de ces systèmes, sans que nous soyons bien assurés d’être parvenus, sur ces points obscurs, à l’interprétation définitive. Chaque travailleur nouveau dans cette carrière toujours ouverte ne commence-t-il pas par déclarer qu’avant lui on a fait fausse route ? Soyons donc indulgens pour cette partie de l’œuvre de Mme de Staël. Henri Heine, qui la critique si durement, aurait dû se souvenir à ce propos des anecdotes qu’il contait si bien. « Quand Reinhold pensait comme lui, Fichte déclara que personne ne le comprenait mieux que Reinhold. Plus tard, celui-ci s’étant séparé de sa doctrine, Fichte dit : « Il ne m’a jamais compris. » Lorsqu’il s’éloigna de Kant, il imprima que Kant ne se comprenait pas lui- même. Je touche ici, ajoutait Heine, le côté comique de nos philosophes. Tous ils font entendre la même plainte. Hegel au lit de mort disait : « Un seul homme m’a compris ; » mais il ajouta aussitôt : « Et encore celui-là ne m’a-t-il pas compris lui-même. »

Après cet aveu, comment Heine s’étonne-t-il que la Critique de la raison pure n’ait pas été scrutée dans ses profondeurs à cette date lointaine de 1810, et que le grand mouvement de la philosophie nouvelle prenne sous la plume de Mme de Staël les proportions d’une simple théorie spiritualiste élevée contre le sensualisme français ? En revanche, sur certains points de l’histoire littéraire comme le théâtre et le roman, l’auteur retrouve tous ses avantages. Sur les tendances de la nature allemande à la mysticité, au romanesque, sur le goût si expressif de cette littérature pour les légendes, pour les vagues terreurs de l’imagination, ce que Mme de Staël appelle d’un mot heureux « le côté nocturne de la nature, » son livre abonde en observations délicates et fines ; les pages charmantes courent sans s’arrêter. C’est qu’ici elle a bien vu ou plutôt deviné juste, et c’est avec une vraie éloquence qu’elle traduit ses bonheurs d’intuition. Elle nous représente alors au plus haut degré la sympathie et l’intelligence qui en dépend. Ne sait-on pas en effet que l’intelligence d’un système, d’un livre, d’un art, peut naître d’un sentiment vif aussi bien que d’une méditation prolongée ? On sent passer ici à travers le livre le souffle d’une âme enthousiaste et comme une effusion de générosité. C’est bien là une œuvre française par ce caractère incommunicable, par cette qualité qui du moins est bien à nous et qui nous restera.

Trop de générosité, c’est un défaut pourtant. Le livre est optimiste jusqu’à l’excès. Pour en bien saisir la portée et l’inspiration, il faut tenir compte des dispositions d’esprit où était alors l’auteur, proscrit par un pouvoir ombrageux qui ne sut pas s’épargner l’odieux d’une lutte avec une femme. Elle arrivait en Allemagne l’âme frémissante, pleine de colère contre la France du consulat, qui s’était livrée au vertige de la conquête, et suivait avec ivresse son guide terrible à travers les champs de l’Europe, parcourus à pas de géant. Pour elle, le peuple français était en train de faire un marché dans le genre de celui de Faust : il vendait son âme pour la conquête du monde, son âme, c’est-à-dire le culte de la pensée et de l’art, cet esprit de propagande désintéressée et d’enthousiasme libéral qui avait signalé la première période de la révolution et immortalisé les grands orateurs de la constituante. À cette nation oublieuse, elle voulut donner à la fois une grande leçon et un grand exemple. Ce fut le peuple allemand qu’elle choisit pour cela, et qui dut représenter par contraste toutes les grandeurs morales du spiritualisme, le désintéressement héroïque et simple, le sublime dans la vie publique comme dans la vie privée. Avec cette idée fixe, il était bien sûr qu’elle ne verrait plus que ce qu’elle désirait voir. A vrai dire, c’était encore la France, mais la France de ses regrets ou de ses rêves, qu’elle avait en vue quand elle admirait cette Allemagne de sa création ; dans cette partialité passionnée pour ce peuple qu’elle dotait si libéralement de tous les beaux sentimens et de toutes les vertus, il y avait une généreuse colère qui était encore du patriotisme. C’était de l’amour encore pour son pays, mais de l’amour irrité.

C’est là toute l’inspiration du livre dans les parties où l’auteur étudie le côté moral de l’Allemagne. Elle cherche moins à peindre fidèlement qu’à protester par cette peinture, selon le mot de Jean-Paul, contre le matérialisme des encyclopédistes, des révolutionnaires et des soldats. Heine comparait ce livre à la Germania de Tacite, qui, lui aussi peut-être, en écrivant son apologie des Allemands de ce temps-là, faisait la satire indirecte de ses compatriotes. Et c’est ainsi que l’on vit naître dans l’imagination et sous la plume de Mme de Staël une nouvelle Germanie, exclusivement idéaliste, patriarcale, enthousiaste, le foyer de la pensée pure, la patrie des innocentes amours, une vraie idylle enfin, de tout point l’antithèse de cet autre grand peuple, vers lequel se tournaient toujours ses regards avec son cœur, et que possédait alors, qu’entraînait dans d’autres voies le génie de la conquête et de la force.

De ce point de vue exclusif et de ce jugement par contraste, que d’opinions fausses, hasardées, devaient inévitablement sortir ! Ces singularités d’appréciation sautent aux yeux dès qu’on ouvre le livre. Quelqu’un qui prendrait à tâche de rassembler toutes ces louanges excessives, tournées en épigrammes contre la France militaire, et surtout les phrases célèbres qui éveillèrent les susceptibilités de la police impériale, composerait avec ces louanges la plus terrible satire contre l’Allemagne d’aujourd’hui. On croirait, quand on rencontre quelques-unes de ces appréciations, qu’il s’agit d’une Allemagne antédiluvienne, découverte par un Cuvier nouveau pour l’édification ou mieux pour la raillerie du temps présent. Citons au hasard. Voici comment Mme de Staël explique la faiblesse et l’impuissance politique de ce bon peuple allemand : « L’habitude de l’honnêteté, écrit-elle, le rend tout à fait incapable, quand il le voudrait, de se servir de la ruse. Il faut, pour tirer parti de l’immoralité, être armé tout à fait à la légère et ne pas porter en soi- même une conscience et des scrupules qui vous arrêtent à moitié chemin. » Et dans la patrie de ces hommes d’état, dignes ancêtres de ceux que nous avons vus à l’œuvre, elle ajoute intrépidement : « On peut le dire à la gloire de cette nation, elle a presque l’incapacité de cette souplesse hardie qui fait plier toutes les vérités pour tous les intérêts. » Cette peinture, que j’abrège, se termine par ce trait inimitable : « les défauts de cette nation, comme ses qualités, la soumettent à l’honorable nécessité de la justice (1). »

Mais ce qui ravit l’auteur à l’égal de cette droiture inflexible des Allemands et de cette passion implacable pour la justice, c’est l’absence de tout esprit militaire, même en Prusse. Ceux qui ont cru l’y apercevoir se sont trompés. On a dit que la Prusse était une vaste caserne. Mme de Staël ne peut souffrir d’aussi injustes préjugés ; elle proclame hautement « que c’est sous ce rapport que la Prusse vaut le moins, et que ce qui doit intéresser à ce pays, ce sont les lumières, l’esprit de justice et les sentimens d’indépendance. » Toute cette Allemagne, sans exception, est peuplée de spéculatifs qui n’ont aucun regard pour les intérêts d’une politique terrestre. Dans un comptoir, sur un champ de bataille comme autour du tapis vert d’un congrès ou d’une conférence, ils ont la nostalgie du ciel. On assure « qu’ils s’occupent de la vérité pour elle- même, sans penser au parti que les hommes peuvent en tirer, qu’ils s’attachent en tout genre à la contemplation, et cherchent dans

(1) Première partie, des Mœurs et du Caractère des Allemands. le ciel l’espace que leur étroite destinée leur refuse sur la terre. » En effet, nous l’avons bien vu, leur royaume n’est pas de ce monde. « Ils se disputent, nous dit-on, le domaine des spéculations, mais ils abandonnent aux puissans de la terre le réel de la vie. » Ce réel de la vie, c’est l’argent, ce sont les territoires, c’est la puissance matérielle, c’est la force. On pourrait dire qu’il n’est méritoire de dédaigner ces réalités que lorsqu’on est en mesure de les atteindre et que volontairement l’on s’en passe. Mme de Staël affirme que l’Allemagne les dédaigne. Soit, en 1810 ; mais il faut bien reconnaître qu’alors elle ne pouvait pas faire autrement, que sa vertu était du genre de celles que l’on fait avec la nécessité, et qu’en tout cas, depuis ce temps, ses goûts ont quelque peu changé avec sa fortune.

II.

La France entra avec un joyeux empressement dans la voie des larges sympathies que lui avait ouverte Mme de Staël. Son cœur et son génie sont naturellement hospitaliers. Généreuse jusqu’à la duperie, elle aime à admirer, elle aime à aimer : c’est pour elle la plus noble et la plus délicate des jouissances. Elle admira sans réserve l’Allemagne, elle l’aima sans restriction et sans défiance. Ah ! nous ne lui avons pas ménagé l’enthousiasme à ce nouveau monde découvert par Mme de Staël et révélé successivement dans ses riches domaines par nos plus hardis et nos plus savans explorateurs ! Quel peuple, d’un cœur plus sincère que nous, a salué l’avènement de l’esprit germanique dans la pensée et dans l’art ? Qui s’est plu davantage à sentir le charme de cette honnête et naturelle grandeur de leurs poètes ou de leurs savans ? Quel hommage empressé nous rendions à cette simplicité de cœur, à cette gravité des mœurs de la famille, à ce sérieux et à cette sincérité de la vie, à cette profondeur de l’émotion poétique dans les existences les plus humbles ! On respirait avec bonheur dans le monde enchanté de Schiller et de Goethe. Les Mignon, les Charlotte, les Dorothée, les Marguerite, étaient entrées de plain-pied et sans effort dans notre imagination nationale. Nous les avions adoptées avec ravissement, ces filles du poète ; elles faisaient partie de ce groupe d’élite, figures bien vivantes, quoique idéales, plus vivantes que la vie même, sur lesquelles est tombé un rayon de la lumière immatérielle. Elles vi- vaient de cette réalité transfigurée à côté de Virginie, d’Elvire, de Valentine et d’Edmée, ces sœurs immortelles que la poésie et le roman leur ont données en France. Dans les domaines de la science, c’était plus que du goût, — c’était de l’engouement. Nos savans mêmes se mettaient à l’école de l’Allemagne ; ils renouvelaient leurs méthodes, ils transformaient leurs habitudes d’esprit. Notre philosophie s’approchait d’abord avec une crainte respectueuse, puis avec une ardeur passionnée, de l’obscur sanctuaire où se prononçaient les oracles nouveaux. En même temps, des admirateurs sincères ne cessaient de nous montrer au-delà du Rhin, dans ces races chastes, sévères et fortes, les plus beaux modèles de la vie spéculative, la recherche désintéressée du vrai, la plus haute culture de l’esprit, l’individualisme religieux dans son plus libre épanouissement, la notion du droit enfin approfondie à l’école de Kant, et qui semblait si bien d’accord avec l’instinctive moralité de ce peuple.

Qui donc nous a brusquement tirés de ce beau rêve ? Prenons garde cependant à notre tour, et ne cédons pas à un mouvement de réaction injuste. Sachons nous défendre contre des entraînemens violens ou puérils ; la plus légitime colère est un mauvais juge. Ce serait faire preuve de faiblesse d’esprit que de renier nos sympathies par dépit contre les événemens. Kant et Schelling ne doivent porter en aucun cas la responsabilité de nos malheurs, et celui de nous qui pour de pareils motifs goûterait moins Schiller ou Goethe, celui-là prouverait qu’il est un excellent patriote et un médiocre esprit. Mais ce qui est légitime, c’est de ne pas paraître dupe et surtout de ne pas vouloir l’être. On peut se demander, tout en mettant à part notre admiration pour les grands penseurs qui ont illustré cette race, si l’on ne s’est pas quelque peu mépris sur les vraies tendances de la race elle-même, s’il est vrai qu’elle ait reçu une révélation plus claire que les autres du devoir, que le devoir soit tout pour elle, la réalité suprême, s’il est vrai enfin que ce peuple vive si profondément au sein de l’ordre moral que tout autre intérêt le trouve étranger et comme dépaysé au milieu des passions et des convoitises de ce monde.

Je ne fais que poser la question. Je la laisse à résoudre aux Allemands eux-mêmes, que j’appelle ici en témoignage. Ils avaient accueilli avec un plaisir bien naturel, non pourtant sans quelque raillerie, la louange de Mme de Staël, qu’ils appellent encore la bonne dame (die gute frau). Sur ce sujet, les plaisanteries de Henri Heine ne tarissent pas. L’Allemagne de Mme de Staël, c’est pour lui « un nébuleux pays d’esprits où des hommes sans corps et tout vertu se promènent sur des champs de neige, ne s’ entretenant que de morale et de métaphysique. » L’impitoyable railleur, l’Aristophane hégélien n’a pas assez d’épigrammes pour cette pâle contrefaçon de l’Elysée, où il se refuse à reconnaître les corps très réels et les esprits très substantiels de ses robustes compatriotes. Il nous prouve surabondamment que l’on méconnaît cette forte race, douée d’un grand appétit, de muscles solides et d’une complexion moins éthérée. Sous ses coups, qui tombent drus comme la grêle et perçans comme l’acier, s’évanouit ce fantôme de l’idéalisme allemand nourri de rosées et de pleurs, suspendu entre ciel et terre, que Mme de Staël crut apercevoir un soir dans le crépuscule sur les bords de la Sprée.

Pour lui, c’est juste l’opposé qui est le vrai ; tout son livre est la démonstration de la thèse contraire, livre étincelant de verve et de folle gaîté. Cette note même est déjà une contradiction piquante avec l’enthousiasme mélancolique de Mme de Staël ; mais ce n’est là que l’expression sensible d’une contradiction fondamentale. Le point de vue presque unique où se place Henri Heine dans son histoire de l’Allemagne depuis Luther jusqu’à Hegel, c’est celui d’un immense réveil de la nature tyrannisée, étouffée depuis si longtemps par la conspiration des philosophes spiritualistes et des religions. Il nous assure que l’on ne peut rien comprendre à l’Allemagne, si l’on n’accepte pas d’abord ce point de vue : toute l’histoire intellectuelle de l’Allemagne lui paraît converger vers ce but unique, l’avénement du naturalisme, dont Hegel a été l’obscur révélateur, dont Luther, Kant, Fichte, Schelling, ont été les prophètes inconsciens, et qu’ils ont tout au moins préparé par les grands mouvemens intellectuels qui portent leur nom. Chacun de ces mouvemens n’a été qu’une étape vers l’affranchissement définitif des vieux dogmes, la vraie révolution dont l’Allemagne seule a le pressentiment, parce qu’elle doit en avoir la direction et le profit.

Avec Luther, homme de tempérament germanique et de rudesse plébéienne, la chair, meurtrie par les chaînes, par les cilices, par le jeûne, mortifiée par le célibat, reprend enfin ses droits naturels ; « le prêtre redevient homme, prenant femme et montrant au grand jour ses enfans. » C’est par de tels coups de pinceau que Heine nous retrace ces événemens d’idée qui ont si profondément changé l’Allemagne. Le plus grand de tous, c’est l’apparition de la Critique de la raison pure. Ce n’est rien moins que le 21 janvier du déisme : Emmanuel Kant est le Robespierre de la révolution nouvelle. Voyez les jeux bizarres de la nature. Elle semblait avoir créé ces deux hommes pour être des bourgeois ; mais la fatalité en décida autrement, elle jeta à l’un un roi, à l’autre un Dieu. Puis apparaît Fichte, comme parut Napoléon quand la convention eut démoli le passé. Napoléon et Fichte représentent tous deux le grand moi souverain, pour qui la pensée et le fait ne sont qu’un ; mais leurs constructions colossales ne peuvent pas durer, elles s’écroulent par la même cause, les écarts de cette même volonté illimitée qui les avait fait surgir du néant. Quant à Schelling, il recommence l’œuvre de Fichte, mais en s’y prenant mieux. Fichte avait voulu construire le réel par l’idéal ; Schelling renverse la chose et cherche à faire sortir l’idéal du réel. Les deux philosophies n’étaient d’ailleurs, sous des formes diverses, qu’un simple retour à la doctrine de Spinoza, à la philosophie de la nature. C’est Hegel qui en fera les grandes applications à l’histoire, à la politique, à la religion ; pour les services qu’il aura rendus, il se fera couronner par l’Allemagne et malheureusement oindre aussi quelque peu à Berlin. Ainsi se termine la révolution philosophique. Hegel a fermé ce grand cercle. En même temps cesse le divorce lamentable entre la chair et l’esprit, entre la nature et Dieu, entre le réel et l’idéal, dont l’humanité souffre depuis des siècles. La vraie, l’unique religion commence pour le bonheur de l’Allemagne et du monde.

Tel est, d’après Henri Heine, le sens et le but des évolutions que l’Allemagne a parcourues. A travers les audaces colossales du poète se dégage une image inattendue de la race elle-même qu’on nous montre en affinité intime avec cette philosophie nouvelle, « soupirant après des mets plus solides que le sang et la chair mystique, » lasse de conspirer en secret contre l’usurpation de l’esprit, et se réconciliant dans un hymen définitif avec la nature. C’est là une révélation hardie qui vient déconcerter toutes nos habitudes d’esprit et priver d’emploi une foule de phrases honnêtes sur l’âme tendre et rêveuse et les goûts spéculatifs de nos voisins. Aucune objection ne trouble Heine dans son inflexible certitude. Il accumule tant de preuves autour de sa thèse, il en donne tant de démonstrations variées qu’on finit par se rendre à cette dialectique éblouissante. Tout au moins, quand on a fait la part de l'humour, de la fantaisie, de la verve démoniaque qui emporte le poète, reste-t-il une conception nouvelle de ce peuple que naguère encore nous nous figurions habiter les nuages, sur les cimes de l’idée pure, et qui manifestement en est bien revenu aujourd’hui. Il se prépare même, dit-on, sur cette pauvre terre un établissement aussi solide, aussi confortable, aussi étendu que sa fortune et ses forces lui permettront de le faire.

Quand une fois on a renoncé au royaume des ombres et des chimères, quand on a quitté pour n’y plus revenir les lurida regna, on devient, à ce qu’il paraît, terriblement exigeant sur les satisfactions d’un certain ordre. C’est ce qui est arrivé pour le peuple allemand. Une ambition très positive s’est éveillée en lui : il veut être maître de la terre.

Hegel et tous les penseurs à sa suite n’hésitent pas à lui promettre la suprématie universelle, l’empire du monde. Et qu’on le remarque bien, il ne s’agit pas d’une domination mystique par la sympathie et l’amour, ni d’une suprématie d’intelligence, d’un rayonnement supérieur de civilisation ou de pensée. Il s’agit d’une domination très réelle, d’un empire objectif, pour parler ce singulier langage, qui n’a rien d’idéal au fond. Il faut que le monde appartienne à l’Allemagne pour que la philosophie de Hegel trouve son couronnement. Digne couronnement, en vérité, de cette philosophie magnifiquement idéaliste au début ! Elle aboutit au culte de la force, à la théorie de la conquête ; elle transforme en idée le fait, elle reconnaît à la victoire le signe d’un droit supérieur, tout cela au profit d’un grand empire germanique, auprès duquel le droit national des autres peuples, le droit humain n’existe pas.

N’allez pas supposer que Henri Heine répudie quelque chose de cette doctrine hégélienne et nationale. On a pu s’y tromper, on a pu croire à certains accens qu’il était cosmopolite ; on a même dit qu’il était Français de nature et de cœur : c’est une complète erreur. Il l’est sans doute d’une certaine façon, par le plaisir vif qu’il goûte dans le commerce de l’esprit français ; il l’est assurément par certains tours et certaines formes de sa pensée, il l’est surtout par les amitiés exquises et rares qui lui ont fait une si douce hospitalité en France ; mais le cœur est resté allemand. La grande idée le possède comme elle possède la race entière, sans que personne puisse au juste la définir, sauf peut-être les politiques, s’ils le voulaient, — mais ils ne seraient plus des politiques, s’ils définissaient clairement les choses. Ils paraissent même, s’il faut tout dire, médiocrement charmés lorsque les enfans terribles comme Heine viennent dire tout haut le secret d’un peuple.

Ce qui a pu induire quelques amis du poète en erreur sur sa véritable pensée, c’est la verve avec laquelle il flagelle sans relâche les teutomanes, leur grossièreté, « leur aversion idiote pour l’étranger ; » c’est aussi l’antipathie violente qu’il ressent pour la Prusse. Il ne veut à aucun prix que la grande idée tombe entre les mains des hobereaux et des piétistes de Berlin. Il ne peut souffrir ce qu’il appelle irrévérencieusement « le bigotisme militaire. » Il faut l’entendre maudire avec une éloquence sublime tour à tour et bouffonne ce bâton de caporal que l’on trempe dans l’eau bénite avant de frapper, cette armure de fer qui perce sous le tendre et pieux manteau de Tartuffe. — Arrêtons-nous sur la pente où sa verve nous entraîne. Dans les circonstances où nous sommes, je crois devoir me refuser le plaisir de rééditer cette immortelle et virulente satire, qui serait ici sans gloire, étant sans péril. Les maux que nous avons soufferts ne sont pas de ceux qui se guérissent avec des épigrammes. Pour une plaie si cruelle, qui saigne si profondément au cœur du pays, ce seraient là de pauvres remèdes. Il nous en faut de plus dignes et de plus virils ; ce n’est pas à Henri Heine que nous irons les demander.

Et surtout ne nous fions pas aux sympathies de ce grand railleur. Il déteste les teutomanes parce qu’il ne peut souffrir la sottise et la grossièreté, il aime la France parce qu’il goûte avec délices l’air de liberté qu’on y respire, sa civilisation et son esprit ; mais n’allez pas chercher bien loin sa pensée, elle éclate sous la politesse de l’hôte bienveillant. Il nous dit assez clairement que nos jours sont comptés ; volontiers il se fait le prophète de nos catastrophes. « Prenez garde, nous répète sans cesse ce terrible ami, on ne vous aime pas en Allemagne, vous autres Français. Ce qu’on vous reproche au juste, je n’ai jamais pu le savoir. Un jour pourtant à Gœttingue, dans un cabaret à bière, un jeune Vieille-Allemagne dit qu’il fallait venger dans le sang des Français celui de Konradin de Hohenstaufen, que vous avez décapité à Naples. Vous avez certainement oublié cela depuis longtemps ; mais nous n’oublions rien, nous. Le jour venu, soyez bien sûrs que nous ne manquerons pas de raisons d’Allemand. » C’est en 1835 que cette page était écrite ; on ne nous reprochera pas de rechercher l’actualité. Puis vient l’énumération homérique des légions qui se lèveront. C’est le dénombrement de la terrible armée qui se mettra aux ordres de la grande idée. Une armée de rêveurs, d’étudians, de philosophes ! disiez-vous : eh bien ! ce sont les plus terribles. Voici les kantistes, qui ne voudront pas plus entendre parler de piété dans le monde des faits que dans celui des idées ; la main du kantiste frappe fort et à coup sûr, parce que son cœur n’est ému par aucun respect traditionnel. Voici le fichléen armé, qui méprise tous les dangers parce qu’ils n’existent point pour lui dans la réalité : il regarde le martyre même et la mort comme une pure apparence, ni la crainte ni l’intérêt ne pourront abattre le fanatisme de cette volonté ; — mais les plus effrayans seront les philosophes de la nature. Ils seront plus implacables que les autres : la férocité des anciens combattans de la Germanie se réveillera dans leur cœur ; pour détruire, ils se mettront en communication avec les pouvoirs originels de la terre, ils conjureront les forces cachées de la tradition, ils évoqueront celles du vieux panthéisme germanique. Autour d’eux se lèveront les vieilles divinités guerrières ; elles essuieront de leurs yeux la poussière des siècles ; Thor se dressera avec son marteau gigantesque… « Quand vous entendrez ce tumulte, soyez sur vos gardes, mes chers voisins de France, et ne vous mêlez pas de l’affaire que nous ferons chez nous en Allemagne : il pourrait vous en arriver mal. » On nous disait de même tout récemment que nous aurions du nous tenir tranquilles, et que Sadowa ne nous regardait pas. Il y ajuste trente-cinq ans qu’un rêveur allemand nous donnait le même conseil. — Sans doute il faut tenir compte en tout cela de la fantaisie démesurée du poète et de ce qu’il appelait plus tard les crâneries de sa folle jeunesse. Il y a toujours en lui l’artiste de l’ironie qui se plaît à jeter l’épouvante au cœur des Philistins. Et cependant, n’en doutez pas, même sous ces jeux d’un style excessif et bruyant, sous ces sarcasmes lyriques et ces provocations turbulentes, quelque chose de sérieux se dégage dans la pensée du poète. Il se retrace avec complaisance l’histoire et la destinée d’une race.

Il semble que l’on assiste au réveil d’un titan. Le voici qui se lève et regarde autour de lui. Il a dormi longtemps ; son sommeil séculaire a été livré à l’empire des puissances magiques qui l’ont garrotté, ce fils de la Terre, qui ont enchaîné la vigueur de ses membres, énervé sa pensée. Le charme est maintenant rompu ; le titan sort enfin de ce monde artificiel ; il respire à pleins poumons l’air vif de la réalité. Au sortir de ce long rêve et de ce long jeûne, il sent naître en lui des appétits démesurés, un désir furieux de jouir de la vie par tous ses sens à la fois ; il s’attache avec une sorte de frénésie sensuelle à ce sol fécond, à cette terre, comme pour en exprimer tous les sucs et toute la substance ; il veut étendre aussi loin que possible la prise de ses mains. En même temps sa robuste intelligence, revenue de la patrie des rêves, se tourne tout entière vers la poésie substantielle et florissante des choses, ou vers la science qui doit lui ouvrir les mystérieux trésors. Elle se met de nouveau en rapport avec les esprits élémentaires de la terre, des eaux et du feu ; mais cette fois ce n’est plus avec des incantations et des formules magiques qu’elle opère, c’est avec le calcul et les chiffres : c’est cette magie nouvelle qui doit enchaîner à son service les agens de la nature et lui donner l’empire de la terre. Voilà bien le réveil du géant. D’immenses convoitises s’agitent dans son sein avec le sentiment obscur des forces que les siècles ont accumulées dans ses muscles et dans ses veines. Il en usera sans scrupule et sans mesure, si quelque dieu jaloux ne brise pas cette fois encore l’orgueil du titan.

J’ai tâché de dégager les deux types opposés du même peuple dans Mme de Staël et dans Henri Heine. Lequel de ces deux types aura raison devant l’histoire ? Il y a une vérité relative dans tous les deux. Oui, l’Allemagne de Mme de Staël a existé quelque part ; elle a eu son temps, — aux jours anciens où les lieder florissaient, avant l’ère des canons Krupp. Il a dû y avoir jusqu’à la fin du XVIIIe siècle une Germanie qui ressemblait par quelques traits à celle-là : c’était l’Allemagne du sentiment. Je n’assurerais pas même qu’il fût impossible d’en retrouver quelques traces dans les honnêtes populations du midi de l’Allemagne ; son ombre peut subsister obscurément dans quelque coin de la Souabe ou de la Bavière, avec les regrets de l’autonomie perdue, des petites cours dispersées, des princes médiatisés, peut- être même des Gretchen disparues. Toutefois cette Allemagne tend de plus en plus à s’effacer ; elle rentre dans les limbes du passé. Une autre lui succède, active, robuste, formidable : l’Allemagne de l’intelligence et de la force. C’est bien celle-là que Hegel appelait de tous ses vœux et dont il célébrait d’avance la venue dans ses apothéoses de la victoire. Certes c’est une race puissante qui se révèle à nous. Irons-nous jusqu’à dire avec Hegel que c’est une grande nation ? Je ne puis m’y résoudre. Il me paraît que quelque chose lui manque pour cela. Il y faudrait joindre ce que Mme de Staël louait si fort dans cette race avec un à-propos contestable : l’instinct de la justice, la conscience du droit. Hegel et Heine n’ont omis que ce trait dans le dessin qu’ils ont tracé de la grande idée ; il avait son importance pourtant.

La force ! oui sans doute, c’est un élément de la grandeur d’un peuple. L’intelligence en est un autre ; mais toute seule avec la force, elle ne suffit pas encore : elle multiplie la force à l’infini, elle n’en change pas l’essence, elle n’y ajoute rien dans l’ordre moral. C’est le sentiment du juste, c’est le respect du droit qui seul consacre le caractère d’un peuple, et met le dernier trait à sa grandeur.

E. Caro.