Les dieux ont soif/Chapitre II

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Calmann-Lévy (p. 9-27).

II

Au sortir des Barnabites, Évariste Gamelin s’achemina vers la place Dauphine, devenue place de Thionville, en l’honneur d’une cité inexpugnable.

Située dans le quartier le plus fréquenté de Paris, cette place avait perdu depuis près d’un siècle sa belle ordonnance : les hôtels construits sur les trois faces, au temps de Henri IV, uniformément en brique rouge avec chaînes de pierre blanche, pour des magistrats magnifiques, maintenant, ayant échangé leurs nobles toits d’ardoises contre deux ou trois misérables étages en plâtras, ou même rasés jusqu’à terre et remplacés sans honneur par des maisons mal blanchies à la chaux, n’offraient plus que des façades irrégulières, pauvres, sales, percées de fenêtres inégales, étroites, innombrables, qu’égayaient des pots de fleurs, des cages d’oiseaux et des linges qui séchaient. Là, logeait une multitude d’artisans, bijoutiers, ciseleurs, horlogers, opticiens, imprimeurs, lingères, modistes, blanchisseuses, et quelques vieux hommes de loi qui n’avaient point été emportés dans la tourmente avec la justice royale.

C’était le matin et c’était le printemps. De jeunes rayons de soleil enivrants comme du vin doux, riaient sur les murs et se coulaient gaîment dans les mansardes. Les châssis des croisées à guillotine étaient tous soulevés et l’on voyait au-dessous les têtes échevelées des ménagères. Le greffier du tribunal révolutionnaire, sorti de la maison pour se rendre à son poste, tapotait en passant les joues des enfants qui jouaient sous les arbres. On entendait crier sur le Pont-Neuf la trahison de l’infâme Dumouriez.

Évariste Gamelin habitait, sur le côté du quai de l’Horloge, une maison qui datait de Henri IV et aurait fait encore assez bonne figure sans un petit grenier couvert de tuiles dont on l’avait exhaussée sous l’avant-dernier tyran. Pour approprier l’appartement de quelque vieux parlementaire aux convenances des familles bourgeoises et artisanes qui y logeaient, on avait multiplié les cloisons et les soupentes. C’est ainsi que le citoyen Remacle, concierge-tailleur, nichait dans un entresol fort abrégé en hauteur comme en largeur, où on le voyait par la porte vitrée, les jambes croisées sur son établi et la nuque au plancher, cousant un uniforme de garde national, tandis que la citoyenne Remacle, dont le fourneau n’avait pour cheminée que l’escalier, empoisonnait les locataires de la fumée de ses ragoûts et de ses fritures, et que, sur le seuil de la porte, la petite Joséphine, leur fille, barbouillée de mélasse et belle comme le jour, jouait avec Mouton, le chien du menuisier. La citoyenne Remacle, abondante de cœur, de poitrine et de reins, passait pour accorder ses faveurs à son voisin le citoyen Dupont aîné, l’un des douze du Comité de surveillance. Son mari, tout du moins, l’en soupçonnait véhémentement et les époux Remacle emplissaient la maison des éclats alternés de leurs querelles et de leurs raccommodements. Les étages supérieurs de la maison étaient occupés par le citoyen Chaperon, orfèvre, qui avait sa boutique sur le quai de l’Horloge, par un officier de santé, par un homme de loi, par un batteur d’or et par plusieurs employés du Palais.

Évariste Gamelin monta l’escalier antique jusqu’au quatrième et dernier étage, où il avait son atelier avec une chambre pour sa mère. Là finissaient les degrés de bois garnis de carreaux qui avaient succédé aux grandes marches de pierre des premiers étages. Une échelle appliquée au mur, conduisait à un grenier d’où descendait pour lors un gros homme assez vieux, d’une belle figure rose et fleurie, qui tenait péniblement embrassé un énorme ballot, et fredonnait toutefois : J’ai perdu mon serviteur.

S’arrêtant de chantonner, il souhaita courtoisement le bonjour à Gamelin, qui le salua fraternellement et l’aida à descendre son paquet, ce dont le vieillard lui rendit grâces.

— Vous voyez là, dit-il en reprenant son fardeau, des pantins que je vais de ce pas livrer à un marchand de jouets de la rue de la Loi. Il y en a ici tout un peuple : ce sont mes créatures ; elles ont reçu de moi un corps périssable, exempt de joies et de souffrances. Je ne leur ai pas donné la pensée, car je suis un Dieu bon.

C’était le citoyen Maurice Brotteaux, ancien traitant, ci-devant noble : son père, enrichi dans les partis, avait acheté une savonnette à vilain. Au bon temps, Maurice Brotteaux se nommait monsieur des Ilettes et donnait, dans son hôtel de la rue de la Chaise, des soupers fins que la belle madame de Rochemaure, épouse d’un procureur, illuminait de ses yeux, femme accomplie, dont la fidélité honorable ne se démentit point tant que la Révolution laissa à Maurice Brotteaux des Ilettes ses offices, ses rentes, son hôtel, ses terres, son nom. La Révolution les lui enleva. Il gagna sa vie à peindre des portraits sous les portes cochères, à faire des crêpes et des beignets sur le quai de la Mégisserie, à composer des discours pour les représentants du peuple et à donner des leçons de danse aux jeunes citoyennes. Présentement, dans son grenier, où l’on se coulait par une échelle et où l’on ne pouvait se tenir debout, Maurice Brotteaux, riche d’un pot de colle, d’un paquet de ficelles, d’une boîte d’aquarelle et de quelques rognures de papier, fabriquait des pantins qu’il vendait à de gros marchands de jouets, qui les revendaient aux colporteurs, qui les promenaient par les Champs-Élysées, au bout d’une perche, brillants objets des désirs des petits enfants. Au milieu des troubles publics et dans la grande infortune dont il était lui-même accablé, il gardait une âme sereine, lisant pour se récréer son Lucrèce, qu’il portait constamment dans la poche béante de sa redingote puce.

Évariste Gamelin poussa la porte de son logis, qui céda tout de suite. Sa pauvreté lui épargnait le souci des serrures, et quand sa mère, par habitude, tirait le verrou, il lui disait : « À quoi bon ? On ne vole pas les toiles d’araignée… et les miennes pas davantage. » Dans son atelier s’entassaient, sous une couche épaisse de poussière ou retournées contre le mur, les toiles de ses débuts, alors qu’il traitait, selon la mode, des scènes galantes, caressait d’un pinceau lisse et timide des carquois épuisés et des oiseaux envolés, des jeux dangereux et des songes de bonheur, troussait des gardeuses d’oies et fleurissait de roses le sein des bergères.

Mais cette manière ne convenait point à son tempérament. Ces scènes, froidement traitées, attestaient l’irrémédiable chasteté du peintre. Les amateurs ne s’y étaient pas trompés et Gamelin n’avait jamais passé pour un artiste érotique. Aujourd’hui, bien qu’il n’eût pas encore atteint la trentaine, ces sujets lui semblaient dater d’un temps immémorial. Il y reconnaissait la dépravation monarchique et l’effet honteux de la corruption des cours. Il s’accusait d’avoir donné dans ce genre méprisable et montré un génie avili par l’esclavage. Maintenant, citoyen d’un peuple libre, il charbonnait d’un trait vigoureux des Libertés, des Droits de l’Homme, des Constitutions françaises, des Vertus républicaines, des Hercules populaires terrassant l’Hydre de la Tyrannie, et mettait dans toutes ces compositions toute l’ardeur de son patriotisme. Hélas ! il n’y gagnait point sa vie. Le temps était mauvais pour les artistes. Ce n’était pas, sans doute, la faute de la Convention, qui lançait de toutes parts des armées contre les rois, qui, fière, impassible, résolue devant l’Europe conjurée, perfide et cruelle envers elle-même, se déchirait de ses propres mains, qui mettait la terreur à l’ordre du jour, instituait pour punir les conspirateurs un tribunal impitoyable auquel elle allait donner bientôt ses membres à dévorer, et qui dans le même temps, calme, pensive, amie de la science et de la beauté, réformait le calendrier, créait des écoles spéciales, décrétait des concours de peinture et de sculpture, fondait des prix pour encourager les artistes, organisait des salons annuels, ouvrait le Muséum et, à l’exemple d’Athènes et de Rome, imprimait un caractère sublime à la célébration des fêtes et des deuils publics. Mais l’art français, autrefois si répandu en Angleterre, en Allemagne, en Russie, en Pologne, n’avait plus de débouchés à l’étranger. Les amateurs de peinture, les curieux d’art, grands seigneurs et financiers, étaient ruinés, avaient émigré ou se cachaient. Les gens que la Révolution avait enrichis, paysans acquéreurs de biens nationaux, agioteurs, fournisseurs aux armées, croupiers du Palais-Royal, n’osaient encore montrer leur opulence et, d’ailleurs, ne se souciaient point de peinture. Il fallait ou la réputation de Regnault ou l’adresse du jeune Gérard pour vendre un tableau. Greuze, Fragonard, Houin, étaient réduits à l’indigence. Prud’hon nourrissait péniblement sa femme et ses enfants en dessinant des sujets que Copia gravait au pointillé. Les peintres patriotes Hennequin, Wicar, Topino-Lebrun, souffraient la faim. Gamelin, incapable de faire les frais d’un tableau, ne pouvant ni payer le modèle, ni acheter des couleurs, laissait à peine ébauchée sa vaste toile du Tyran poursuivi aux Enfers par les Furies. Elle couvrait la moitié de l’atelier de figures inachevées et terribles, plus grandes que nature, et d’une multitude de serpents verts dardant chacun deux langues aiguës et recourbées. On distinguait au premier plan, à gauche, un Charon maigre et farouche dans sa barque, morceau puissant et d’un beau dessin, mais qui sentait l’école. Il y avait bien plus de génie et de naturel dans une toile de moindres dimensions, également inachevée, qui était pendue à l’endroit le mieux éclairé de l’atelier. C’était un Oreste que sa sœur Électre soulevait sur son lit de douleur. Et l’on voyait la jeune fille écarter d’un geste touchant les cheveux emmêlés qui voilaient les yeux de son frère. La tête d’Oreste était tragique et belle et l’on y reconnaissait une ressemblance avec le visage du peintre.

Gamelin regardait souvent d’un œil attristé cette composition ; parfois ses bras frémissant du désir de peindre se tendaient vers la figure largement esquissée d’Électre et retombaient impuissants. L’artiste était gonflé d’enthousiasme et son âme tendue vers de grandes choses. Mais il lui fallait s’épuiser sur des ouvrages de commande qu’il exécutait médiocrement, parce qu’il devait contenter le goût du vulgaire et aussi parce qu’il ne savait point imprimer aux moindres choses le caractère du génie. Il dessinait de petites compositions allégoriques, que son camarade Desmahis gravait assez adroitement en noir ou en couleurs et que prenait à bas prix un marchand d’estampes de la rue Honoré, le citoyen Blaise. Mais le commerce des estampes allait de mal en pis, disait Blaise, qui depuis quelque temps ne voulait plus rien acheter.

Cette fois pourtant, Gamelin, que la nécessité rendait ingénieux, venait de concevoir une invention heureuse et neuve, du moins le croyait-il, qui devait faire la fortune du marchand d’estampes, du graveur et la sienne ; un jeu de cartes patriotique dans lequel aux rois, aux dames, aux valets de l’ancien régime il substituait des Génies, des Libertés, des Égalités. Il avait déjà esquissé toutes ses figures, il en avait terminé plusieurs, et il était pressé de livrer à Desmahis celles qui se trouvaient en état d’être gravées. La figure qui lui paraissait la mieux venue représentait un volontaire coiffé du tricorne, vêtu d’un habit bleu à parements rouges, avec une culotte jaune et des guêtres noires, assis sur une caisse, les pieds sur une pile de boulets, son fusil entre les jambes. C’était le « citoyen de cœur », remplaçant le valet de cœur. Depuis plus de six mois Gamelin dessinait des volontaires, et toujours avec amour. Il en avait vendu quelques-uns, aux jours d’enthousiasme. Plusieurs pendaient au mur de l’atelier. Cinq ou six, à l’aquarelle, à la gouache, aux deux crayons, traînaient sur la table et sur les chaises. Au mois de juillet 92, lorsque s’élevaient sur toutes les places de Paris des estrades pour les enrôlements, quand tous les cabarets, ornés de feuillage, retentissaient des cris de « Vive la Nation ! Vivre libre ou mourir ! » Gamelin ne pouvait passer sur le Pont-Neuf ou devant la maison de ville sans que son cœur bondît vers la tente pavoisée sous laquelle des magistrats en écharpe inscrivaient les volontaires au son de la Marseillaise. Mais en rejoignant les armées il eût laissé sa mère sans pain.

Précédée du bruit de son souffle péniblement expiré, la citoyenne veuve Gamelin entra dans l’atelier, suante, rougeoyante, palpitante, la cocarde nationale négligemment pendue à son bonnet et prête à s’échapper. Elle posa son panier sur une chaise et, plantée debout pour mieux respirer, gémit de la cherté des vivres.

Coutelière dans la rue de Grenelle-Saint-Germain, à l’enseigne de « la Ville de Châtellerault », tant qu’avait vécu son époux, et maintenant pauvre ménagère, la citoyenne Gamelin vivait retirée chez son fils le peintre. C’était l’aîné de ses deux enfants. Quant à sa fille Julie, naguère demoiselle de modes rue Honoré, le mieux était d’ignorer ce qu’elle était devenue, car il n’était pas bon de dire qu’elle avait émigré avec un aristocrate.

— Seigneur Dieu ! soupira la citoyenne en montrant à son fils une miche de pâte épaisse et bise, le pain est hors de prix ; encore s’en faut-il bien qu’il soit de pur froment. On ne trouve au marché ni œufs, ni légumes, ni fromages. À force de manger des châtaignes, nous deviendrons châtaignes.

Après un long silence, elle reprit :

— J’ai vu dans la rue des femmes qui n’avaient pas de quoi nourrir leurs petits enfants. La misère est grande pour le pauvre monde. Et il en sera ainsi tant que les affaires ne seront pas rétablies.

— Ma mère, dit Gamelin en fronçant le sourcil, la disette dont nous souffrons est due aux accapareurs et aux agioteurs qui affament le peuple et s’entendent avec les ennemis du dehors pour rendre la République odieuse aux citoyens et détruire la liberté. Voilà où aboutissent les complots des Brissotins, les trahisons des Pétion et des Roland ! Heureux encore si les fédéralistes en armes ne viennent pas massacrer, à Paris, les patriotes que la famine ne détruit pas assez vite ! Il n’y a pas de temps à perdre : il faut taxer la farine et guillotiner quiconque spécule sur la nourriture du peuple, fomente l’insurrection ou pactise avec l’étranger. La Convention vient d’établir un tribunal extraordinaire pour juger les conspirateurs. Il est composé de patriotes ; mais ses membres auront-ils assez d’énergie pour défendre la patrie contre tous ses ennemis ? Espérons en Robespierre : il est vertueux. Espérons surtout en Marat. Celui-là aime le peuple, discerne ses véritables intérêts et les sert. Il fut toujours le premier à démasquer les traîtres, à déjouer les complots. Il est incorruptible et sans peur. Lui seul est capable de sauver la République en péril.

La citoyenne Gamelin, secouant la tête, fit tomber de son bonnet sa cocarde négligée.

— Laisse donc, Évariste : ton Marat est un homme comme les autres, et qui ne vaut pas mieux que les autres. Tu es jeune, tu as des illusions. Ce que tu dis aujourd’hui de Marat, tu l’as dit autrefois de Mirabeau, de La Fayette, de Pétion, de Brissot.

— Jamais ! s’écria Gamelin, sincèrement oublieux.

Ayant dégagé un bout de la table de bois blanc encombrée de papiers, de livres, de brosses et de crayons, la citoyenne y posa la soupière de faïence, deux écuelles d’étain, deux fourchettes de fer, la miche de pain bis et un pot de piquette.

Le fils et la mère mangèrent la soupe en silence et ils finirent leur dîner par un petit morceau de lard. La mère, ayant mis son fricot sur son pain, portait gravement sur la pointe de son couteau de poche les morceaux à sa bouche édentée et mâchait avec respect des aliments qui avaient coûté cher.

Elle avait laissé dans le plat le meilleur à son fils, qui restait songeur et distrait.

— Mange, Évariste, lui disait-elle, à intervalles égaux, mange.

Et cette parole prenait sur ses lèvres la gravité d’un précepte religieux.

Elle recommença ses lamentations sur la cherté des vivres. Gamelin réclama de nouveau la taxe comme le seul remède à ces maux.

Mais elle :

— Il n’y a plus d’argent. Les émigrés ont tout emporté. Il n’y a plus de confiance. C’est à désespérer de tout.

— Taisez-vous, ma mère, taisez-vous ! s’écria Gamelin. Qu’importent nos privations, nos souffrances d’un moment ! La Révolution fera pour les siècles le bonheur du genre humain.

La bonne dame trempa son pain dans son vin : son esprit s’éclaircit et elle songea en souriant au temps de sa jeunesse, quand elle dansait sur l’herbe à la fête du roi. Il lui souvenait aussi du jour où Joseph Gamelin, coutelier de son état, l’avait demandée en mariage. Et elle conta par le menu comment les choses s’étaient passées. Sa mère lui avait dit : « Habille-toi. Nous allons sur la place de Grève, dans le magasin de M. Bienassis, orfèvre, pour voir écarteler Damiens. » Elles eurent grand’peine à se frayer un chemin à travers la foule des curieux. Dans le magasin de M. Bienassis la jeune fille avait trouvé Joseph Gamelin, vêtu de son bel habit rose, et elle avait compris tout de suite de quoi il retournait. Tout le temps qu’elle s’était tenue à la fenêtre pour voir le régicide tenaillé, arrosé de plomb fondu, tiré à quatre chevaux et jeté au feu, M. Joseph Gamelin, debout derrière elle, n’avait pas cessé de la complimenter sur son teint, sa coiffure et sa taille.

Elle vida le fond de son verre et continua de se remémorer sa vie.

— Je te mis au monde, Évariste, plus tôt que je ne m’y attendais, par suite d’une frayeur que j’eus, étant grosse, sur le Pont-Neuf, où je faillis être renversée par des curieux, qui couraient à l’exécution de M. de Lally. Tu étais si petit, à ta naissance, que le chirurgien croyait que tu ne vivrais pas. Mais je savais bien que Dieu me ferait la grâce de te conserver. Je t’élevai de mon mieux, ne ménageant ni les soins ni la dépense. Il est juste de dire, mon Évariste, que tu m’en témoignas de la reconnaissance et que, dès l’enfance, tu cherchas à m’en récompenser selon tes moyens. Tu étais d’un naturel affectueux et doux. Ta sœur n’avait pas mauvais cœur ; mais elle était égoïste et violente. Tu avais plus de pitié qu’elle des malheureux. Quand les petits polissons du quartier dénichaient des nids dans les arbres, tu t’efforçais de leur tirer des mains les oisillons pour les rendre à leur mère, et bien souvent tu n’y renonçais que foulé aux pieds et cruellement battu. À l’âge de sept ans, au lieu de te quereller avec de mauvais sujets, tu allais tranquillement dans la rue en récitant ton catéchisme ; et tous les pauvres que tu rencontrais, tu les amenais à la maison pour les secourir, tant que je fus obligée de te fouetter pour t’ôter cette habitude. Tu ne pouvais voir un être souffrir sans verser des larmes. Quand tu eus achevé ta croissance, tu devins très beau. À ma grande surprise, tu ne semblais pas le savoir, très différent en cela de la plupart des jolis garçons, qui sont coquets et vains de leur figure.

La vieille mère disait vrai. Évariste avait eu à vingt ans un visage grave et charmant, une beauté à la fois austère et féminine, les traits d’une Minerve. Maintenant ses yeux sombres et ses joues pâles exprimaient une âme triste et violente. Mais son regard, lorsqu’il le tourna sur sa mère, reprit pour un moment la douceur de la première jeunesse.

Elle poursuivit :

— Tu aurais pu profiter de tes avantages pour courir les filles, mais tu te plaisais à rester près de moi, à la boutique, et il m’arrivait parfois de te dire de te retirer de mes jupes et d’aller un peu te dégourdir avec tes camarades. Jusque sur mon lit de mort je te rendrai ce témoignage, Évariste, que tu es un bon fils. Après le décès de ton père, tu m’as prise courageusement à ta charge ; bien que ton état ne te rapporte guère, tu ne m’as jamais laissée manquer de rien, et, si nous sommes aujourd’hui tous deux dépourvus et misérables, je ne puis te le reprocher : la faute en est à la Révolution.

Il fit un geste de reproche ; mais elle haussa les épaules et poursuivit.

— Je ne suis pas une aristocrate. J’ai connu les grands dans toute leur puissance et je puis dire qu’ils abusaient de leurs privilèges. J’ai vu ton père bâtonné par les laquais du duc de Canaleilles parce qu’il ne se rangeait pas assez vite sur le passage de leur maître. Je n’aimais point l’Autrichienne : elle était trop fière et faisait trop de dépenses. Quant au roi, je l’ai cru bon, et il a fallu son procès et sa condamnation pour me faire changer d’idée. Enfin je ne regrette pas l’ancien régime, bien que j’y aie passé quelques moments agréables. Mais ne me dis pas que la Révolution établira l’égalité, parce que les hommes ne seront jamais égaux ; ce n’est pas possible, et l’on a beau mettre le pays sens dessus dessous : il y aura toujours des grands et des petits, des gras et des maigres.

Et, tout en parlant, elle rangeait la vaisselle. Le peintre ne l’écoutait plus. Il cherchait la silhouette d’un sans-culotte, en bonnet rouge et en carmagnole, qui devait, dans son jeu de cartes, remplacer le valet de pique condamné.

On gratta à la porte et une fille, une campagnarde, parut, plus large que haute, rousse, bancale, une loupe lui cachant l’œil gauche, l’œil droit d’un bleu si pâle qu’il en paraissait blanc, les lèvres énormes et les dents débordant les lèvres.

Elle demanda à Gamelin si c’était lui le peintre et s’il pouvait lui faire un portrait de son fiancé, Ferrand (Jules), volontaire à l’armée des Ardennes.

Gamelin répondit qu’il ferait volontiers ce portrait au retour du brave guerrier.

La fille demanda avec une douceur pressante que ce fût tout de suite.

Le peintre, souriant malgré lui, objecta qu’il ne pouvait rien faire sans le modèle.

La pauvre créature ne répondit rien : elle n’avait pas prévu cette difficulté. La tête inclinée sur l’épaule gauche, les mains jointes sur le ventre, elle demeurait inerte et muette et semblait accablée de chagrin. Touché et amusé de tant de simplicité, le peintre, pour distraire la malheureuse amante, lui mit dans la main un des volontaires qu’il avait peints à l’aquarelle et lui demanda s’il était fait ainsi, son fiancé des Ardennes.

Elle appliqua sur le papier le regard de son œil morne, qui lentement s’anima, puis brilla, et resplendit ; sa large face s’épanouit en un radieux sourire.

— C’est sa vraie ressemblance, dit-elle enfin ; c’est Ferrand (Jules) au naturel, c’est Ferrand (Jules) tout craché.

Avant que le peintre eût songé à lui tirer la feuille des mains, elle la plia soigneusement de ses gros doigts rouges et en fit un tout petit carré qu’elle coula sur son cœur, entre le busc et la chemise, remit à l’artiste un assignat de cinq livres, souhaita le bonsoir à la compagnie et sortit clochante et légère.