Les dieux ont soif/Chapitre III

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Calmann-Lévy (p. 28-49).

III

Dans l’après-midi du même jour, Évariste se rendit chez le citoyen Jean Blaise, marchand d’estampes, qui vendait aussi des boîtes, des cartonnages et toutes sortes de jeux, rue Honoré, vis-à-vis de l’Oratoire, proche les Messageries, à l’Amour peintre. Le magasin s’ouvrait au rez-de-chaussée d’une maison vieille de soixante ans, par une baie dont la voûte portait à sa clef un mascaron cornu. Le cintre de cette baie était rempli par une peinture à l’huile représentant « le Sicilien ou l’Amour peintre », d’après une composition de Boucher, que le père de Jean Blaise avait fait poser en 1770 et qu’effaçaient depuis lors le soleil et la pluie. De chaque côté de la porte, une baie semblable, avec une tête de nymphe en clef de voûte, garnie de vitres aussi grandes qu’il s’en était pu trouver, offrait aux regards les estampes à la mode et les dernières nouveautés de la gravure en couleurs. On y voyait, ce jour-là, des scènes galantes traitées avec une grâce un peu sèche par Boilly, Leçons d’amour conjugal et Douces résistances, dont se scandalisaient les Jacobins et que les purs dénonçaient à la Société des arts ; la Promenade publique de Debucourt, avec un petit-maître en culotte serin, étalé sur trois chaises, des chevaux du jeune Carle Vernet, des aérostats, le Bain de Virginie et des figures d’après l’antique.

Parmi les citoyens dont le flot coulait devant le magasin, c’étaient les plus déguenillés qui s’arrêtaient le plus longtemps devant les deux belles vitrines, prompts à se distraire, avides d’images et jaloux de prendre, du moins par les yeux, leur part des biens de ce monde ; ils admiraient bouche béante, tandis que les aristocrates donnaient un coup d’œil, fronçaient le sourcil et passaient.

Du plus loin qu’il put l’apercevoir, Évariste leva ses regards vers une des fenêtres qui s’ouvraient au-dessus du magasin, celle de gauche, où il y avait un pot d’œillets rouges derrière le balcon de fer à coquille. Cette fenêtre éclairait la chambre d’Élodie, fille de Jean Blaise. Le marchand d’estampes habitait avec son unique enfant le premier étage de la maison.

Évariste, s’étant arrêté un moment, comme pour prendre haleine devant l’Amour peintre, tourna le bec-de-cane. Il trouva la citoyenne Élodie qui, ayant vendu des gravures, deux compositions de Fragonard fils et de Naigeon, soigneusement choisies entre beaucoup d’autres, avant d’enfermer dans la caisse les assignats qu’elle venait de recevoir, les passait l’un après l’autre entre ses beaux yeux et le jour, pour en examiner les pontuseaux, les vergeures et le filigrane, inquiète, car il circulait autant de faux papier que de vrai, ce qui nuisait beaucoup au commerce. Comme autrefois ceux qui imitaient la signature du roi, les contrefacteurs de la monnaie nationale étaient punis de mort ; cependant on trouvait des planches à assignats dans toutes les caves ; les Suisses introduisaient de faux assignats par millions ; on les jetait par paquets dans les auberges ; les Anglais en débarquaient tous les jours des ballots sur nos côtes pour discréditer la République et réduire les patriotes à la misère, Élodie craignait de recevoir du mauvais papier et craignait plus encore d’en passer et d’être traitée comme complice de Pitt, s’en fiant toutefois à sa chance et sûre de se tirer d’affaire en toute rencontre.

Évariste la regarda de cet air sombre qui mieux que tous les sourires exprime l’amour. Elle le regarda avec une moue un peu moqueuse qui retroussait ses yeux noirs, et cette expression lui venait de ce qu’elle se savait aimée et qu’elle n’était pas fâchée de l’être et de ce que cette figure-là irrite un amoureux, l’excite à se plaindre, l’induit à se déclarer s’il ne l’a pas encore fait, ce qui était le cas d’Évariste.

Ayant mis les assignats dans la caisse, elle tira de sa corbeille à ouvrage une écharpe blanche, qu’elle avait commencé de broder, et se mit à travailler. Elle était laborieuse et coquette, et comme, d’instinct, elle maniait l’aiguille pour plaire en même temps que pour se faire une parure, elle brodait de façons différentes selon ceux qui la regardaient : elle brodait nonchalamment pour ceux à qui elle voulait communiquer une douce langueur ; elle brodait capricieusement pour ceux qu’elle s’amusait à désespérer un peu. Elle se mit à broder avec soin pour Évariste, en qui elle désirait entretenir un sentiment sérieux.

Élodie n’était ni très jeune ni très jolie. On pouvait la trouver laide au premier abord. Brune, le teint olivâtre, sous le grand mouchoir blanc noué négligemment autour de sa tête et d’où s’échappaient les boucles azurées de sa chevelure, ses yeux de feu charbonnaient leurs orbites. En son visage rond, aux pommettes saillantes, riant, un peu camus, agreste et voluptueux, le peintre retrouvait la tête du faune Borghèse, dont il admirait, sur un moulage, la divine espièglerie. De petites moustaches donnaient de l’accent à ses lèvres ardentes. Un sein qui semblait gonflé de tendresse soulevait le fichu croisé à la mode de l’année. Sa taille souple, ses jambes agiles, tout son corps robuste se mouvaient avec des grâces sauvages et délicieuses. Son regard, son souffle, les frissons de sa chair, tout en elle demandait le cœur et promettait l’amour. Derrière le comptoir de marchande, elle donnait l’idée d’une nymphe de la danse, d’une bacchante d’Opéra, dépouillée de sa peau de lynx, de son thyrse et de ses guirlandes de lierre, contenue, dissimulée par enchantement dans l’enveloppe modeste d’une ménagère de Chardin.

— Mon père n’est pas à la maison, dit-elle au peintre ; attendez-le un moment : il ne tardera pas à rentrer.

Les petites mains brunes faisaient courir l’aiguille à travers le linon.

— Trouvez-vous ce dessin à votre goût, Monsieur Gamelin ?

Gamelin était incapable de feindre. Et l’amour, en enflammant son courage, exaltait sa franchise.

— Vous brodez avec habileté, citoyenne, mais, si vous voulez que je vous le dise, le dessin qui vous a été tracé n’est pas assez simple, assez nu, et se ressent du goût affecté qui régna trop longtemps en France dans l’art de décorer les étoffes, les meubles, les lambris ; ces nœuds, ces guirlandes rappellent le style petit et mesquin qui fut en faveur sous le tyran. Le goût renaît. Hélas ! nous revenons de loin. Du temps de l’infâme Louis XV, la décoration avait quelque chose de chinois. On faisait des commodes à gros ventre, à poignées contournées d’un aspect ridicule, qui ne sont bonnes qu’à être mises au feu pour chauffer les patriotes ; la simplicité seule est belle. Il faut revenir à l’antique. David dessine des lits et des fauteuils d’après les vases étrusques et les peintures d’Herculanum.

— J’ai vu de ces lits et de ces fauteuils, dit Élodie, c’est beau ! Bientôt on n’en voudra pas d’autres. Comme vous, j’adore l’antique.

— Eh bien ! citoyenne, reprit Évariste, si vous aviez orné cette écharpe d’une grecque, de feuilles de lierre, de serpents ou de flèches entrecroisées, elle eût été digne d’une Spartiate… et de vous. Vous pouvez cependant garder ce modèle en le simplifiant, en le ramenant à la ligne droite.

Elle lui demanda ce qu’il fallait ôter.

Il se pencha sur l’écharpe : ses joues effleurèrent les boucles d’Élodie. Leurs mains se rencontraient sur le linon, leurs souffles se mêlaient. Évariste goûtait en ce moment une joie infinie ; mais, sentant près de ses lèvres les lèvres d’Élodie, il craignait d’avoir offensé la jeune fille et se retira brusquement.

La citoyenne Blaise aimait Évariste Gamelin. Elle le trouvait superbe avec ses grands yeux ardents, son beau visage ovale, sa pâleur, ses abondants cheveux noirs, partagés sur le front et tombant à flots sur ses épaules, son maintien grave, son air froid, son abord sévère, sa parole ferme, qui ne flattait point. Et, comme elle l’aimait, elle lui prêtait un fier génie d’artiste qui éclaterait un jour en chefs-d’œuvre et rendrait son nom célèbre, et elle l’en aimait davantage. La citoyenne Blaise n’avait pas un culte pour la pudeur virile, sa morale n’était pas offensée de ce qu’un homme cédât à ses passions, à ses goûts, à ses désirs ; elle aimait Évariste, qui était chaste ; elle ne l’aimait pas parce qu’il était chaste ; mais elle trouvait à ce qu’il le fût l’avantage de ne concevoir ni jalousie ni soupçons et de ne point craindre de rivales.

Toutefois, en cet instant, elle le jugea un peu trop réservé. Si l’Aricie de Racine, qui aimait Hippolyte, admirait la vertu farouche du jeune héros, c’était avec l’espoir d’en triompher et elle eût bientôt gémi d’une sévérité de mœurs qu’il n’eût point adoucie pour elle. Et, dès qu’elle en trouva l’occasion, elle se déclara plus qu’à demi, pour le contraindre à se déclarer lui-même. À l’exemple de cette tendre Aricie, la citoyenne Blaise n’était pas très éloignée de croire qu’en amour la femme est tenue à faire des avances. « Les plus aimants, se disait-elle, sont les plus timides ; ils ont besoin d’aide et d’encouragement. Telle est, au reste, leur candeur, qu’une femme peut faire la moitié du chemin et même davantage sans qu’ils s’en aperçoivent, en leur ménageant les apparences d’une attaque audacieuse et la gloire de la conquête. » Ce qui la tranquillisait sur l’issue de l’affaire, c’est qu’elle savait avec certitude (et aussi n’y avait-il pas de doute à ce sujet) qu’Évariste, avant que la Révolution l’eût héroïsé, avait aimé très humainement une femme, une humble créature, la concierge de l’académie.

Élodie, qui n’était point une ingénue, concevait différentes sortes d’amour. Le sentiment que lui inspirait Évariste était assez profond pour qu’elle pensât lui engager sa vie. Elle était toute disposée à l’épouser, mais s’attendait à ce que son père n’approuvât pas l’union de sa fille unique avec un artiste obscur et pauvre. Gamelin n’avait rien ; le marchand d’estampes remuait de grosses sommes d’argent. L’Amour peintre lui rapportait beaucoup, l’agio plus encore, et il s’était associé à un fournisseur qui livrait à la cavalerie de la République des bottes de jonc et de l’avoine mouillée. Enfin, le fils du coutelier de la rue Saint-Dominique était un mince personnage auprès de l’éditeur d’estampes connu dans toute l’Europe, apparenté aux Blaizot, aux Basan, aux Didot, et qui fréquentait chez les citoyens Saint-Pierre et Florian. Ce n’est pas qu’en fille obéissante elle tînt le consentement de son père pour nécessaire à son établissement. Le père, veuf de bonne heure, d’humeur avide et légère, grand coureur de filles, grand brasseur d’affaires, ne s’était jamais occupé d’elle, l’avait laissé grandir libre, sans conseils, sans amitié, soucieux non de surveiller, mais d’ignorer la conduite de cette fille, dont il appréciait en connaisseur le tempérament fougueux et les moyens de séduction bien autrement puissants qu’un joli visage. Trop généreuse pour se garder, trop intelligente pour se perdre, sage dans ses folies, le goût d’aimer ne lui avait jamais fait oublier les convenances sociales. Son père lui savait un gré infini de cette prudence ; et, comme elle tenait de lui le sens du commerce et le goût des entreprises, il ne s’inquiétait pas des raisons mystérieuses qui détournaient du mariage une fille si nubile et la retenaient à la maison, où elle valait une gouvernante et quatre commis. À vingt-sept ans, elle se sentait d’âge et d’expérience à faire sa vie elle-même et n’éprouvait nul besoin de demander les conseils ou de suivre la volonté d’un père jeune, facile et distrait. Mais pour qu’elle épousât Gamelin, il aurait fallu que M. Blaise fît un sort à ce gendre pauvre, l’intéressât à la maison, lui assurât des travaux comme il en assurait à plusieurs artistes, enfin, d’une manière ou d’une autre, lui créât des ressources ; et cela, elle jugeait impossible que l’un offrît, que l’autre acceptât, tant il y avait peu de sympathie entre ces deux hommes.

Cette difficulté embarrassait la tendre et sage Élodie. Elle envisageait sans terreur l’idée de s’unir à son ami par des liens secrets et de prendre l’auteur de la nature pour seul témoin de leur foi mutuelle. Sa philosophie ne trouvait pas condamnable une telle union que l’indépendance où elle vivait rendait possible et à laquelle le caractère honnête et vertueux d’Évariste donnerait une force rassurante ; mais Gamelin avait grand’peine à subsister et à soutenir la vie de sa vieille mère : il ne semblait pas qu’il y eût dans une existence si étroite place pour un amour même réduit à la simplicité de la nature. D’ailleurs Évariste n’avait pas encore déclaré ses sentiments ni fait part de ses intentions. La citoyenne Blaise espérait bien l’y obliger avant peu.

Elle arrêta du même coup ses méditations et son aiguille :

— Citoyen Évariste, dit-elle, cette écharpe ne me plaira qu’autant qu’elle vous plaira à vous-même. Dessinez-moi un modèle, je vous prie. En l’attendant, je déferai comme Pénélope ce qui a été fait en votre absence.

Il répondit avec un sombre enthousiasme :

— Je m’y engage, citoyenne. Je vous dessinerai le glaive d’Harmodius : une épée dans une guirlande.

Et, tirant son crayon, il esquissa des épées et des fleurs dans ce style sobre et nu, qu’il aimait. Et, en même temps, il exposait ses doctrines.

— Les Français régénérés, disait-il, doivent répudier tous les legs de la servitude : le mauvais goût, la mauvaise forme, le mauvais dessin. Watteau, Boucher, Fragonard travaillaient pour des tyrans et pour des esclaves. Dans leurs ouvrages, nul sentiment du bon style ni de la ligne pure ; nulle part la nature ni la vérité. Des masques, des poupées, des chiffons, des singeries. La postérité méprisera leurs frivoles ouvrages. Dans cent ans, tous les tableaux de Watteau auront péri méprisés dans les greniers ; en 1893, les étudiants en peinture recouvriront de leurs ébauches les toiles de Boucher. David a ouvert la voie : il se rapproche de l’antique ; mais il n’est pas encore assez simple, assez grand, assez nu. Nos artistes ont encore bien des secrets à apprendre des frises d’Herculanum, des bas-reliefs romains, des vases étrusques.

Il parla longtemps de la beauté antique, puis revint à Fragonard, qu’il poursuivait d’une haine inextinguible :

— Le connaissez-vous, citoyenne ?

Élodie fit signe qu’oui.

— Vous connaissez aussi le bonhomme Greuze, qui certes est suffisamment ridicule avec son habit écarlate et son épée. Mais il a l’air d’un sage de la Grèce auprès de Fragonard. Je l’ai rencontré, il y a quelque temps, ce misérable vieillard, trottinant sous les arcades du Palais-Égalité, poudré, galant, frétillant, égrillard, hideux. À cette vue, je souhaitai qu’à défaut d’Apollon quelque vigoureux ami des arts le pendît à un arbre et l’écorchât comme Marsyas, en exemple éternel aux mauvais peintres.

Élodie fixa sur lui le regard de ses yeux gais et voluptueux :

— Vous savez haïr, Monsieur Gamelin : faut-il croire que vous savez aussi ai…

— C’est vous, Gamelin ? fit une voix de ténor, la voix du citoyen Blaise qui rentrait dans son magasin, bottes craquantes, breloques sonnantes, basques envolées, et coiffé d’un énorme chapeau noir dont les cornes lui descendaient sur les épaules.

Élodie, emportant sa corbeille, monta dans sa chambre.

— Eh bien, Gamelin ! demanda le citoyen Blaise, m’apportez-vous quelque chose de neuf ?

— Peut-être, dit le peintre.

Et il exposa son idée :

— Nos cartes à jouer offrent un contraste choquant avec l’état des mœurs. Les noms de valet et de roi offensent les oreilles d’un patriote. J’ai conçu et exécuté le nouveau jeu de cartes révolutionnaire dans lequel aux rois, aux dames, aux valets sont substituées les Libertés, des Égalités, les Fraternités ; les as, entourés de faisceaux, s’appellent les Lois… Vous annoncez Liberté de trèfle, Égalité de pique, Fraternité de carreau, Loi de cœur… Je crois ces cartes assez fièrement dessinées ; j’ai l’intention de les faire graver en taille douce par Desmahis, et de prendre un brevet.

Et, tirant de son carton quelques figures terminées à l’aquarelle, l’artiste les tendit au marchand d’estampes.

Le citoyen Blaise refusa de les prendre et détourna la tête.

— Mon petit, portez cela à la Convention, qui vous accordera les honneurs de la séance. Mais n’espérez pas tirer un sol de votre nouvelle invention, qui n’est pas nouvelle. Vous vous êtes levé trop tard. Votre jeu de cartes révolutionnaire est le troisième qu’on m’apporte. Votre camarade Dugourc m’a offert, la semaine dernière, un jeu de piquet avec quatre Génies, quatre Libertés, quatre Égalités. On m’a proposé un autre jeu où il y avait des sages, des braves, Caton, Rousseau, Annibal, qui sais-je encore !… Et ces cartes avaient sur les vôtres, mon ami, l’avantage d’être grossièrement dessinées et gravées sur bois au canif. Que vous connaissez peu les hommes pour croire que les joueurs se serviront de cartes dessinées dans le goût de David et gravées dans la manière de Bartolozzi ! Et c’est encore une étrange illusion de croire qu’il faille faire tant de façons pour conformer les vieux jeux de cartes aux idées actuelles. D’eux-mêmes, les bons sans-culottes en corrigent l’incivisme en annonçant : « Le tyran ! » ou simplement : « Le gros cochon ! » Ils se servent de leurs cartes crasseuses et n’en achètent jamais d’autres. La grande consommation de jeux se fait dans les tripots du Palais-Égalité : je vous conseille d’y aller et d’offrir aux croupiers et aux pontes vos Libertés, vos Égalités, vos…, comment dites-vous ?… vos Lois de cœur… et vous reviendrez me dire comment ils vous ont reçu !

Le citoyen Blaise s’assit sur le comptoir, donna des pichenettes sur sa culotte nankin pour en ôter les grains de tabac, et, regardant Gamelin avec une douce pitié :

— Permettez-moi de vous donner un conseil, citoyen peintre : si vous voulez gagner votre vie, laissez là vos cartes patriotiques, laissez là vos symboles révolutionnaires, vos Hercules, vos hydres, vos Furies poursuivant le crime, vos génies de la Liberté, et peignez-moi de jolies filles. L’ardeur des citoyens à se régénérer tiédit avec le temps et les hommes aimeront toujours les femmes. Faites-moi des femmes toutes roses, avec de petits pieds et de petites mains. Et mettez-vous dans la tête que personne ne s’intéresse plus à la Révolution et qu’on ne veut plus en entendre parler.

Du coup, Évariste Gamelin se cabra :

— Quoi ! ne plus entendre parler de la Révolution !… Mais l’établissement de la liberté, les victoires de nos armées, le châtiment des tyrans sont des événements qui étonneront la postérité la plus reculée ? Comment n’en pourrions-nous pas être frappés ?… Quoi ! la secte du sans-culotte Jésus a duré près de dix-huit siècles, et le culte de la Liberté serait aboli après quatre ans à peine d’existence !

Mais Jean Blaise, d’un air de supériorité :

— Vous êtes dans le rêve ; moi, je suis dans la vie. Croyez-moi, mon ami, la Révolution ennuie : elle dure trop. Cinq ans d’enthousiasme, cinq ans d’embrassades, de massacres, de discours, de Marseillaise, de tocsins, d’aristocrates à la lanterne, de têtes portées sur des piques, de femmes à cheval sur des canons, d’arbres de la Liberté coiffés du bonnet rouge, de jeunes filles et de vieillards traînés en robes blanches dans des chars de fleurs ; d’emprisonnements, de guillotine, de rationnements, d’affiches, de cocardes, de panaches, de sabres, de carmagnoles, c’est long ! Et puis l’on commence à n’y plus rien comprendre. Nous en avons trop vu, de ces grands citoyens que vous n’avez conduits au Capitole que pour les précipiter ensuite de la roche Tarpéienne, Necker, Mirabeau, La Fayette, Bailly, Pétion, Manuel, et tant d’autres. Qui nous dit que vous ne préparez pas le même sort à vos nouveaux héros ?… On ne sait plus.

— Nommez-les, citoyen Blaise, nommez-les, ces héros que nous nous préparons à sacrifier ! dit Gamelin, d’un ton qui rappela le marchand d’estampes à la prudence.

— Je suis républicain et patriote, répliqua-t-il, la main sur son cœur. Je suis aussi républicain que vous, je suis aussi patriote que vous, citoyen Évariste Gamelin. Je ne soupçonne pas votre civisme et ne vous accuse nullement de versatilité. Mais sachez que mon civisme et mon dévouement à la chose publique sont attestés par des actes nombreux. Mes principes, les voici : Je donne ma confiance à tout individu capable de servir la nation. Devant les hommes que la voix publique désigne au périlleux honneur du pouvoir législatif, comme Marat, comme Robespierre, je m’incline ; je suis prêt à les aider dans la mesure de mes faibles moyens et à leur apporter l’humble concours d’un bon citoyen. Les comités peuvent témoigner de mon zèle et de mon dévouement. En société avec de vrais patriotes, j’ai fourni de l’avoine et du fourrage à notre brave cavalerie, des souliers à nos soldats. Aujourd’hui même, je fais envoyer de Vernon soixante bœufs à l’armée du Midi, à travers un pays infesté de brigands et battu par les émissaires de Pitt et de Condé. Je ne parle pas ; j’agis.

Gamelin remit tranquillement ses aquarelles dans son carton, dont il noua les cordons et qu’il passa sous son bras.

— C’est une étrange contradiction, dit-il, les dents serrées, que d’aider nos soldats à porter à travers le monde cette liberté qu’on trahit dans ses foyers en semant le trouble et l’inquiétude dans l’âme de ses défenseurs… Salut, citoyen Blaise.

Avant de s’engager dans la ruelle qui longe l’Oratoire, Gamelin, le cœur gros d’amour et de colère, se retourna pour donner un regard aux œillets rouges fleuris sur le rebord d’une fenêtre.

Il ne désespérait point du salut de la patrie. Aux propos inciviques de Jean Blaise il opposait sa foi révolutionnaire. Encore lui fallait-il reconnaître que ce marchand ne prétendait pas sans quelque apparence de raison que désormais le peuple de Paris se désintéressait des événements. Hélas ! il n’était que trop certain qu’à l’enthousiasme de la première heure succédait l’indifférence générale, et qu’on ne reverrait plus les grandes foules unanimes de Quatre-vingt-neuf, qu’on ne reverrait plus les millions d’âmes harmonieuses qui se pressaient en Quatre-vingt-dix autour de l’autel des fédérés. Eh bien ! les bons citoyens redoubleraient de zèle et d’audace, réveilleraient le peuple assoupi, en lui donnant le choix de la liberté ou de la mort.

Ainsi songeait Gamelin, et la pensée d’Élodie soutenait son courage.

Arrivé aux quais, il vit le soleil descendre à l’horizon sous des nuées pesantes, semblables à des montagnes de lave incandescente ; les toits de la ville baignaient dans une lumière d’or ; les vitres des fenêtres jetaient des éclairs. Et Gamelin imaginait des Titans forgeant, avec les débris ardents des vieux mondes, Dicé, la cité d’airain.

N’ayant pas un morceau de pain pour sa mère ni pour lui, il rêvait de s’asseoir à la table sans bouts qui convierait l’univers et où prendrait place l’humanité régénérée. En attendant, il se persuadait que la patrie, en bonne mère, nourrirait son enfant fidèle. Se roidissant contre les dédains du marchand d’estampes, il s’excitait à croire que son idée d’un jeu de cartes révolutionnaire était nouvelle et bonne et qu’avec ses aquarelles bien réussies il tenait une fortune sous son bras. « Desmahis les gravera, pensait-il. Nous éditerons nous-mêmes le nouveau jeu patriotique et nous sommes sûrs d’en vendre dix mille, à vingt sols chaque, en un mois. »

Et, dans son impatience de réaliser ce projet, il se dirigea à grands pas sur le quai de la Ferraille, où logeait Desmahis, au-dessus du vitrier.

On entrait par la boutique. La vitrière avertit Gamelin que le citoyen Desmahis n’était pas chez lui, ce qui ne pouvait beaucoup surprendre le peintre, qui savait que son ami était d’humeur vagabonde et dissipée, et qui s’étonnait qu’on pût graver autant et si bien qu’il le faisait avec aussi peu d’assiduité. Gamelin résolut de l’attendre, un moment. La femme du vitrier lui offrit un siège. Elle était morose et se plaignait des affaires qui allaient mal, quoiqu’on eût dit que la Révolution, en cassant les carreaux, enrichissait les vitriers.

La nuit tombait : renonçant à attendre son camarade, Gamelin prit congé de la vitrière. Comme il passait sur le Pont-Neuf, il vit déboucher du quai des Morfondus des gardes nationaux à cheval qui refoulaient les passants, portaient des torches et, avec un grand cliquetis de sabres, escortaient une charrette qui traînait lentement à la guillotine un homme dont personne ne savait le nom, un ci-devant, le premier condamné du nouveau tribunal révolutionnaire. On l’apercevait confusément entre les chapeaux des gardes, assis, les mains liées sur le dos, la tête nue et ballante, tournée vers le cul de la charrette. Le bourreau se tenait debout près de lui, appuyé à la ridelle. Les passants, arrêtés, disaient entre eux que c’était probablement quelque affameur du peuple et regardaient avec indifférence. Gamelin, s’étant approché, reconnut parmi les spectateurs Desmahis, qui s’efforçait de fendre la foule et de couper le cortège. Il l’appela et lui mit la main sur l’épaule ; Desmahis tourna la tête. C’était un jeune homme beau et vigoureux. On disait naguère, à l’académie, qu’il portait la tête de Bacchus sur le corps d’Hercule. Ses amis l’appelaient « Barbaroux », à cause de sa ressemblance avec ce représentant du peuple.

— Viens, lui dit Gamelin, j’ai à te parler d’une affaire importante.

— Laisse-moi ! répondit vivement Desmahis.

Et il jeta quelques mots indistincts, en guettant le moment de s’élancer :

— Je suivais une femme divine, en chapeau de paille, une ouvrière de modes, ses cheveux blonds sur le dos : cette maudite charrette m’en a séparé… Elle a passé devant, elle est déjà au bout du pont !

Gamelin tenta de le retenir par son habit, jurant que la chose était d’importance.

Mais Desmahis s’était déjà coulé à travers chevaux, gardes, sabres et torches et poursuivait la demoiselle de modes.