Lettre du 28 mai 1676 (Sévigné)

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543. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À MADAME DE GRIGNAN.
À Vichy, jeudi 28e mai.

Je les reçois[1] : l’une me vient du côté de Paris, et l’autre de Lyon. Vous êtes privée d’un grand plaisir, de 1676ne faire jamais de pareilles lectures: je ne sais où vous prenez tout ce que vous dites ; mais cela est d’un agrément et d’une justesse à quoi on ne s’accoutume pas. Vous avez raison de croire que j’écris sans effort, et que mes mains se portent mieux : elles ne se ferment point encore, et les dedans de la main sont fort enflés, et les doigts aussi. Cela me fait trembloter, et me fait de la plus méchante grâce du monde dans le bon air des bras et des mains mais je tiens très-bien une plume, et c’est ce qui me fait prendre patience[2]. J’ai commencé aujourd’hui la douche : c’est une assez bonne répétition du purgatoire. On est toute nue dans un petit lieu sous terre, où l’on trouve un tuyau de cette eau chaude, qu’une femme vous fait aller où vous voulez. Cet état où l’on conserve à peine une feuille de figuier pour tout habillement, c’est une chose assez humiliante. J’avois voulu mes deux femmes de chambre, pour voir encore quelqu’un de connoissance. Derrière le rideau se met quelqu’un qui vous soutient le courage pendant une demi-heure ; c’étoit pour moi un médecin de Ganat[3], que Mme de Noailles[4] a mené à toutes ses eaux, qu’elle aime fort, qui est un fort honnête garçon, point charlatan ni préoccupé de rien, qu’elle m’a envoyé par pure et bonne amitié. Je le retiens, m’en dût-il coûter mon bonnet ; car ceux d’ici me sont insupportables : cet homme m’amuse. Il ne ressemble point à un vilain médecin, il ne ressemble point aussi à celui de Chelles[5] ; il a de l’esprit, 1676de l’honnêteté ; il connoît le monde ; enfin j’en suis contente. Il me parloit donc pendant que j’étois au supplice. Représentez-vous un jet d’eau contre quelqu’une de vos pauvres parties, toute la plus bouillante que vous puissiez vous imaginer. On met d’abord l’alarme partout, pour mettre en mouvement tous les esprits ; et puis on s’attache aux jointures qui ont été affligées ; mais quand on vient à la nuque du cou, c’est une sorte de feu et de surprise qui ne se peut comprendre ; cependant c’est là le nœud de l’affaire. Il faut tout souffrir, et l’on souffre tout, et l’on n’est point brûlée, et on se met ensuite dans un lit chaud, où l’on sue abondamment, et voilà qui guérit. Voici encore où mon médecin est bon ; car au lieu de m’abandonner à deux heures d’un ennui qui ne se peut séparer de la sueur, je le fais lire, et cela me divertit. Enfin je ferai cette vie pendant sept ou huit jours, pendant lesquels je croyois boire, mais on ne veut pas, ce seroit trop de choses de sorte que c’est une petite allonge à mon voyage. Les dérèglements sont tous réglés, et c’est pour finir cet adieu[6], et faire une dernière lessive, que l’on m’a principalement envoyée, et je trouve qu’il y a de la raison : c’est comme si je renouvelois un bail de vie et de santé ; et si je puis vous revoir, ma chère, et vous embrasser encore d’un cœur comblé de tendresse et de joie, vous pourrez peut-être m’appeler encore votre bellissima madre, et je ne renoncerai pas à la qualité de mère-beauté, dont M. de Coulanges m’a honorée. Enfin, ma chère enfant, il dépendra de vous de me ressusciter de cette manière. Je ne vous dis point que votre absence ait causé mon mal : au contraire, il paroît que je n’ai pas assez pleuré, 1676puisqu'il me reste tant d’eau ; mais il est vrai que de passer ma vie sans vous voir y jette une tristesse et une amertume à quoi je ne puis m’accoutumer.

J’ai senti douloureusement le 24 de ce mois[7] ; je l’ai marqué, ma très-chère, par un souvenir trop tendre ; ces jours-là ne s’oublient pas facilement ; mais il y auroit bien de la cruauté à prendre ce prétexte pour ne vouloir plus me voir et me refuser la satisfaction d’être avec vous, pour m’épargner le déplaisir d’un adieu. Je vous conjure, ma très-aimable, de raisonner d’une autre manière, et de trouver bon que d’Hacqueville et moi nous ménagions si bien le temps de votre congé, que vous puissiez être à Grignan assez longtemps, et en avoir encore pour revenir. Je ne vois point bien ma place dans l’avenir, à moins que vous ne veuilliez bien me redonner[8] dans l’été qui vient ce que vous m’avez refusé dans celui-ci. Il est vrai que de vous voir quinze jours m’a paru une peine, et pour vous, et pour moi ; et j’ai trouvé plus raisonnable de vous laisser garder toutes vos forces pour cet hiver, puisqu’il est certain que la dépense de Provence étant supprimée, vous n’en faites pas plus à Paris ; mais si, au lieu de tant philosopher, vous m’eussiez, franchement et de bonne grâce, donné le temps que je vous demandois, c’eût été une marque de votre amitié très-bien placée ; mais je n’insiste sur rien, car vous savez vos affaires, et je comprends qu’elles peuvent avoir besoin de votre présence. Voilà comme j’ai raisonné[9], 1676mais sans quitter en aucune manière du monde l’espérance de vous voir ; car je vous avoue que je la sens nécessaire à la conservation de ma santé et de ma vie.

Parlez-moi du pichon : est-il encore timide ? N’avez-vous point compris ce que je vous ai mandé là-dessus[10] ? Le mien n’étoit point à Bouchain ; il a été spectateur des deux armées rangées si longtemps en bataille[11]. Voilà la seconde fois qu’il n’y manque rien que la petite circonstance de se battre : mais, comme deux procédés[12] valent un combat, je crois que deux fois à la portée du mousquet valent une bataille. Quoi qu’il en soit, l’espérance de revoir ce pauvre baron gai et gaillard m’a bien épargné de la tristesse. C’est un grand bonheur que le prince d’Orange n’ait point été touché du plaisir et de l’honneur d’être vaincu par un héros comme le nôtre. On vous a mandé comme nos guerriers, amis et ennemis, se sont vus galamment nell’uno, nell’altro campo[13], et se sont fait des présents. On me mande que le maréchal de Rochefort est fort bien mort à Nancy, sans être tué que de la fièvre double tierce[14].

1676N’est-il pas vrai que les petits ramoneurs sont jolis[15] ? On étoit bien las des Amours. Si vous avez encore Mmes de Buous[16], je vous prie de leur faire mes compliments, et surtout à la mère : les mères se doivent cette préférence. Mme de Brissac s’en va bientôt ; elle me fit l’autre jour de grandes plaintes de votre froideur pour elle, et que vous aviez négligé son cœur et son inclination qui la portoit à vous. Nous demeurons ici pour achever nos remèdes, la bonne d’Escars et moi. Dites-lui toujours quelque chose : vous ne sauriez comprendre les soins qu’elle a de moi. Je ne vous ai point dit combien vous êtes célébrée ici, et par le bon Saint-Hérem, et par Bayard, et par les Brissac et Longueval. D’Hacqueville me mande toujours des nouvelles de la santé de Mlle de Méri ; elle feroit peur si elle avoit la fièvre, mais j’espère que ce ne sera rien, et je souhaite qu’elle s’en tire comme elle a fait tant d’autres fois. On me fait prendre tous les jours de l’eau de poulet ; il n’y a rien de plus simple ni rien de plus rafraîchissant : je voudrois que vous en prissiez pour vous empêcher de brûler à Grignan. Mandez-moi comme vous dormez et comme vous vous portez. Vous me dites de plaisantes choses sur le beau médecin de Chelles. Le conte des deux grands coups d’épée pour affoiblir un homme est fort bien appliqué. J’ai rêvé que quand je vous ai parlé de M. de Buous, j’avois confondu la date de Salon et de Grignan. Mandez-moi d’où vient que le marché de votre terre s’est rompu. Adieu. Votre terrasse est-elle raccommodée ? N’y a-t-il point de balustres à vos balcons ? Je suis toujours en peine de la santé de notre cardinal ; il s’est épuisé à lire : eh, mon Dieu ! n’avoit-il pas tout lu ? Je suis ravie, ma chère enfant, quand vous parlez avec confiance de l’amitié que j’ai pour vous ; je vous assure que vous ne sauriez trop croire ni trop vous persuader combien vous faites toute la joie, tout le plaisir et toute la tristesse de ma vie, ni enfin tout ce que vous m’êtes.

Bonjour, Monsieur le comte de Grignan, avec votre président de Montélimar. Mme de Montespan sait bien que son fils est chez les pauvres femmes[17]. La belle gorge ! C’est un blanc sein que vous avez envoyé à Paris[18].




  1. LETTRE 543. — Dans les éditions de Perrin : « Je reçois deux de vos lettres. »
  2. « Cela me fait trembler, et me donne la plus mauvaise grâce du monde dans l’air des bras et des mains : une circonstance qui me console un peu, c’est que je tiens ma plume sans peine. » (Édition de 1754.)
  3. Ganat, petite ville près de Vichy.
  4. Voyez tome III, p. 227, note 15.
  5. Voyez la lettre du 6 mai précédent, p. 432, note 4.
  6. Mme de Sévigné avait eu cinquante ans le 5 février précédent.
  7. Le 24 du mois de mai de l’année 1675 fut le jour où Mme de Sévigné se sépara de sa fille à Fontainebleau.
  8. « Quelle obligation ne vous aurai-je point, si vous songez à me redonner, etc. » (Édition de 1754.)
  9. Ce passage, depuis : « mais si, au lieu de tant philosopher, » jusqu’à : « Voilà comme j’ai raisonné, » manque dans la seconde édition de Perrin (1754), où la suite est ainsi modifiée « mais je n’ai quitté en nulle manière. » — Les deux premières phrases de l’alinéa suivant ont été omises dans l’édition de 1734, dans laquelle le paragraphe commence ainsi : « Mon fils n’étoit point à Bouchain. »
  10. Voyez la lettre du 6 mai précédent, p. 433 et 434.
  11. Voyez tome I, p. 529, note 2.
  12. Dans l’un et l’autre camp. — Voyez la Jérusalem délivrée, fin de la strophe lxxxiii du chant VII.
  13. Voyez la note 9 de la lettre du 19 mai précédent, p. 454.— Dans l’Ordre de bataille de l’armée du Roi, du 11 mai, que contient un numéro extraordinaire de la Gazette, du 21, les gendarmes-Dauphin font partie de la seconde ligne de l’armée et sont placés à peu de distance des tentes du Roi.
  14. Il mourut le 23 mai, après une maladie de douze jours. Il était gouverneur de Lorraine et capitaine des gardes du corps. Le Roi ordonna au maréchal de Duras de se mettre a la tête des troupes que Rochefort devait commander ; et il remplaça ce dernier dans son gouvernement par le maréchal de Créquy ; dans sa charge de capitaine des gardes, par le maréchal de Lorges.
  15. Il s’agissoit d’un papier d’éventail que Mme de Sévigné avoit envoyé à Mme de Grignan par le chevalier de Buous. (Note de Perrin.) —Voyez la lettre du 8 mai précédent, p. 440.
  16. Voyez tome II, p. 367, note 11.
  17. Voyez la lettre du 17 mai précédent, p. 452, et note 11.
  18. Nous avons vu plus haut, p. 448, que le comte de Grignan avait envoyé le portrait de sa femme à son frère, le bel abbé.