Les Étoiles doubles

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LES ÉTOILES DOUBLES

L’un des plus grandioses spectacles de l’astronomie sidérale nous est offert par les systèmes d’étoiles doubles, soleils jumeaux reliés l’un à l’autre par les liens de la gravitation universelle. Parmi ces étoiles simples scintillantes, que nous admirons à l’œil nu dans les nuits constellées, un grand nombre deviennent doubles lorsqu’on les observe dans une lunette. On distingue alors deux étoiles au lieu d’une seule. Si la lunette n’a qu’un faible grossissement,

Étoiles multiples colorées.
15 Quintuple de la Girafe.1ζ d’Hercule. 15 Quintuple de la Girafe.562e Éridan. 15 Quintuple de la Girafe.19β Scorpion. 15 Quintuple de la Girafe.13γ d’Andromède (triple).
15 Quintuple de la Girafe.2ξ Grande Ourse. 15 Quintuple de la Girafe.6ε Pégase. 15 Quintuple de la Girafe.1070 Ophiucus. 15 Quintuple de la Girafe.14ε Lyre (quadruple).
15 Quintuple de la Girafe.3α Poissons. 15 Quintuple de la Girafe.749 Hévélius 15 Quintuple de la Girafe.11η Persée. 15 Quintuple de la Girafe.15Quintuple de la Girafe.
15 Quintuple de la Girafe.461e Cygne. 15 Quintuple de la Girafe.8γ Lion 15 Quintuple de la Girafe.12α Gémeaux (triple).15 Quintuple de la Girafe. 
les deux étoiles paraissent se toucher ; mais elles s’écartent l’une de l’autre à mesure que le grossissement devient plus fort.

Ces étoiles doubles sont en nombre considérable, et l’on en connaît déjà maintenant plus de sept mille. Il y en a de toutes les grandeurs, et de tous les écartements. Tandis que plusieurs, comme ω du Lion ne peuvent être dédoublées que par les plus puissants télescopes, il en est d’autres, au contraire, comme Castor, qui se révèlent dans le champ de la plus petite lunette astronomique.

Lorsqu’on dirige un instrument vers une étoile, et qu’au lieu de cette seule étoile on en distingue une autre tout près d’elle, il n’est pas toujours certain que ce soit là véritablement une étoile double. En effet, l’espace infini est peuplé d’astres sans nombre, disséminés à toutes les profondeurs de l’immensité. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’en dirigeant une lunette vers une étoile quelconque, on en découvre une ou plusieurs autres plus petites, situées derrière elle, plus loin, et à une distance aussi grande et plus grande même au delà d’elle, que la distance qui la sépare de nous. De même que, dans une vaste plaine, deux arbres peuvent nous paraître se toucher, parce qu’ils se trouvent l’un devant l’autre dans notre perspective, quoiqu’ils soient en réalité extraordinairement éloignés ; de même dans l’espace céleste, deux étoiles peuvent se trouver sur le même rayon visuel et paraître se toucher, quoiqu’elles soient séparées l’une de l’autre par des abîmes. Ce sont là des couples d’étoiles qui sont purement optiques, et dus à la position de deux astres sur le même rayon visuel. Pour reconnaître si cette réunion n’est pas seulement apparente, mais réelle, il faut l’étudier avec attention.

La probabilité que le couple d’étoiles ainsi réunies sera réel, est d’autant plus grande, qu’elles seront plus rapprochées. Mais ce ne serait pas encore là une raison suffisante pour admettre la réalité du fait. Il faut l’observer attentivement, et pendant plusieurs années ; si les deux étoiles sont véritablement associées, si elles forment un système, on reconnaît que la plus petite tourne autour de la plus grande, ou bien qu’elles tournent toutes les deux, si elles sont égales, autour d’un point mathématique central placé entre elles deux. Elles sont étroitement unies par l’attraction universelle. Elles ont la même destinée. Si la réunion n’était qu’apparente, on reconnaît avec le temps que les deux astres ainsi fortuitement réunis par la perspective n’ont rien de commun l’un avec l’autre, et leurs mouvements propres, étant différents, finiraient avec les siècles par les séparer tout à fais.

Nos lecteurs savent que toute étoile est un soleil, brillant de sa propre lumière. Plusieurs sont plus volumineuses et plus éclatantes que notre propre soleil, quoiqu’il soit lui-même 1 300 000 fois plus gros que la terre. Ainsi, la lumière intrinsèque de l’étoile Alpha du Centaure est trois fois plus intense que celle de notre propre soleil ; autrement dit, si notre soleil était transporté à la distance qui nous sépare de cette étoile, il paraîtrait trois fois moins brillant qu’elle. Sirius est un soleil 192 fois plus lumineux que le nôtre, et 2 688 fois plus gros. Il y a des étoiles dont le volume ne dépasse pas celui de notre soleil. Il en est d’autres qui sont plus petites que lui. Ainsi l’immensité est peuplée de soleils de dimensions et d’éclats variés, disséminés dans toutes les provinces de la création.

Les étoiles doubles sont donc en réalité des groupes de deux soleils. Ces soleils gravitent l’un autour de l’autre, et il est bien probable, pour ne pas dire certain, qu’autour de chacun de ces foyers une famille de planètes est suspendue, comme la terre et ses sœurs du système solaire sont suspendues sur le réseau de l’attraction, de la lumière et de la chaleur de notre astre central, de notre père céleste. Les êtres inconnus qui habitent ces mondes lointains sont donc éclairés et chauffés par deux soleils au lieu d’un. Quelle imagination serait assez féconde pour deviner l’étonnante variété de phénomènes qui doit être produite dans les saisons, les jours et les nuits, par un pareil système de deux soleils alternatifs ?

Les étoiles doubles, ou plus généralement encore les étoiles multiples sont des systèmes composés d’un très-petit nombre d’astres lumineux par eux-mêmes, véritables soleils que réunit le lieu d’une gravitation réciproque, et qui exécutent leurs mouvements dans des courbes fermées. Avant que l’observation n’eût révélé leur existence, on ne connaissait de pareils mouvements que dans notre système solaire, où les planètes accomplissent aussi leurs révolutions dans des trajectoires limitées. On sut alors que la force d’attraction qui gouverne notre système, qui s’étend du Soleil à Neptune et même 28 fois plus loin, puisque l’attraction solaire agit encore, à 131 000 millions de kilomètres, sur la grande comète de 1680, la retient dans son orbite et la force à revenir ; on apprit, dis-je, que cette force règne aussi dans les autres mondes et gouverne les systèmes stellaires les plus éloignés.

Si, dans un couple stellaire, on considère l’une des deux étoiles, la plus brillante par exemple, comme étant en repos, et qu’on la prenne pour centre du mouvement de la seconde étoile, on peut conclure des observations et des calculs actuels que la courbe décrite par le compagnon autour de l’étoile centrale est une ellipse, dans laquelle le rayon vecteur décrit des aires égales en temps égaux. C’est ainsi, qu’en multipliant les mesures d’angles de position et de distance, on a pu s’assurer que les soleils de ces divers systèmes obéissent aux mêmes lois de gravitation que les planètes de notre propre monde. Il a fallu un demi-siècle d’efforts pour asseoir enfin ce grand résultat sur des bases solides ; mais aussi ce demi-siècle comptera comme une grande époque dans l’histoire des sciences qui s’élèvent jusqu’au point de vue cosmique. Des astres auxquels une vieille habitude a conservé le nom de fixes, quoiqu’ils ne soient ni fixés, ni même immobiles sur la voûte céleste, se sont mutuellement occultés sous nos yeux. La connaissance de ces systèmes partiels, où des mouvements s’accomplissent ainsi en dehors de toute influence extérieure, ouvre à la pensée un champ d’autant plus large, que déjà ces systèmes apparaissent à leur tour, comme de simples détails, dans le vaste ensemble des mouvements qui animent les espaces célestes.

Pour mesurer le mouvement du système d’une étoile double, on observe, avec la plus grande précision possible, la variation de la position d’une étoile par rapport à l’autre. Quand les deux étoiles diffèrent d’éclat (ce qui est le cas général) l’observation n’est pas très-difficile ; on rapporte la situation de la plus petite à celle de la plus grande, comme si celle-ci restait immobile. Supposons, par exemple, qu’en une certaine année, on ait remarqué que la petite étoile était juste verticalement au-dessus de la grande. Quelques années plus tard, on constate qu’elle a changé de place, et se trouve un peu sur la droite. Plus tard encore, on remarque un déplacement considérable. Il arrive une époque où elle se trouve juste horizontalement à la droite de l’étoile principale. Puis, continuant de tourner dans le même sens, elle descend, et, marchant vers la gauche, arrive à se placer au-dessous. Après avoir accompli sa courbe inférieure, elle remonte, passe à gauche de sa brillante voisine et peu à peu revient vers sa place où nous l’avons signalée en commençant.

Lorsqu’on a pu suivre ainsi la marche de l’étoile secondaire autour de l’étoile primaire, ou au moins une partie notable de cette marche, on connaît l’orbite apparente qu’elle décrit autour de ce foyer. L’observation est plus difficile si les deux composantes sont du même éclat, parce qu’on peut prendre l’une pour l’autre ; l’appréciation est plus lente et plus délicate. Sur le nombre immense d’étoiles doubles, il n’y en a encore que quinze qui aient fourni des mesures suffisantes pour permettre de déterminer l’ellipse parcourue et la période de révolution.

Pour nous rendre compte de la nature de ces systèmes d’étoiles doubles, et apprécier comme elle le mérite cette branche de l’astronomie sidérale, il est nécessaire de prendre un exemple et de construire nous-mêmes l’une de ces orbites.

L’une des étoiles doubles qui se trouvent dans des circonstances favorables pour être exactement et définitivement déterminées, est l’étoile ζ (zêta) de la constellation d’Hercule. C’est une étoile de 3e grandeur, visible à l’œil nu. Au télescope, elle est double, formée d’une étoile jaunâtre de 3e grandeur et d’une étoile rouge de 6e.

Les observations de cette étoile double sont nombreuses, et on en a qui datent du siècle dernier. En les réunissant, les discutant et les comparant avec la position actuelle de ce couple dans le champ du télescope, je suis arrivé à pouvoir construire l’orbite apparente décrite par la seconde étoile autour de la première et déterminer avec exactitude le temps qu’elle emploie à faire sa révolution.

La position de l’étoile secondaire se détermine par l’angle qu’elle fait avec une ligne arbitraire prise comme origine pour compter. Ainsi supposons qu’on fasse traverser l’étoile principale par une ligne verticale et par une ligne horizontale. Supposons, d’autre part, que l’étoile soit au méridien et que la ligne verticale soit dirigée du nord au sud et la ligne horizontale de l’est à l’ouest, c’est par la position de l’étoile secondaire à gauche ou à droite de la ligne verticale, et au-dessus ou au-dessous de la ligne horizontale que l’on constate sa situation relativement à l’étoile principale.

La ligne menée de l’étoile principale vers le nord marque l’origine, c’est-à-dire 0 degré. Par conséquent, la ligne perpendiculaire menée à droite vers l’est marque le premier angle droit, ou 90 degrés ; la ligne menée au sud, et qui n’est que le prolongement de la première, marque le 2e angle droit ou 180 degrés ; enfin la ligne menée à l’ouest, et qui est le prolongement de la seconde, marque le 3e angle droit ou 270 degrés. On voit que si l’étoile secondaire est juste au nord de la principale, sa position est de 0 degré. Si elle est juste à l’est, sa position est 90 degrés. Si elle est entre ces deux directions, sa position est de 45 degrés, etc.

Un appareil spécial, auquel on a donné le nom de micromètre, sert à prendre cet angle de position ainsi que la distance qui sépare les deux étoiles l’une de l’autre.

Appliquons cette méthode de mesure à l’étoile double que nous avons choisie pour exemple.

Dirigeons la lunette sur elle, et mesurons l’angle de position et la distance des deux étoiles. Nous trouvons que l’étoile secondaire est actuellement, en 1874, au sud de l’étoile principale et à droite de la ligne nord-sud ou 0°-180° (voy. la figure en plaçant verticalement cette ligne 0°-180° et le zéro en bas). L’étoile secondaire est en haut pendant ces années-ci, parcourant les positions où elle se trouvait déjà vers 1840. Comme nous comptons les angles en allant vers la droite et en faisant le tour, en passant par 90, 180 et 270, nous voyons que l’angle de position cherché est actuellement, en 1874, égal à 160 degrés environ.

Pour connaître le mouvement de cette étoile, cherchons quelle place on a constatée il y a dix ans, vingt ans et davantage, nous trouvons que :

En 1868, l’angle était de  220 degrés ;
en 1862, 0
en 1857, 60
en 1852, 84
en 1847, 111
en 1842, 145
en 1837, 175
en 1832, 220
en 1826, 23

Nous avons par là une première idée de sa révolution, puisque nous voyons que de 1832 à 1868 elle était revenue à peu près au même point. Pour déterminer aussi rigoureusement que possible la durée de cette révolution et la forme de son mouvement, il faut continuer ces recherches sans s’arrêter à ce petit nombre, relever toutes les mesures de positions et de distances qui ont été faites par les astronomes des différents pays, les discuter, afin de sentir quelles sont les plus sûres et les plus exactes, choisir de préférence celles qui représentent les moyennes d’un plus grand nombre d’observations, et lorsqu’on possède un ensemble d’observations suffisant pour construire l’orbite, essayer celle qui répond le mieux à cet ensemble.

L’étoile double ζ d’Hercule offre les meilleurs conditions pour la solution du problème. En relevant toutes les observations et en plaçant l’étoile secondaire aux positions constatées, on ne tarde pas à reconnaître qu’elle se meut le long d’une ellipse. La figure qui se rapproche le plus de la réalité est naturellement celle qui passe par le plus grand nombre possible de positions observées. C’est celle que j’ai construite et que je reproduis ici.

Elle est tracée à l’échelle de 30 millimètres pour une seconde d’arc, proportion exagérée afin d’assurer l’exactitude de la figure. En raison des erreurs inévitables d’observations, quoique celles-ci soient dues aux astronomes les plus habiles, les positions observées ne se rangent pas exactement le long de la courbe, mais oscillent de part et d’autre. La conformation des yeux, l’appréciation personnelle de chaque observateur, la construction des instruments apportent autant de causes d’erreur dans les mesures des différents astronomes, surtout quand ces mesures sont aussi délicates que celles-ci, car en réalité la distance entre les deux étoiles est comparable à l’épaisseur d’un cheveu, et il nous a fallu grossir cet intervalle comme par un microscope, ce qui exagère les erreurs d’observation.

Il résulte de cette étude que l’étoile secondaire tourne autour de l’étoile principale suivant une ellipse, qu’elle emploie 34 ans et 7 mois à parcourir.

J’ai fait les mêmes calculs pour d’autres étoiles doubles, et voici les périodes de révolutions conclues. Parmi les milliers d’étoiles doubles découvertes, il n’y en a qu’un petit nombre qui aient fourni les éléments suffisants pour être définitivement et exactement déterminées. Les voici, dans l’ordre progressif de la durée des révolutions.

PÉRIODE DE RÉVOLUTION
42e de la chevelure de Bérénice
25 ans 6 mois. 
ζ (zéta) d’Hercule
34 ans 7 mois.
η (êta) de la couronne
41 ans 5 mois.
ζ (zéta) de l’Écrevisse
58 ans 1 mois.
ξ (xi) de la Grande Ourse
60 ans 7 mois.
α (alpha) du Centaure
77 ans 11 mois.
ω (ôméga) du Lion
82 ans 6 mois.
70 Ophiuchus
88 ans
ξ (xi) du Bouvier
117 ans
γ (gamma) de la Vierge
182 ans
Castor
252 ans
σ (sigma) de la Couronne
287 ans
61e du Cygne
457 ans
μ (mu) du Bouvier
650 ans
γ (gamma) du Lion
1200 ans

On voit qu’il y a une grande variété dans les orbites de ces lointains systèmes, la plus courte des périodes déterminées étant de 25 ans et demie, et la plus longue atteignant 1 200 ans. Il y en a certainement de plus considérables encore. Mais ce n’est pas tant la variété de ces durées, que celle de l’aspect de ces lointains soleils qui doit vous frapper. Ils sont ordinairement, nous l’avons dit, colorés de différentes nuances : quelle étrange singularité ne doivent-ils pas apporter dans l’illumination des mondes habités qui gravitent autour d’eux ! Pour nous former une idée du bizarre système d’illumination de ces univers lointains, supposons un instant, par exemple, qu’au lieu de la blanche source de lumière qui nous inonde, nous ayons un soleil bleu foncé : quel changement à vue aussitôt s’opère dans la nature ! Les nuages perdent leur blancheur argentée et l’or de leurs flocons, pour étendre sous le ciel une voûte plus sombre ; la nature entière se couvre d’une pénombre colorée ; les plus belles étoiles restent dans le ciel du jour ; les fleurs assombrissent l’éclat de leur brillante parure ; les campagnes se succèdent dans la brume jusqu’à l’horizon invisible ; un jour nouveau luit sous les cieux ; l’incarnat des joues fraîches efface son duvet naissant, les visages semblent vieillir, et l’humanité se demande, étonnée, l’explication d’une transformation si étrange. Nous connaissons si peu le fond des choses, nous tenons tant aux apparences, que l’Univers entier nous semble renouvelé par cette légère modification de la lumière solaire.

Que serait-ce si, au lieu d’un seul soleil indigo, suivant avec régularité son cours apparent, s’assurant les années et les jours par son unique domination, un second soleil venait soudain s’unir à lui, un soleil d’un rouge écarlate disputant sans cesse à son partenaire l’empire du monde des couleurs ? Imaginez-vous qu’à midi, au moment où notre soleil bleu étend sur la nature cette lumière pénombrale que nous venons de décrire, l’incendie d’un foyer resplendissant allume à l’orient ses flammes. Des silhouettes verdâtres se dressent soudain à travers la lumière diffuse ; et à l’opposite de chaque objet une traînée sombre vient couper la clarté bleue étendue sur le monde. Plus tard le soleil rouge monte, tandis que l’autre descend, et les objets sont colorés, à l’orient des rayons du rouge, à l’occident des rayons du bleu. Plus tard encore, un nouveau midi luit sur la terre, tandis qu’au couchant s’évanouit le premier soleil, et dès lors la nature s’embrase d’un feu rouge écarlate. Si nous passons à la nuit, à peine l’occident voit-il pâlir, comme de lointains feux de Bengale les derniers rayonnements de la pourpre solaire, qu’une aurore nouvelle fait apparaître à l’opposite les lueurs azurées du cyclope à l’œil bleu. L’imagination des poètes, le caprice des peintres, créeront-ils sur la palette de la fantaisie un monde de lumière plus hardi que celui-ci ? La main folle de la chimère, jetant sur sa toile docile les éclats bizarres de sa volonté, édifiera-t-elle au hasard un édifice plus étonnant ? — Hegel a dit que « tout ce qui est réel est rationnel ; » et que « tout ce qui est rationnel est réel. » Cette pensée hardie n’exprime pas encore toute la vérité. Il y a bien des choses qui ne nous paraissent point rationnelles, et qui néanmoins existent en réalité dans l’une des créations sans nombre de l’infini qui nous entoure.

Ce que nous venons de dire à propos d’une terre éclairée par deux soleils de diverses couleurs, dont l’un serait bleu foncé et l’autre rouge écarlate, n’a rien d’imaginaire. Par une belle nuit calme et pure, prenez votre lunette et regardez dans Persée, ce héros sensible marchant en pleine voie lactée et tenant en main la tête de Méduse ; regardez, dis-je, l’étoile η : voilà notre monde de tout à l’heure. La grande étoile est d’un beau rouge, l’autre est d’un bleu sombre. À quelle distance ce monde étrange est-il situé ? C’est ce que nul ne peut dire. On peut seulement affirmer qu’à raison de 77 000 lieues par seconde, la lumière met plus de cent ans à nous venir de là.



Positions observées et orbite apparente de l’étoile double zéta d’Hercule

Mais ce monde n’est pas le seul de son genre. Celui de ν d’Ophiuchus lui ressemble à un tel point, qu’on pourrait facilement s’y tromper et les prendre l’un pour l’autre (à cette distance-là, ce serait, il est vrai, pardonnable). Seulement, dans le système d’Ophiuchus, le soleil bleu n’est pas aussi foncé que dans l’autre. Une étoile du Dragon ressemble beaucoup aux précédentes ; mais chez elle le grand soleil est d’un rouge plus foncé ; une autre du Taureau a son grand soleil rouge, son petit bleuâtre ; une autre encore, η d’Argo, a son grand soleil bleu et son petit rouge sombre.

Ainsi, voilà notre monde imaginaire réalisé en plusieurs endroits de l’espace. Et il y a, à n’en pas douter, des yeux humains qui là-bas contemplent chaque jour ces merveilles. Qui sait ? et la chose est très‑probable, ils n’y font peut-être guère attention, et dès leur berceau habitués comme nous à la même vue, ils n’apprécient pas la valeur pittoresque de leur séjour. Ainsi sont faits les hommes : le nouveau, l’inattendu seul les touche ; quant au naturel, il semble que se soit là un état éternel, nécessaire, fortuit, de l’aveugle nature, qui ne mérite pas la peine d’être observé. Si les humains de là-bas venaient chez nous, tout en reconnaissant la simplicité de notre petit univers, ils ne manqueraient pas de l’observer avec surprise, et de s’étonner de notre indifférence.

Les systèmes binaires colorés ne se composent pas unanimement des soleils rouges et bleus que nous venons de dépeindre ; les moyens ne leur font pas défaut ; il en est ici comme dans l’universalité des productions de la nature : c’est à une source intarissable qu’elle a puisé pour la richesse et le luxe dont elle a décoré ses œuvres.

Voici par exemple le beau système de γ d’Andromède. Le grand soleil central est orangé, le petit qui gravite alentour est vert émeraude, et de plus il est double lui-même. Que résulte-t-il du mariage de ces deux couleurs, l’orange et l’émeraude ? N’est-ce pas là un assortiment plein de jeunesse — si cette métaphore est permise, — un grand et magnifique soleil orange au milieu du ciel ; puis deux émeraudes brillantes qui gracieusement viennent marier à l’or leurs reflets verts ?

Voici encore dans Hercule deux soleils rouge et vert ; dans la chevelure de Bérénice, l’un pâle, l’autre d’un vert limpide ; dans Cassiopée, le soleil rouge et le soleil vert : nouvelle série de nuances tendres et ravissantes.

Déjà nous avons décrit cet étonnant kaléidoscope dans nos Merveilles célestes. Pour changer la vue, il suffit de diriger notre lunette vers d’autres points du ciel, et nous y trouverons plus de variétés que dans tous les changements à vue que l’opticien peut produire sur l’écran d’une lanterne magique. Tels univers planétaires éclairés par deux soleils ont toute la série des couleurs renfermées au-dessous du bleu et ne connaissent point les nuances éclatantes de l’or et de la pourpre qui jettent tant de vivacité sur le monde. C’est dans cette catégorie que se trouvent placés certains systèmes situés dans les constellations d’Andromède, du Serpent, d’Ophiuchus, de la Chevelure de Bérénice, etc. Tels ne connaissent que des soleils rouges, comme une étoile double du Lion, par exemple. Tels autres systèmes sont voués au bleu et au jaune ou du moins sont éclairés par un soleil bleu et un soleil jaune qui ne leur donne qu’une série limitée de nuances comprises dans les combinaisons de ces couleurs primitives ; comme une étoile double de l’Éridan, dont l’une est couleur de paille et l’autre bleue ; une du Bouvier, où la grande est jaune et la petite est d’un bleu verdâtre ; une du Cygne, dont la petite est d’un bleu intense. Nous avons, d’un autre côté, les assortiments du rouge et du vert, comme on en voit dans Cassiopée, la Chevelure et Hercule.

Quelle variété de clarté deux soleils, l’un rouge et l’autre vert, l’un jaune et l’autre bleu, doivent répandre sur une planète qui circule autour de l’un ou de l’autre ! à quels charmants contrastes, à quelles magnifiques alternatives doivent donner lieu un jour rouge et un jour vert, succédant tout à tour à un jour blanc et aux ténèbres ! Quelle nature est-ce là ! Quelle inimaginable beauté revêt d’une splendeur inconnue ces terres lointaines disséminées au fond des espaces sans fin ?

Si comme notre lune, qui gravite autour du globe, comme celles de Jupiter, de Saturne, qui réunissent leurs miroirs sur l’hémisphère obscur de ces mondes, les planètes invisibles qui se balancent là-bas sont entourées de satellites qui sans cesse les accompagnent, quel doit être l’aspect de ces lunes éclairées par plusieurs soleils ? Cette lune qui se lève des montagnes lointaines est divisées en quartiers diversement colorés, l’un rouge, l’autre bleu ; — cette autre n’offre qu’un croissant jaune ; celle-là est dans son plein ; elle est verte et paraît suspendue dans les cieux comme un immense fruit. Lune rubis, lune émeraude, lune opale ; quels singuliers lustres ! Ô nuits de la terre, qu’argente modestement notre lune solitaire, vous êtes bien belles, quand l’esprit calme et pensif vous contemple ! mais qu’êtes vous à côté des nuits illuminées par ces lunes merveilleuses ?

Et que sont les éclipses de soleil sur ces mondes ? Soleils multiples, lunes multiples, à quels jeux infinis vos lumières mutuellement éclipsées ne doivent‑elles pas donner naissance ! Le soleil bleu et le soleil jaune se rapprochent ; leur clarté combinée produit le vert sur les surfaces éclairées par tous deux, le jaune ou le bleu sur celles qui ne reçoivent qu’une lumière. Bientôt le jaune s’approche sous le bleu ; déjà il entame son disque et le vert répandu sur le monde pâlit, pâlit, jusqu’au moment où il meurt, fondu dans l’or qui verse dans l’espace ses rayonnements cristallins. Une éclipse totale colore le monde en jaune ! Une éclipse annulaire montre une bague bleue autour d’une pièce d’or ; Peu à peu, insensiblement le vert renaît et reprend son empire…

Ajoutons à ce phénomène celui qui se produirait si quelque lune venait au beau milieu de cette éclipse dorée couvrir le soleil jaune lui-même et plonger le monde dans l’obscurité, puis suivant la relation existant entre son mouvement et celui du soleil, continuer de le cacher après sa sortie du disque bleu et laisser alors la nature retomber sous le rideau d’une nouvelle couche azurée ! Ajoutons encore… mais non, c’est le trésor inépuisable de la nature ; y plonger à pleines mains, c’est n’y rien prendre[1].

Tels sont ces lointains systèmes solaires, ces univers mystérieux, que l’œil perçant du télescope commence à saisir, et que le calcul astronomique commence à analyser.

Camille Flammarion.
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  1. Pour donner à nos lecteur une idée des colorations singulières et variées de ces lointains soleils, nous avons reproduit sur la planche ci-dessus un choix des principaux systèmes, d’après nos propres observations et celles de notre ami H. Barnout, astronome amateur, qui s’est adonné l’année dernière à la révision complète du catalogue de Struve résumé par Dien. L’échelle adoptée pour les distances des étoiles représentées sur cette planche est de 0m,010 pour 1 seconde. Nous avons dû cependant raccourcir cette échelle pour quelques groupes, dont les composantes sont très-écartées ainsi, les nos 5, 10, 12, et 13 sont représentés à une échelle deux fois plus petite, c’est-à-dire de 0m,010 pour 2 secondes ; le no 6 à raison de 0m,010 pour 3 secondes ; le no 14 à raison de 0m,010 pour 4 secondes, et le no 11 à raison de 0m,001 pour 1 seconde ; autrement ces groupes seraient sortis de notre cadre. Les grandeurs des étoiles ont été représentées pas des disques proportionnels.