Lettre à mon frère

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Lettre à mon frère
1760



LETTRE À MON FRÈRE


Du 29 décembre 1760[1]


Humani juris et naturalis potestatis est unicuique quod putaverit, colere, nec alii obest aut prodest alterius religio. Sed nec religionis est cogere religionem, quæ sponte suscipi debeat, non vi ; cum et hostiæ ab animo lubenti expostulentur.
Tertul. Apolog. Ad scapul.


Voilà, cher frère, ce que les chrétiens faibles et persécutés disaient aux idolâtres qui les traînaient aux pieds de leurs autels.

Il est impie d’exposer la religion aux imputations odieuses de tyrannie, de dureté, d’injustice, d’insociabilité, même dans le dessein d’y ramener ceux qui s’en seraient malheureusement écartés.

L’esprit ne peut acquiescer qu’à ce qui lui paraît vrai ; le cœur ne peut aimer que ce qui lui semble bon. La contrainte fera de l’homme un hypocrite s’il est faible, un martyr s’il est courageux. Faible ou courageux, il sentira l’injustice de la persécution, et il s’en indignera.

L’instruction, la persuasion et la prière, voilà les seuls moyens d’étendre la religion.

Tout moyen qui excite la haine, l’indignation et le mépris est impie.

Tout moyen qui réveille les passions et qui tient à des vues intéressées est impie.

Tout moyen qui relâche les liens naturels et éloigne les pères des enfants, les frères des frères et les sœurs des sœurs, est impie.

Tout moyen qui tendrait à soulever les hommes, à armer les nations et à tremper la terre de sang, est impie.

Il est impie de vouloir imposer des lois à la conscience, règle universelle des actions. Il faut l’éclairer et non la contraindre.

Les hommes qui se trompent de bonne foi sont à plaindre, jamais à punir.

Il ne faut tourmenter ni les hommes de bonne foi ni les hommes de mauvaise foi, mais en abandonner le jugement à Dieu.

Si l’on rompt le lien avec celui qu’on appelle impie, on rompra le lien avec celui qu’on appelle vicieux. On conseillera cette rupture aux autres, et trois ou quatre saints personnages suffiront pour déchirer la société.

Si l’on peut arracher un cheveu à celui qui pense autrement que nous, on pourra disposer de sa tête, parce qu’il n’y a point de limites à l’injustice. Ce sera ou l’intérêt, ou le fanatisme, ou le moment, ou la circonstance qui décidera du plus ou du moins.

Si un prince infidèle demandait aux missionnaires d’une religion intolérante comment elle en use avec ceux qui n’y croient point, il faudrait ou qu’ils avouassent une chose odieuse, ou qu’ils mentissent, ou qu’ils gardassent un honteux silence.

Qu’est-ce que le Christ a recommandé à ses disciples, en les envoyant chez les nations ? Est-ce de mourir ou de tuer, est-ce de persécuter ou de souffrir ?

Saint Paul écrivait aux Thessaloniciens : « Si quelqu’un vient vous annoncer un autre Christ, vous proposer un autre esprit, vous prêcher un autre évangile, vous le souffrirez. » Est-ce là ce que vous faites avec celui qui n’annonce rien, ne propose rien, ne prêche rien ?

Il écrivait encore : « Ne traitez point en ennemi celui qui n’a pas les mêmes sentiments que vous ; mais avertissez-le en frère. » Est-ce là ce que vous faites avec moi ?

Si vos opinions vous autorisent à me haïr, pourquoi mes opinions ne m’autoriseraient-elles pas à vous haïr aussi ?

Si vous criez : c’est moi qui ai la vérité de mon côté, je crierai aussi haut que vous : c’est moi qui ai la vérité de mon côté ; mais j’ajouterai : Eh ! qu’importe qui se trompe ou de vous ou de moi, pourvu que la paix soit entre nous ? Si je suis aveugle, faut-il que vous frappiez un aveugle au visage ?

Si un intolérant s’expliquait nettement sur ce qu’il est, quel est le coin de la terre qui ne lui fût fermé ?

On lit dans Origène, dans Minucius-Félix, dans les Pères des trois premiers siècles : « La religion se persuade et ne se commande pas. L’homme doit être libre dans le choix de son culte. Le persécuteur fait haïr son Dieu ; le persécuteur calomnie sa religion. » Dites-moi si c’est l’ignorance ou l’imposture qui a fait ces maximes ?

Dans un État intolérant, le prince ne serait qu’un bourreau aux gages du prêtre.

S’il suffisait de publier une loi pour être en droit de sévir, il n’y aurait point de tyran.

Il y a des circonstances où l’on est aussi fortement persuadé de l’erreur que de la vérité. Cela ne peut être contesté que par celui qui n’a jamais été sincèrement dans l’erreur.

Si votre vérité me proscrit, mon erreur, que je prends pour la vérité, vous proscrira.

Cessez d’être violent, ou cessez de reprocher la violence aux païens et aux musulmans.

Lorsque vous haïssez votre frère, et que vous prêchez la haine à votre sœur, est-ce l’esprit de Dieu qui vous inspire ?

Le Christ a dit : « Mon royaume n’est pas de ce monde » ; et vous, son disciple, vous voulez tyranniser ce monde.

Il a dit : « Je suis doux et humble de cœur. » Êtes-vous doux et humble de cœur ?

Il a dit : « Heureux les débonnaires, les pacifiques et les miséricordieux ! » En conscience, méritez-vous cette bénédiction ? êtes-vous débonnaire, pacifique et miséricordieux ?

Il a dit : « Je suis l’agneau qui a été mené à la boucherie sans se plaindre. » Et vous êtes tout prêt à prendre le couteau du boucher et à égorger celui pour qui le sang de l’agneau a été versé.

Il a dit : « Si l’on vous persécute, fuyez. » Et vous chassez ceux qui vous laissent dire, et qui ne demandent pas mieux que de paître doucement à côté de vous.

Il a dit : « Vous voudriez que je fisse tomber le feu du ciel sur vos ennemis. » Vous savez quel esprit vous anime[2].

Écoutez saint Jean : « Mes petits enfants, aimez-vous les uns les autres. »

Saint Athanase : « S’ils persécutent, cela seul est une preuve manifeste qu’ils n’ont ni piété ni crainte de Dieu. C’est le propre de la piété, non de contraindre, mais de persuader à l’imitation du Sauveur, qui laissait à chacun la liberté de le suivre. Pour le diable, comme il n’a pas la vérité, il vient avec des haches et des cognées. »

Saint Jean Chrysostome : « Jésus-Christ demande à ses disciples s’ils veulent s’en aller aussi, parce que ce doivent être les paroles de celui qui ne fait point de violence. »

Salvien : « Ces hommes sont dans l’erreur ; mais ils y sont sans le savoir. Ils se trompent parmi nous ; mais ils ne se trompent pas parmi eux. Ils s’estiment si bons catholiques qu’ils nous appellent hérétiques. Ce qu’ils sont à notre égard, nous le sommes au leur. Ils errent, mais à bonne intention. Quel sera leur sort à venir ? Il n’y a que le juge qui le sache ; en attendant, il les tolère. »

Saint Augustin : « Que ceux-là vous maltraitent, qui ignorent avec quelle peine on trouve la vérité, et combien il est difficile de se garantir de l’erreur. Que ceux-là vous maltraitent, qui ne savent pas combien il est rare et pénible de surmonter les fantômes de la chair. Que ceux-là vous maltraitent, qui ne savent pas combien il faut gémir et soupirer, pour comprendre quelque chose de Dieu. Que ceux-là vous maltraitent, qui ne sont point tombés dans l’erreur. »

Saint Hilaire : « Vous vous servez de la contrainte, dans une cause où il ne faut que la raison. Vous employez la force où il ne faut que la lumière. »

Les constitutions du pape saint Clément : « Le Sauveur a laissé aux hommes l’usage de leur libre arbitre, ne les punissant pas d’une mort temporelle, mais les assignant en l’autre monde pour y rendre compte de leurs actions. »

Les Pères d’un concile de Tolède : « Ne faites à personne aucune sorte de violence pour l’amener à la foi ; car Dieu fait miséricorde à qui il veut, et il endurcit qui il lui plaît. »

On remplirait des volumes de ces citations oubliées.

Saint Martin se repentit toute sa vie d’avoir communiqué avec des persécuteurs d’hérétiques.

Les hommes sages ont tous désapprouvé la violence que l’empereur Justinien fit aux Samaritains.

Les écrivains qui ont conseillé les lois pénales contre l’incrédulité ont été détestés.

Dans ces derniers temps, l’apologiste de la révocation de l’édit de Nantes[3] a passé pour un homme de sang, avec lequel il ne fallait pas partager le même toit.

Quelle est la voix de l’humanité ? Est-ce celle du persécuteur qui frappe, ou celle du persécuté qui se plaint ?

Si un prince infidèle a un droit incontestable à l’obéissance de son sujet, un sujet mécroyant a un droit incontestable à la protection de son prince : c’est une obligation réciproque.

Si l’autorité sévit contre un particulier dont la conduite obscure ne signifie rien, que le fanatisme n’entreprendra-t-il pas contre un souverain dont l’exemple est si puissant ?

La charité ordonne-t-elle de tourmenter les petits et d’épargner les grands ?

Si le prince dit que le sujet mécroyant est indigne de vivre, n’est-il pas à craindre que le sujet ne dise que le prince mécroyant est indigne de régner ?

Voyez les suites de vos principes, et frémissez-en.

Voilà, cher frère, quelques idées que j’ai recueillies, et que je vous envoie pour vos étrennes. Méditez-les, et vous abdiquerez un système atroce qui ne convient ni à la droiture de votre esprit, ni à la bonté de votre cœur.

Opérez votre salut, priez pour le mien, et croyez que tout ce que vous vous permettrez au delà est d’une injustice abominable aux yeux de Dieu et des hommes.




  1. Naigeon a placé, dans son édition, cette lettre à la suite de l’Apologie de l’abbé de Prades. Il y a, en effet, des raisons qui autorisent ce rapprochement. Nous suivrons l’exemple de Naigeon, en faisant remarquer toutefois, comme lui, que la plupart des matériaux employés dans cette lettre ont servi pour l’article Intolérance, de l’Encyclopédie.
  2. Nous suivons le texte de Naigeon, dans lequel cette fin d’alinéa est, comme celle des alinéas précédents, une apostrophe directe de Diderot à l’abbé, son frère. Dans l’article Intolérance de l’Encyclopédie, l’auteur, ne s’adressant plus à une personne désignée, mais aux intolérants en général, a donné la version même de l’Évangile de saint Luc (c. ix, v. 54-55) : « Vous voudriez que je fisse tomber le feu du ciel sur vos ennemis : vous ne savez quel esprit vous anime : et je vous le répète avec lui, intolérants, vous ne savez quel esprit vous anime. » Ici Diderot semble dire à son frère qu’il est assez éclairé pour comprendre qu’il n’obéit qu’à un sentiment de jalousie et de haine, inspiré par le mauvais esprit.
  3. L’abbé de Caveirac, auteur de l’Apologie de Louis XIV et de son Conseil sur la révocation de l’édit de Nantes pour servir de réponse à la « Lettre d’un patriote (Antoine Court), sur la tolérance civile des protestants de France » avec une dissertation sur la journée de la Saint-Barthélémy, s. I. 1758, in-8o. Cet abbé fut condamné, en 1764, au carcan et au bannissement perpétuel pour avoir pris la défense des jésuites, dans un nouvel ouvrage intitulé : Appel à la raison des écrits publiés contre les jésuites de France, Bruxelles (Paris), 1762. 2 vol. in-12. Il disputa avec Rousseau sur la musique.