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Les Rayons de l’aube/Chapitre 2

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Sur la non résistance au mal par la violence
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Les Rayons de l’aube
Dernières études philosophiques
Stock (p. 35-65).
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II

SUR LA NON RÉSISTANCE AU MAL
PAR LA VIOLENCE




I


Votre lettre m’a fait plaisir. Votre opinion sur la non résistance au mal est tout à fait juste. Il est parfois triste de penser que notre société se trouve en de si profondes ténèbres, et qu’il faut de grands efforts — ceux mêmes que vous avez employés, et que peu sont capables de faire — pour se débarrasser d’un côté des pièges du christianisme formel et mensonger, de l’autre du libéralisme révolutionnaire qui possède la presse, et pour comprendre les vérités les plus simples comme deux et deux font quatre, dans le domaine moral, c’est-à-dire pour comprendre qu’il ne faut pas soi-même faire le mal contre lequel on lutte.

Toutes ces explications sur la non résistance au mal qui semble si compliquée, et les arguments qu’on lui oppose viennent de ce qu’au lieu de comprendre qu’il est dit : « ne t’oppose pas au mal ou à la violence par le mal ou la violence, » on comprend : « ne t’oppose pas au mal » c’est-à-dire : sois indifférent au mal, alors que lutter contre le mal est le seul but extérieur du christianisme, et que le commandement sur la non résistance au mal est donné comme le moyen le plus efficace de lutter avec succès contre lui. Il est dit : Vous êtes habitués à lutter contre le mal par la violence et par la vengeance, c’est un mauvais moyen ; le meilleur moyen n’est pas la vengeance, mais la bonté. C’est comme si quelqu’un essayait d’ouvrir vers l’extérieur une porte qui s’ouvre à l’intérieur, et qu’une personne voyant cela lui disait : ne poussez pas, mais tirez vers vous. Mais cela n’arrive que dans notre société cultivée qui est très en retard. En Amérique, par exemple, cette question a été discutée de tous côtés il y a cinquante ans et maintenant il n’y a plus rien à dire sur ce sujet ; c’est, par exemple, comme si l’on voulait discuter maintenant le système de Copernic, ou celui de Galilée.

Ainsi, d’un côté, il est parfois très triste de voir notre ignorance, et d’autre part elle n’est pas sans utilité. Celui qui, comme vous, comprendra de lui-même ce mensonge et cette ignorance, a tous les gages d’un entendement plus tort que celui pour qui on a mâché tout cela pour le lui mettre dans la bouche. En une seule chose vous n’avez pas raison, c’est d’être timide ; acceptez la discussion sur les « enragés. » Dans l’idée on ne peut admettre le moindre compromis, le compromis existera sûrement en pratique (comme vous le dites avec raison) c’est pourquoi on peut d’autant moins l’admettre en théorie. Si je veux faire une ligne droite, qui soit le plus près possible de la droite géométrique, je ne peux pas admettre, pour une seconde, que la ligne droite n’est pas la plus courte distance d’un point à un autre. Si j’admettais qu’on peut enfermer un homme enragé, je devrais admettre aussi qu’il faut le tuer ; autrement pourquoi souffrira-t-il ? Prenez même un chien enragé, on ne peut aussi ni l’enfermer ni le tuer.

Si j’admets qu’on peut enfermer un homme très enragé, alors on peut et quelqu’un trouvera utile d’enfermer vous et moi. Et n’ayez pas la peur que vous avez de discuter dans ce sens. Si l’on peut enfermer, alors existera la violence dont souffre actuellement le monde. En Russie il y a 100,000 personnes enfermées, si on les laisse libres, qu’y aura-t-il de si terrible ? L’enragé tuera, moi, vous, ma fille, votre mère. Mais qu’y a-t-il de si horrible à cela ? nous tous pouvons et devons mourir, mais nous ne devons pas faire le mal. Et d’abord, les enragés tuent rarement, alors la personne qu’il faut plaindre, secourir n’est pas moi, mais lui ; c’est à lui qu’il faut venir en aide, à lui qu’il faut penser.

Si pour leur sécurité, les hommes n’enfermaient pas et ne tuaient pas ces enragés — ces criminels — alors ils prendraient toutes les précautions pour qu’il n’y en ait pas d’autres. J’ai connu un homme tout à fait sauvage, un vagabond de 45 ans, il errait avec sa fille qu’il violait, et dormait l’hiver en plein champ ; je sais qu’un garçon de 17 ans a tué sa sœur âgée de 5 ans et a fait de sa graisse des chandelles pour que toutes les serrures s’ouvrent quand il volera ; je sais qu’un élève de mon école après avoir été mis en apprentissage est devenu alcoolique, ce qui lui a occasionné une maladie du cerveau, et pour la tranquillité de sa famille et de son entourage, il a été enfermé dans une maison d’aliénés où il est mort ; nous avons tous entendu parler de Skoublinskaia. Et voilà, on les jugera tous, puis on les enfermera pour qu’ils ne nous empêchent pas de préparer d’autres êtres comme eux, et nous dirons que ce serait horrible de les laisser en liberté. Non ; s’ils étaient en liberté il n’y aurait pas parmi nous d’hommes sauvages, pas d’enfants qui font des bougies de la graisse de leurs sœurs, il n’y aurait pas d’hommes buvant jusqu’à la folie, il n’y aurait pas de Skoublinskaia…

Que Dieu vous aide à suivre le chemin dans lequel vous marchez. C’est le seul.




II

LETTRE À L’AMÉRICAIN KROSBY


Cher Krosby,

J’ai été très heureux des nouvelles de votre activité et surtout de ce qu’elle commence à attirer l’attention. Cinquante ans auparavant, la déclaration de Harrison sur la non-résistance n’excita que du refroidissement envers lui et les travaux faits dans la même voie, par Balou pendant cinquante ans n’ont rencontré qu’un silence absolu. J’ai lu, avec grand plaisir, dans « The Voice » les bonnes pensées des écrivains américains sur la question de non-résistance, en exceptant l’opinion non fondée et calomniatrice de M. Remys qui croit que l’expulsion des animaux hors du temple, faite par le Christ, signifie qu’il s’est servi du bâton et qu’il a conseillé à ses disciples d’agir de même.

Les pensées exprimées par ces écrivains, surtout par messieurs H. Newton et G. Herron, sont excellentes, mais il est impossible de ne pas regretter qu’elles ne répondent pas à la question proposée aux hommes par Christ mais à celle qu’ont mise à sa place ceux qu’on nomme orthodoxes, maîtres des églises, et les principaux autant que les plus dangereux adversaires du christianisme.

M. Higdison dit que la loi de non-résistance n’est pas acceptable comme règle générale. (Non-resistance is not admissible as a general rule) M. Newton trouve que les résultats pratiques (practical results) de l’acceptation de la doctrine du Christ, dépendront du degré de foi qu’auront les hommes en cette doctrine. M. C. Martyn croit que la période dans laquelle nous sommes ne se prète pas encore à l’acceptation de la doctrine de non-résistance. G. Herron dit que pour satisfaire à la loi de non-résistance il faut apprendre à l’accommoder à la vie. C’est aussi l’opinion de madame Livermoor qui ne la croit pratiquement possible que dans l’avenir.

Toutes ces opinions ont trait à ce qui résulterait pour les hommes si tous étaient mis dans la nécessité de remplir la loi de non résistance.

Mais : 1° Il est absolument impossible de faire accepter cette loi par tous les hommes ; et 2° cette possibilité serait la négation la plus éclatante du principe même : faire que les hommes n’usent pas de violence les uns envers les autres. Mais qui donc les y obligera ? 3° et principalement, la question posée par Christ n’est pas du tout celle-ci : la non-résistance peut-elle être une loi générale pour l’humanité ? mais : que doit faire chaque homme particulier pour remplir sa destinée, pour sauver son âme ; ou ce qui est la même chose, pour accomplir les actes divins ?

La doctrine chrétienne ne prescrit aux hommes aucune loi ; elle ne leur dit pas : suivez tous, sous peine de punition, telle ou telle règle et vous serez heureux, mais elle explique à chaque homme particulier sa situation dans le monde et lui montre ce qui, inévitablement, résulte pour lui personnellement, de sa situation.

La doctrine chrétienne dit à chaque homme particulier que sa vie, s’il la reconnaît comme sienne et lui assigne pour but son bonheur personnel dans ce monde, ou celui des autres hommes, ne peut avoir aucun sens ; car le bonheur donné comme but de la vie ne peut jamais être atteint. En effet : 1° Tous les êtres aspirent au bonheur de la vie terrestre et ce bonheur pour les uns s’acquiert toujours au détriment de celui des autres ; si bien que chaque homme ne peut recevoir le bien désiré et, selon toute probabilité, il doit même éprouver dans cette lutte pour ces biens non obtenus beaucoup de souffrances inutiles. 2° Si l’homme acquiert le bonheur terrestre, plus il le possédera, moins il sera satisfait, et plus il désirera. 3° Principalement. Plus l’homme vit, plus il est atteint inévitablement par la vieillesse, les maladies et enfin la mort qui détruit la possibilité de n’importe quel bonheur terrestre.

Ainsi, pour l’homme qui croit sa vie sienne et son but le bonheur terrestre de lui ou des autres hommes, cette vie ne peut avoir aucun sens raisonnable. La vie ne reçoit un sens raisonnable que si l’homme comprend qu’il commet une erreur en reconnaissant sa vie sienne et son but le bonheur terrestre de sa personnalité ou de celle d’autrui ; s’il comprend que sa vie ne lui appartient pas ; qu’il l’a reçue de quelqu’un, mais qu’elle appartient à celui qui la lui a donnée, et que c’est pour cela que son but doit être non d’atteindre son bonheur ou celui des autres mais d’accomplir la volonté de celui qui l’a créé. Il n’y a que cette conception de la vie qui lui donne un sens raisonnable et fixe son but qui consiste à accomplir la volonté de Dieu. C’est la seule conception qui définisse clairement l’activité de l’homme et le mette à l’abri du désespoir et des souffrances.

Le monde et moi en lui — se dit un tel homme — n’existons que par la volonté de Dieu. Je ne puis connaître tout le monde et mes rapports vis-à-vis de lui, mais je puis savoir ce que veut de moi Dieu qui m’a envoyé dans cet infini dans le temps et dans l’espace, que pour cela je ne puis comprendre ; et je puis le savoir car la tradition — c’est-à-dire la résultante de l’esprit des meilleurs hommes qui ont vécu avant moi — me l’indique, ainsi que mon cœur et mon esprit, c’est-à-dire tout mon être.

Dans la tradition, résultante de la sagesse de tous les hommes qui ont vécu avant moi, il est dit que je dois agir envers les autres comme je voudrais qu’ils agissent envers moi. Mon esprit me dit que le plus grand bonheur des hommes n’est possible qu’autant que tous agiront ainsi. Mon cœur n’est satisfait et heureux que si je m’abandonne au sentiment d’amour qui me demande la même chose. Et non seulement alors je puis savoir ce qu’il me faut faire, mais je puis savoir et je sais ce à quoi mon activité est nécessaire. Je ne puis comprendre tous les desseins de Dieu, pourquoi existe et vit le monde, mais je puis comprendre les desseins de Dieu dans ce monde, ceux auxquels je participe par ma vie. Et ils consistent en la destruction du désaccord et de la lutte entre les hommes et les autres créatures et à l’établissement entre eux d’une grande union de concorde et d’amour ; en la réalisation de ce qu’ont promis les prophètes juifs lorsqu’ils ont dit : le temps viendra quand tous les hommes connaîtront la vérité, quand ils fondront leur piques pour des faux, leurs sabres pour des herses, et quand le lion s’étendra près de l’agneau.

Ainsi, un homme de conception chrétienne, non seulement sait comment il faut agir dans la vie, mais il sait ce qu’il doit faire. Il doit faire ce qui contribue à l’établissement du royaume de Dieu dans ce monde. Pour cela, l’homme doit obéir aux demandes spirituelles de la volonté de Dieu, c’est-à-dire agir envers les autres, comme il voudrait qu’ils agissent envers lui. Ainsi les demandes intérieures de l’âme humaine coïncident avec ce but extérieur de la vie qui est placé devant lui. Malgré une indication si claire et si indiscutable de ce en quoi consistent la raison et le but de la vie humaine et des moyens pour l’homme d’y satisfaire, viennent des hommes, qui se disent chrétiens et qui décident que dans tel ou tel cas, l’homme doit s’écarter de la loi que lui a donnée Dieu et du but de sa vie, et agir contrairement à cette loi, à ce but, parce que, selon leur conception, les suites des actes faits suivant la loi donnée par Dieu, peuvent être désavantageuses et incommodes pour les hommes.

L’homme, selon la doctrine chrétienne, est un ouvrier de Dieu. L’ouvrier ne connaît pas tous les desseins du maître, mais on lui a donné des indications précises sur ce qu’il doit faire pour ne pas compromettre l’œuvre pour laquelle il est envoyé au travail ; dans tout le reste, on lui laisse pleine liberté. De même, pour un homme qui accepte la conception chrétienne de la vie, le sens de sa vie est tout à fait clair et raisonnable, il ne peut avoir un moment d’hésitation sur la façon dont il doit agir, sur ce qu’il lui faut faire pour remplir sa destinée. Selon la loi donnée par la tradition, par l’esprit et par le cœur, l’homme doit toujours agir envers les autres comme il veut qu’on agisse envers lui ; il doit aider à faire régner entre tous les êtres l’amour et l’union. Mais, d’après ces hommes mondains et clairvoyants, comme l’accomplissement de la loi est encore prématuré, l’homme doit tuer les hommes et par cela, aider non à l’union et à l’amour, mais à l’animosité et au meurtre. C’est comme si un maçon, sachant qu’il participe avec les autres dans la construction d’une maison et ayant reçu du maître lui-même des indications claires et précises sur la façon dont il doit monter le mur, recevait d’un autre maçon comme lui, qui ne sait pas davantage le plan général de la construction et ce qui lui convient, l’ordre de cesser son travail et de se mettre à détruire celui des autres.

Étrange égarement ! Un être qui vit aujourd’hui et disparaîtra demain, à qui est donnée une loi définitive, indiscutable, lui indiquant comment il doit vivre durant sa courte vie, s’imagine savoir tout ce qui est utile et bon pour tous les hommes, pour ce monde qui se meut et se développe sans cesse. Et, au nom de cette utilité, imaginée selon sa fantaisie, il prescrit à lui et aux autres de s’écarter pour le moment de la loi indiscutable qui a été donnée à lui et à tous les hommes, et de ne pas agir envers tous comme il voudrait qu’on agît envers lui. Il prescrit de ne pas apporter l’amour dans le monde, mais d’user de violence, de priver de liberté, de décapiter, d’assassiner, d’allumer la haine dans le monde quand nous le trouverons nécessaire. Et il fait cela en sachant que les cruautés les plus terribles, les tortures, les meurtres des hommes par l’Inquisition, par les supplices terribles de chaque révolution, jusqu’aux crimes actuels des anarchistes, n’ont eu lieu et n’ont lieu que parce que les hommes croient savoir ce qu’il faut aux hommes et au monde ; en sachant qu’à chaque moment donné il y a toujours deux adversaires dont chacun affirme qu’il faut employer la violence contre l’autre : les gouvernements contre les anarchistes, les anarchistes contre les gouvernements ; les Anglais contre les Américains, les Américains contre les Anglais ; les Anglais contre les Allemands, etc., dans toutes les combinaisons possibles.

Mais c’est peu que l’homme, ayant acquis par la logique seule la conception chrétienne de la vie, voie clairement qu’il n’y a pour lui aucun motif de s’écarter de la loi de sa vie, indiquée clairement par Dieu, pour obéir aux demandes humaines occasionnelles, changeantes et souvent contradictoires. Si tel homme vit depuis quelque temps déjà de la vie chrétienne et a développé en soi le sentiment chrétien, non plus par la logique seule mais par le cœur, il lui est absolument impossible d’agir comme le lui demandent les hommes ; de même qu’il est impossible à beaucoup d’hommes de notre monde de faire souffrir, de tuer un enfant, bien que cette action puisse sauver des centaines d’autres hommes. Ainsi pour un homme qui a développé en soi et par son cœur, le sentiment chrétien, commence l’impossibilité d’une série d’actes : Le chrétien forcé par exemple de participer à ce tribunal qui peut condamner un homme à la peine de mort ; à l’extorsion des biens ; aux débats sur les déclarations, les préparatifs de guerre, sans parler déjà de la guerre elle-même, se trouve dans la situation d’un homme bon forcé de torturer ou d’assassiner un enfant. Il ne décide pas par le raisonnement s’il ne peut pas ou ne doit pas faire ce qu’on demande de lui, parce que pour un homme il y a impossibilité morale de certains actes, comme il y a impossibilité physique : de même qu’il est impossible à un homme de soulever une montagne, il est impossible à un homme bon de tuer un enfant et impossible à un homme qui vit chrétiennement de participer à la violence. Quel sens peuvent donc avoir pour un tel homme, les dissertations sur ce qu’il doit faire, et cela pour un bien imaginaire quelconque, s’il lui est déjà moralement impossible d’agir ainsi. Mais comment doit agir un homme quand il lui est évidemment désavantageux de suivre la loi d’amour et la loi de non-résistance qui en dérive ? Comment doit agir un homme — c’est l’exemple qu’on donne toujours — quand, sous ses yeux, un brigand tue ou violente un enfant, si l’on ne peut sauver cet enfant qu’en tuant le brigand ? On pense ordinairement qu’avec tel exemple, la réponse ne peut être que celle-ci : il faut tuer le brigand pour sauver l’enfant.

Mais on ne donne cette réponse si vite et si catégoriquement qu’à cause de l’habitude que nous avons d’agir ainsi en cas de défense d’un enfant. Mais nous sommes habitués d’agir ainsi en cas d’élargissement, aux dépens des nôtres des frontières de l’état voisin ; ou en cas de transport de dentelles en contrebande, ou pour défendre les fruits de notre jardin contre les passants.

On pense qu’il est nécessaire de tuer, d’assassiner pour sauver l’enfant, mais il suffit de songer à quels motifs obéit alors un homme, soit-il chrétien ou non, pour se convaincre que tel acte ne peut avoir aucune base raisonnable et qu’on le croit nécessaire seulement parce qu’il y a deux mille ans qu’une telle façon d’agir est considérée comme juste, et que les hommes ont été habitués ainsi.

Pourquoi un homme non chrétien, qui ne reconnait pas Dieu et le sens de la vie dans l’accomplissement de sa volonté, tuera-t-il l’assassin pour défendre l’enfant ? Sans parler qu’en tuant l’assassin il tue sûrement, tandis qu’il n’est pas sûr, jusqu’au dernier moment, que l’assassin tuera l’enfant ; sans parler de cette hypothèse qui a décidé que la vie de l’enfant est plus utile que celle du meurtrier ; si un homme n’est pas chrétien, et ne reconnaît ni Dieu ni le sens de la vie dans l’accomplissement de sa volonté, alors le calcul seul peut déterminer ses actes, c’est-à-dire la pensée de ce qui est le plus avantageux pour lui et pour les hommes. Est-ce la prolongation de la vie d’un brigand ou de celle d’un enfant ? Pour décider cette question, il doit savoir ce que sera, l’enfant qu’il sauvera, et ce que deviendrait l’assassin qu’il tue, s’il ne le tuait pas. Et il ne peut le savoir. C’est pourquoi, si l’homme n’est pas chrétien, il n’a aucun motif raisonnable pour tuer le brigand et sauver l’enfant.

Si un homme est chrétien et s’il reconnaît Dieu et le sens de la vie dans l’accomplissement de sa volonté, alors quelque horrible assassinat dont puisse être victime le plus innocent, le plus charmant des enfants, il a encore moins de motif pour faire au brigand, en s’écartant de la loi que lui a donnée Dieu, ce que le brigand veut faire à l’enfant. Il peut le supplier, il peut mettre son corps entre lui et l’enfant, mais il y a une chose qu’il ne peut pas faire : s’écarter volontairement de la loi que lui a donnée Dieu et dont l’accomplissement fait le sens de sa vie. Il est très possible que, par sa fausse éducation, par son animalité, l’homme païen ou chrétien tue l’assassin, non seulement pour la defense de l’enfant, mais pour la sienne propre ou même pour défendre sa bourse, mais cela ne signifie nullement que c’est bien et qu’il faut habituer soi et les autres à penser et à agir ainsi. Cela signifie seulement que malgré l’éducation intellectuelle et le christianisme, les habitudes de l’âge de pierre sont encore assez fortes chez l’homme pour qu’il puisse faire des actes réprouvés par sa conscience.

Un assassin tue un enfant sous mes yeux et je puis le sauver en tuant l’assassin ; alors dans certains cas il faut tuer, il faut résister au mal par la violence. Un homme se trouve en danger de mort et il ne peut se sauver que par mon mensonge, alors dans certains cas, il faut mentir. Un homme meurt de faim et je ne puis le sauver autrement qu’en volant, alors dans certains cas, il faut voler. Il n’y a pas longtemps, j’ai lu un récit de Coppée, dans lequel un ordonnance tue un officier qui était assuré sur la vie, et il sauve ainsi l’honneur de l’officier et la vie de sa famille ; alors, dans certains cas, il faut tuer.

Ces exemples inventés et les suites qui en découlent prouvent seulement qu’il y a des hommes qui savent que ce n’est pas bien de voler, de mentir, de tuer, mais qui ne veulent absolument pas cesser de faire cela et emploient toutes les forces de leur esprit à justifier ces actes. Il n’existe pas de règle morale à propos de laquelle on ne puisse imaginer une situation telle qu’il soit difficile de décider qu’est-ce qui est le plus moral : s’affranchir de la règle ou la remplir ?

C’est la même chose avec la question de non-résistance au mal par la violence. Les hommes savent que c’est mal, mais ils veulent tellement continuer à vivre par la violence, qu’ils emploient toutes les forces de leur esprit, non pour détruire tout le mal qui a été causé et que cause l’acceptation par l’homme du droit de violence sur les autres, mais pour défendre ce droit. Mais ces cas supposés, ne prouvent nullement que les défenses de mentir, de voler de tuer, soient injustes. Fais ce que dois, advienne que pourra ; c’est profondément sage. Chacun sait indiscutablement ce qu’il doit faire, mais qu’en adviendra-t-il, nul ne le sait et ne peut le savoir. Et c’est pourquoi nous sommes conduits à une même conclusion, non seulement parce que nous devons faire notre devoir, mais parce que nous savons ce qu’il faut faire, et que nous ne savons pas du tout ce qui’adviendra de nos actes.

La doctrine chrétienne c’est ce que doit faire un homme pour remplir la volonté de celui qui l’a envoyé dans ce monde. Les dissertations par lesquelles nous imaginons les suites de tels ou tels actes humains, non seulement n’ont rien de commun avec le christianisme, mais c’est cet égarement même qui a été détruit par le christianisme.

Personne n’a jamais vu l’assassin imaginaire et l’enfant imaginaire, mais toutes les horreurs qui remplissent l’histoire et l’actualité ont été faites et se font seulement parce que les hommes s’imaginent qu’ils peuvent connaître les suites des actes qu’ils accomplissent.

D’où vient cela ? Auparavant les hommes vivaient d’une vie animale ; ils violentaient, tuaient tous ceux qu’il leur était avantageux de violenter, et de tuer, même ils s’entre-dévoraient et croyaient que c’était bien. Puis est venu le temps, il y a déjà des milliers d’années, à l’époque de Moïse, quand est parue la conscience qu’il est mal de se violenter, de s’entre tuer. Mais il se trouva des hommes pour qui la violence était avantageuse, et ils n’ont pas admis cela, ils se sont convaincus eux-mêmes et ont convaincu les autres que tuer et assassiner des hommes n’est pas toujours mal, et qu’il y a des cas dans lesquels c’est nécessaire, utile et même bien, et les violences et les meurtres bien que moins fréquents continuaient à se produire, mais avec cette seule différence, que ceux qui les commettaient, les justifiaient par leur utilité pour les hommes.

C’est cette justification mensongère de la violence que Christ a dénoncée. Il a montré qu’il ne faut croire à aucune justification de la violence et ne l’employer sous aucun prétexte comme c’était autrefois reconnu par l’humanité, car chaque violence peut être justifiée, comme il arrive par exemple quand deux ennemis usent de violence l’un envers l’autre, tous deux la croyant légitime ; et, il n’y a aucun moyen de contrôler la vérité de l’une ou de l’autre justification.

Il semble que chaque homme qui professe le christianisme devrait dévoiler cette tromperie, car en cela consiste, l’une des principales manifestations du christianisme. Mais le contraire s’est produit. Les hommes pour qui cette violence était avantageuse et qui ne voulaient pas y renoncer ont accaparé la propagande exclusive du christianisme, et en l’enseignant, ont affirmé que dans certains cas, l’abstention de la violence étant plus nuisible que son emploi, (l’assassin imaginaire qui tue un enfant imaginaire) on pouvait alors ne pas suivre exactement la doctrine du Christ sur la non-résistance, et qu’il était permis de s’en écarter pour la défense de sa vie et de celle des autres hommes, pour la défense de la patrie, pour sauvegarder la société des fous et des malfaiteurs, et encore dans beaucoup d’autres cas. L’indication des cas dans lesquels on peut abdiquer la doctrine du Christ a été confiée à ces hommes qui employaient la violence. Ainsi la doctrine du Christ sur la non-résistance au mal par la violence était entièrement répudiée, et ce qui est pire, ceux-mêmes que Christ a dénoncés ont commencé à se donner pour les prophètes et les interprètes exclusifs de sa doctrine.

Mais la lumière luit dans les ténèbres et les faux prophètes du christianisme sont de nouveau accusés par sa doctrine.

Chacun peut, suivant son goût, penser à l’arrangement du monde, personne ne peut l’en empêcher. Chacun peut faire ce qui lui est avantageux et agréable et pour cela user de violence envers les hommes sous prétexte de leur bien. Mais on ne peut nullement affirmer qu’en agissant ainsi, on professe la doctrine du Christ parce que Christ lui-même a démasqué cette tromperie. Tôt ou tard la vérité se montrera et démasquera les trompeurs, comme il arrive maintenant. Que la question sur la vie humaine soit seulement posée sans ambiguïté, telle qu’elle a été posée par Christ, et non pas détournée comme elle l’est par les églises, et d’elles·mêmes tomberont toutes les tromperies faites par les églises sur la doctrine du Christ. La question n’est pas de savoir si pour la société humaine, les suites de la loi d’amour et de celle de non-résistance qui en découle, seront bien ou mal ; mais celle-ci : Veux-tu — créature qui vis aujourd’hui et demain ou à chaque moment peux mourir — faire immédiatement, tout de suite, la volonté de celui qui t’a envoyée, volonté exprimée si clairement dans la tradition, dans ton esprit et dans ton cœur, ou veux-tu agir contrairement à cette volonté ?

Dès que la question est ainsi posée, il ne peut y avoir qu’une seule réponse. Je veux tout de suite, immédiatement, de toutes mes forces, sans écouter personne et sans songer aux conséquences, faire ce qui m’est indiscutablement ordonné par celui qui m’a envoyé dans ce monde ; et dans aucun cas, sous aucune condition, je ne puis faire le contraire, parce qu’en cela est la seule possibilité de ma vie heureuse et raisonnable.

Léon Tolstoï.


III

EXTRAIT D’UNE LETTRE


La longue et pénible expérience m’a conduit à la conviction de l’inutilité de discuter avec les hommes qui ne voient pas ce qu’ils ne peuvent ne pas voir, parce qu’ils sont ancrés dans leurs opinions, non par souci de la vérité, mais pour ne point nuire à leur situation, à leur passé et à leur présent. Argumenter avec de tels hommes équivaut à vouloir convaincre un architecte qui a mis tout son orgueil, toute sa vie, dans la construction d’une maison et qui, s’apercevant que les angles de cette maison ne sont pas droits, ne veut ni entendre, ni admettre que l’angle droit est la moitié des angles situés d’un même côté d’une droite. Il veut que cet angle qu’il a cru faire droit soit droit ; si bien que lui, homme intelligent et sérieux ne veut et ne peut pas comprendre la qualité de l’angle droit. Il en est de même de ces contradictions que j’entends toujours entre deux partis adverses : le gouvernement conservateur et le parti révolutionnaire, contre la vérité indiscutable, évidente, de la non-résistance au mal par la violence. L’un des partis a commencé à construire un angle obtus, l’autre un angle aigu, et tous les deux s’indignent l’un contre l’autre et plus encore contre l’équerre qui leur montre qu’aucun des deux n’est droit. Vous défendez contre l’évidence et contre vous-mêmes cet angle que vous avez construit et qui ne coïncide pas avec l’angle droit que vous connaissez très bien, c’est pourquoi je ne vous prouverai pas ce que vous savez aussi bien que moi, mais pour le moment je vous demanderai seulement de douter que tout ce que vous avez fait ait été exactement ce qu’il fallait faire, et que ce que vous avez l’intention de faire soit précisément ce qui doit être fait, et de regarder les choses dans cet état d’esprit.

Selon vous, l’homme, au nom de l’amour pour les hommes, peut et doit tuer des hommes, parce qu’il existe certains raisonnements, mystérieux pour moi, au nom desquels les hommes se sont toujours entretués les uns les autres. Ces mêmes raisonnements, après lesquels Caïphe a mieux aimé tuer le Christ seul que perdre un peuple entier ; le but de toutes ces raisons, c’est la légitimation de l’assassinat. Vous vous indignez même qu’il y ait des hommes pour affirmer qu’il ne faut jamais tuer, de même que j’en ai rencontré d’indignés contre certaines gens parce qu’elles affirmaient qu’il ne faut pas maltraiter les femmes et les enfants.

L’humanité vit, la conscience morale grandit et elle commence à comprendre, d’abord l’impossibilité morale de manger ses parents, puis de tuer les enfants superflus, puis de tuer les prisonniers, ensuite d’avoir des esclaves, de maintenir l’ordre dans son foyer avec les coups, et enfin — et c’est la principale acquisition de l’humanité — l’impossibilité d’attenter au bonheur général par l’assassinat ou n’importe quelle violence. Il y a des hommes qui ont atteint ce degré de conception morale, il y en a d’autres qui n’y sont pas encore parvenus. Discuter avec les uns et les autres pour les convaincre, est inutile. Quelles que soient les raisons par lesquelles on voudrait me prouver que je ferai le plus grand bien à mes enfants et à l’humanité entière, si je frappais mon fils avec un bâton, je ne pourrais le faire pas plus que je ne pourrais l’assassiner ; je sais que je ne puis ni battre un enfant, ni tuer ; il n’y a pas lieu de discuter. Je ne puis dire qu’une chose : à ceux qui veulent légitimer la violence et surtout le meurtre, il ne faut pas parler d’amour, de même qu’aux hommes qui veulent soutenir que l’angle aigu de leur maison est droit, il ne faut pas parler de la perpendicularité des côtés, parce qu’en définissant cet angle, ils se nieraient eux-mêmes. Si l’on parle au nom de l’amour, aucun exemple de meurtre ne montre la nécessité de l’assassinat d’un autre. Il conduit seulement aux conséquences simples, inévitables de l’amour ; à ce que l’homme en couvrira un autre de son corps, donnera sa vie et ne prendra jamais celle d’autrui. Je ne voulais pas prouver, mais je commence à le faire, eh bien ! soit !

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Vous dites très bien que le principal commandement est le commandement d’amour, mais vous vous trompez en disant que chaque commandement en particulier peut amener sa violation ; ici vous confondez deux choses différentes. Prenons les commandements : ne pas manger de porc ; et ne pas tuer, par exemple ; le premier peut être en désaccord avec l’amour, parce qu’il n’a pas l’amour pour objet, mais le deuxième n’est que l’expression du degré que la conscience de l’homme a atteint dans l’amour. L’amour est un nom très dangereux ; au nom de l’amour pour la famille, on commet les actes les plus cruels ; au nom de l’amour pour la patrie, on fait pis encore et au nom de l’amour pour l’humanité on arrive aux horreurs les plus terribles. L’amour est la raison de la vie humaine, c’est chose connue de longtemps, mais qu’est-ce que l’amour ? Cette question inquiète toujours l’esprit humain et toujours on la résout par la négative. On démontre que ce qu’on a appelé de ce nom, que ce qui passait pour l’amour, n’est pas l’amour. Tuer les hommes n’est pas l’amour, les faire souffrir, les battre au nom de quoi que ce soit, préférer les uns aux autres, n’est pas non plus l’amour ; et le précepte de ne pas résister au mal par la violence indique les limites au delà desquelles cesse l’amour ; avec lui on peut avancer et non reculer. Il est étrange, que vous qui reconnaissez que la raison de la vie est de servir les autres au nom de l’amour, vous vous indigniez du moyen sûr et indiscutable qu’on vous indique pour cela. C’est comme si un homme s’indignait de ce qu’on lui montre pour naviguer une route sûre parmi les récifs. « Pourquoi me guider ; il faut peut-être que j’échoue sur le bas-fond ? » N’est-ce pas la même chose que de s’indigner de ne pouvoir tuer un assassin imaginaire. — « Mais si l’on ne peut faire autrement ? » Eh bien, s’il est impossible que le vaisseau n’échoue pas sur le bas-fond, j’y échouerai peut-être, mais je ne puis pas ne pas me réjouir de connaître le chemin, et je ne puis pas ne pas désirer de toutes les forces de mon âme de passer par ce chemin.

On compare cette règle de ne pas résister au mal par la violence, à celle de ne pas jeter les enfants par les fenêtres, ce qui parfois peut être nécessaire, et l’on tire de là cette conclusion que la règle de ne pas jeter les enfants par les fenêtres est irrégulière. Mais, tout au contraire, ce syllogisme est absolument régulier, et nécessaire. Soutenir qu’on ne peut défendre de jeter les enfants par les fenêtres, parce que le besoin peut s’en faire sentir lors d’un sinistre, n’est possible que pour celui qui a l’habitude de faire souffrir les enfants, qui se livre à de tels actes au cours desquels cette nécessité peut se présenter parfois.

La violence et l’assassinat vous ont révolté, et alors, entraîné par un sentiment naturel, vous opposez, par exemple, à la violence et à l’assassinat, la violence et l’assassinat. Une telle action, bien que très animale et peu sage, n’a en soi rien de stupide et de contradictoire ; mais aussitôt que le gouvernement et les révolutionnaires veulent justifier cette action par des raisons intellectuelles, alors c’est un terrible galimatias et il faut une foule de sophismes pour qu’on ne voie pas l’incohérence d’une telle tentative.

Une pareille justification se base toujours sur l’hypothèse d’un assassin imaginaire, qui n’a rien d’humain et qui tue et fait souffrir les innocents ; et cette brute imaginaire, comme il arrive toujours dans les procès d’assassinat des innocents, sert de base aux raisonnements de tous les violateurs sur la nécessité de la violence. Mais un assassin pareil se rencontre très rarement et beaucoup d’hommes pourraient vivre des centaines d’années sans jamais le voir accomplissant son crime. Pourquoi donc baserais-je la règle de ma vie sur cette fiction ?

En raisonnant sur la vie réelle et non sur la fiction, nous voyons quelque chose de tout différent. Nous voyons les autres hommes, nous nous voyons nous-mêmes commettre les crimes les plus cruels et non pas isolément comme l’assassin imaginaire, mais toujours en collaboration avec les autres hommes ; et cela non parce que ces hommes sont des brutes n’ayant rien d’humain, mais parce qu’ils se trouvent dans une voie fausse et raisonnent faux. C’est que, en raisonnant sur la vie, nous nous apercevons au contraire que les choses les plus cruelles : que le meurtre, la dynamite, les gibets, la guillotine, les cellules, la propriété, les tribunaux, les prisons et toutes leurs conséquences, tout cela vient, non du meurtrier imaginaire, mais des hommes qui basent leur règle de vie sur la ridicule fiction de cet assassin imaginaire. Ainsi, l’homme qui raisonne sur la vie ne peut pas ne pas voir que la cause du malheur des hommes n’est pas dans l’assassin imaginaire, mais bien dans leurs erreurs dont la plus cruelle est de faire d’un mal imaginaire un mal réel. C’est pourquoi cet homme, en dirigeant ses efforts contre la cause du mal, contre ses propres erreurs et celles des autres et en y consacrant toutes ses forces, obtiendra un grand et fructueux résultat. Il ne comprendra plus dès lors pourquoi il lui faut pour se guider la fiction d’un assassin que selon toute probabilité il ne rencontrera jamais. Et si même il le rencontrait, très vraisemblablement il agirait envers cet assassin d’une tout autre façon que celui qui, sans jamais l’avoir rencontré, est à l’avance irrité contre lui.