Les trois Pucelles de Bruxelles (Verhaeren)

La bibliothèque libre.
Poèmes légendaires de Flandre et de BrabantSociété littéraire de France (p. 205-209).
◄  Le Vent

LES TROIS PUCELLES DE BRUXELLES


Légende de la bonne humeur
brabançonne.            

 

À bourdons lents, à bourdons lourds,

Démenez-vous, clochers et tours ;
Semez vos âmes dans l’espace ;
Chantez — et vous, les nuages d’orfroi
Faites comme un volant pavois

Aux pucelles qui passent.


Elles portent des noms de fleurs et de joyaux.

Les arcs-en-ciel sont les bandeaux

Dont se ceignent leurs gloires.


Elles s’illuminent dans la mémoire :

Leur corps est droit comme un palais
De piliers d’or, de marbres frais
Et de claires fontaines.
Ceux qui veulent boire et manger
Pourront gaiement se partager

Leur chair bonne, comme une aubaine.


C’est pour la joie et le bonheur

Qu’elles quittent les champs en fleur
Et qu’elles sont triomphales et belles
Les Trois Pucelles.
La trépidante ardeur s’allume à leur clarté ;
Et c’est Juillet et c’est l’été ;
Les façades de haut en bas sont blanches

Et tous les jours sont des Dimanches.


Hampes debout, drapeaux flottants,

Bruxelles en liesse et en folie attend ;
Et ses rumeurs d’heure en heure plus drues
Bondent les cours, gonflent les rues
Quand tout à coup, près du beffroi,

Les Trois Pucelles,
En robes d’or et de dentelles,
D’un bond joyeux, quittent leurs palefrois.


Déjà la foule est sur les toits,

Montée ;
Des millions de mains sont agitées ;
Au bord de leur balcon d’airain
Applaudissent les échevins ;
Les carillons renouent les mailles
Musicales de leurs sonnailles ;
On étale l’or et le brocart ;
Parmi les plis houleux des étendards
Les lions bougent ;
Et le soleil du bon espoir
Dans ce fourmillement profond et noir,

De proche en proche, allume un toquet rouge.


Les Pucelles sourient et se complaisent

À se sentir si largement à l’aise
Parmi ce peuple ardent, gaillard et prompt.
Elles n’ont peur de ses bourrades
Et leur pas ferme et bien d’aplomb

Sans hésiter, gagne l’estrade
Où leur bonté veut s’exalter.


D’un geste fier sont écartés

Robes, jupons, chemise,
Et l’impudeur se solennise ;
Les cloches tintent aux églises ;
La foule luit de tous ses yeux ;
Les trois pucelles rivalisent
De belle humeur et de santé.
Et c’est un cri, mais fol, immense,
Comme un jet d’or et de clarté,

Quand la fête de boire et de manger commence.


Sous un dais clair comme l’été,

Les pucelles droites et nues
Illuminent et déchaînent l’entrain ;
Leur col, leurs épaules, leurs reins
Ne craignent pas les mains charnues.
Elles sont flamandes et le font voir ;
Leur torse est lourd comme un dressoir ;
Leur chair de baisers fous se ravitaille ;
Bâfrer et s’accoler ? — c’est la bonne bataille.

« Aimez-vous donc, les gas et les femelles,
Et pillez-vous les chairs

Pour célébrer les trois pucelles
Qui de leur ventre et de leurs seins
Sur la Grand’Place de Bruxelles

Pendant trois jours, nous verseront le vin. »


Et chaque année, après s’être refait,

— À la source de quelle forêt ? —
Une virginité nouvelle,
S’en reviendront comme aujourd’hui,
Sur leurs chevaux d’or et de bruit,
Les Trois Pucelles,
Pour présider, belles et lentes,

Aux grands repas suivis d’étreintes violentes.