Lettre du 28 août 1668 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (1p. 522-525).
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84. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ AU COMTE
DE BUSSY RABUTIN.

À Paris, ce 28e août 1668.

Encore un petit mot, et puis plus : c’est pour commencer une manière de duplique[1] à votre réplique.

Où diantre vouliez-vous que je trouvasse douze ou quinze mille francs ? Les avois-je dans ma cassette ? Les trouve-t-on dans la bourse de ses amis ? Ne m’allez point dire qu’ils étoient dans celle du surintendant : je n’y ai jamais rien voulu chercher ni trouver ; et à moins donc que l’abbé de Coulanges ne m’eût cautionnée, je n’aurois pas trouvé un quart d’écu, et lui ne le vouloit pas sans cette sûreté de Bourgogne, ou nécessaire ou inutile : tant y a qu’il la vouloit ; et pour moi, je fus au désespoir de n’avoir pu vous faire ce plaisir. Mais enfin voilà ce chien de portrait fait et parfait. La joie d’avoir si bien réussi, et d’être approuvé, vous fit trouver que j’avois tous les torts du monde, et vous les augmentâtes beaucoup par l’envie de vous ôter tous les remords. Mme de Montglas vous oblige donc de le rompre, et puis son mari rejoint tous les morceaux ensemble, et il le ressuscite. Quelle niaiserie me contez-vous là ? Est-ce lui qui est cause que vous le placez dans un des principaux endroits de votre histoire ? Eh bien, s’il vous l’avoit rendu, vous n’aviez qu’à le remettre dans votre cassette, et ne le point mettre en œuvre comme vous avez fait : il n’auroit pas été entre les mains de Mme de la Baume, ni traduit en toutes les langues. Ne me dites point que c’est la faute d’un autre, cela n’est point vrai, c’est la vôtre purement ; c’est sur cela que je vous donnerois un beau soufflet, si j’avois l’honneur d’être auprès de vous, et que vous me vinssiez conter ces lanternes. C’est ma grande douleur : c’est de m’être remise avec vous de bonne foi, pendant que vous m’aviez livrée entre les mains des brigands, c’est-à-dire de Mme  de la Baume ; et vous savez bien même qu’après notre paix vous eûtes besoin d’argent ; je vous donnai une procuration pour en emprunter, et n’en ayant pu trouver, je vous fis prêter sur mon billet deux cents pistoles de M. le Maigre[2], que vous lui avez bien rendues. Quant à ce que vous dites, que d’abord que j’eus vu mon portrait, je vous revis, et ne parus point en colère, ne vous y trompez pas, Monsieur le Comte, j’étois outrée ; j’en passois les nuits entières sans dormir. Il est vrai que, soit que je vous visse accablé d’affaires plus importantes que celles-là, soit que j’espérasse que la chose ne deviendroit pas publique, je n’éclatai point en reproches contre vous. Mais quand je me vis donnée au public, et répandue dans les provinces, je vous avoue que je fus au désespoir, et que ne vous voyant plus pour réveiller mes foiblesses, et mes anciennes tendresses pour vous, je m’abandonnai à une sécheresse de cœur qui ne me permit pas de faire autre chose pendant votre prison que ce que je fis : je trouvois encore que c’étoit beaucoup. Quand vous sortîtes, vous me l’envoyâtes dire avec confiance ; cela me toucha : bon sang ne peut mentir ; le temps avoit un peu adouci ma première douleur ; vous savez le reste. Je ne vous dis point maintenant comment vous êtes avec moi ; le monde me jetteroit des pierres, si je faisois de plus grandes démonstrations. Je voudrois qu’à cela près vous fussiez en état par votre présence de me redonner encore la qualité de votre dupe. Mais sans pousser cet endroit plus loin, je vous dirai pour la dernière fois que je ne vous donne pour pénitence, c’est-à-dire pour supplice, que de méditer sur toute l’amitié que j’ai toujours eue pour vous, sur mon innocence à l’égard de cette première offense prétendue, sur toute ma confiance après notre raccommodement, qui me faisoit rire de ceux qui me donnoient de bons avis, et sur les crapauds et les couleuvres que vous nourrissiez contre moi pendant ce temps-là, et qui sont écloses heureusement par Mme  de la Baume. Basta[3], je finis ici le procès.

Pour la plaisanterie des corniches, je n’y veux pas entrer. Je crois qu’on me doit être obligé de cette retenue, et encore plus de vouloir bien traiter de diminutif une chose qui pourroit l’être de superlatif.

J’ai reçu ce que vous m’avez envoyé touchant notre maison ; je suis entêtée de cette folie. M. de Caumartin est très-curieux de ces recherches. Il y a plaisir en ces occasions de ne rien oublier, elles ne se rencontrent pas tous les jours. M. l’abbé de Coulanges verra M. du Bouchet, et moi j’écrirai aux Rabutins de Champagne, afin de rassembler tous nos papiers. Écrivez-lui aussi qu’il m’envoie l’inventaire de ce qu’il a ; mon oncle l’abbé en a aussi quelques-uns. Il y a plaisir d’étaler une bonne chevalerie, quand on y est obligé.

La[4] plus jolie fille de France est plus digne que jamais de votre estime, et de votre amitié ; elle vous fait des compliments. Sa destinée est si difficile à comprendre que pour moi je m’y perds.

Je crois que vous ne savez pas que mon fils[5] est allé en Candie avec M. de Roannès[6] et le comte de Saint-Paul[7]. Cette fantaisie lui est entrée fortement dans la tête. Il l’a dit à M. de Turenne, au cardinal cle Retz, à M. de la Rochefoucauld[8] : voyez quels personnages. Tous ces messieurs l’ont tellement approuvé, que la chose a été résolue et répandue avant que j’en susse rien. Enfin il est parti : j’en ai pleuré amèrement, j’en suis sensiblement affligée ; je n’aurai pas un moment de repos pendant tout ce voyage. J’en vois tous les périls, j’en suis morte ; mais enfin je n’en ai pas été la maîtresse ; et dans ces occasions-là les mères n’ont as beaucoup de voix au chapitre. Adieu, Comte, je suis lasse d’écrire, et non pas de lire tous les endroits tendres et obligeants que vous avez semés dans votre lettre : rien n’est perdu avec moi.


  1. Lettre 84. — i. Duplique, terme de pratique, et réponse à une réplique,
  2. C’était en 1663, au moment où Bussy partait pour le siège de Marsal. Deux cents pistoles font deux mille francs. Bussy, dans ses Mémoires (tome II, p. 143), dit qu’il trouva quatre mille francs dans la bourse de sa cousine. — M. le Maigre serait-il le mari ou un allié de cette dame le Maigre, chez qui, comme il est dit dans la Notice (p. 149), Corbinelli présidait ?
  3. Basta, en italien, « (il) suffit, assez. »
  4. Dans le manuscrit de Langheac (voyez la Notice bibliographique), cet alinéa, ainsi que le suivant, jusqu’aux mots : « Adieu, Comte, etc. » font partie de la lettre 86.
  5. Le baron Charles de Sévigné : voyez la Notice biographique, p. 116. Voyez aussi la lettre de M. de la Provenchère à Bussy (Correspondance de Bussy, tome I, p. 209).
  6. Francois d’Aubusson, comte de la Feuillade, maréchal de France en 1675, nommé pendant quelque temps duc de Roannès, parce qu’il avait épousé (1667) Charlotte, sœur d’Artus Gouffier, duc de Roannès (l’ami de Pascal), qui se démit de ses droits en faveur de son beau-frère, créé duc et pair à cette occasion. Aubusson ne porta son nouveau nom que jusqu’à l’expédition de Candie. Il eut alors du Roi la permission de reprendre, en y joignant le titre de duc, le nom de la Feuillade sous lequel il s’était distingué en Hongrie (1664).
  7. Charles-Paris d’Orléans, né à l’Hôtel de Ville de Paris, le 29 janvier 1649, d’abord comte de Saint-Paul, et en 1671 duc de Longueville par donation de son frère aîné. Il fut tué au passage du Rhin en 1672 : voyez les lettres de Mme de Sévigné à Mme de Grignan des 17 et 20 juin 1672.
  8. L’ami de Mme de la Fayette, l’auteur des Maximes, né en 1613, mort en 1680. Voyez la Notice, p. 138.