Lettre du 1er juin 1676 (Sévigné)

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1676

544. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À MADAME DE GRIGNAN.

À Vichy, lundi au soir 1er  juin.

Allez vous promener, Madame la Comtesse, de me venir proposer de ne vous point écrire : apprenez que c’est ma joie, et le plus grand plaisir que j’aie ici. Voilà un plaisant régime que vous me proposez ; laissez-moi conduire cette envie en toute liberté, puisque je suis si contrainte sur les autres choses que je voudrois faire pour vous ; et ne vous avisez pas de rien retrancher de vos lettres : je prends mon temps ; et l’intérêt que vous prenez à ma santé m’empêche bien de vouloir y faire la moindre altération. La réflexion que vous faites sur les sacrifices que l’on fait à la raison sont fort justes et fort 1676à propos dans l’état où nous sommes : il est bien vrai que le seul amour de Dieu peut nous rendre contents en ce monde et en l’autre ; il y a longtemps que l’on le dit ; mais vous y avez donné un tour qui m’a frappée.

C’est un beau sujet de méditation que la mort du maréchal de Rochefort : un ambitieux dont l’ambition est satisfaite, mourir à quarante ans ! c’est une chose digne de réflexion[1]. Il a prié en mourant la comtesse de Guiche[2] de venir reprendre sa femme à Nancy, et lui laisse le soin de la consoler. Je trouve qu’elle perd par tant de côtés, que je ne crois pas que ce soit une chose aisée.

Voilà une lettre de Mme de la Fayette qui vous divertira. Mme de Brissac venoit ici pour une certaine colique ; elle ne s’en est pas trouvée bien : elle est partie aujourd’hui de chez Bayard, après y avoir brillé, et dansé, et fricassé chair et poisson. Le chanoine m’a écrit ; il me semble que j’avois échauffé sa froideur par la mienne ; car je la connois, et le moyen de lui plaire, c’est de ne lui rien demander. C’est le plus bel assortiment de feu et d’eau que j’aie jamais vu, Mme de Brissac et elle. Je voudrois avoir vu cette duchesse faire main basse dans la place des Prêcheurs[3] sans aucune considération de qualité ni d’âge : cela passe tout ce que je croyois[4]. Vous êtes une plaisante idole. ; sachez qu’elle trouveroit fort bien à vivre où vous mourriez de faim.

Mais parlons de la charmante douche ; je vous en ai fait la description ; j’en suis à la quatrième ; j’irai jusqu’à 1676huit. Mes sueurs sont si extrêmes, que je perce jusqu’à mes matelas ; je pense que c’est toute l’eau que j’ai bue depuis que je suis au monde. Quand on entre dans ce lit, il est vrai qu’on n’en peut plus : la tête et tout le corps sont en mouvement, tous les esprits en campagne, des battements partout. Je suis une heure sans ouvrir la bouche, pendant laquelle la sueur commence, et continue pendant deux heures ; et de peur de m’impatienter, je fais lire mon médecin, qui me plaît ; il vous plairoit aussi. Je lui mets dans la tête d’apprendre la philosophie de votre père Descartes ; je ramasse des mots que je vous ai ouï dire. Il sait vivre ; il n’est point charlatan ; il traite la médecine en galant homme ; enfin il m’amuse. Je vais être seule, et j’en suis fort aise : pourvu qu’on ne m’ôte pas le pays charmant, la rivière d’Allier, mille petits bois, des ruisseaux, des prairies, des moutons, des chèvres, des paysannes qui dansent la bourrée dans les champs, je consens de dire[5] adieu à tout le reste ; le pays seul me guériroit. Les sueurs, qui affoiblissent tout le monde, me donnent de la force, et me font voir que ma foiblesse venoit des superfluités que j’avois encore dans le corps. Mes genoux se portent bien mieux ; mes mains-ne veulent pas encore, mais elles le voudront avec le temps. Je boirai encore huit jours, du jour de la Fête-Dieu[6], et puis je penserai avec douleur à m’éloigner de vous. Il est vrai que ce m’eût été une joie bien sensible de vous avoir ici. uniquement à moi ; mais vous y avez mis une clause de retourner chacun chez soi, qui m’a fait transir : n’en parlons plus, ma chère fille, voilà qui est fait. Songez à faire vos efforts pour me venir 1676voir cet hiver : en vérité, je crois que vous devez en avoir quelque envie, et que M. de Grignan doit souhaiter que vous me donniez cette satisfaction. J’ai à vous dire que vous faites tort à ces eaux de les croire noires : pour noires, non ; pour chaudes, oui. Les Provençaux s’accommoderoient mal de cette boisson ; mais qu’on mette une herbe ou une fleur dans cette eau bouillante, elle en sort aussi fraîche que si on la cueilloit ; et au lieu de griller et de rendre la peau rude, cette eau la rend douce et unie : raisonnez là-dessus.

Adieu, ma chère enfant ; s’il faut, pour profiter des eaux, ne guère aimer sa fille, j’y renonce. Vous me mandez des choses trop aimables, et vous l’êtes trop aussi quand vous voulez. N’est-il pas vrai, Monsieur le Comte, que vous êtes heureux de l’avoir ? et quel présent vous ai-je fait ! Je suis extrêmement aise que vous ayez M. de la Garde : assurez-le de moi[7].



  1. Lettre 544. — « C’est quelque chose de bien déplorable. » (Édition de 1754.)
  2. La comtesse de Guiche et la maréchale de Rochefort étaient cousines, comme petites-filles, par leurs mères, du chancelier Seguier.
  3. Place publique à Aix. (Note de Perrin.)
  4. « Tout ce que l’on peut croire. » (Édition de 1754.)
  5. Je consens de dire est la leçon des deux éditions de Perrin, les seules qui donnent cette lettre.
  6. Elle tombait, en 1676, au 4 juin.
  7. La fin de la lettre depuis : « Vous me mandez, etc., » ne se trouve pas dans la seconde édition de Perrin. À la ligne précédente, le chevalier a remplacé ma chère enfant par ma trop aimable.