Lettre du 30 octobre 1656 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (1p. 417-420).
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1656

* 42. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À S. A. R. MADEMOISELLE.

Aux Rochers, ce 30e octobre 1656.

Ô belle et charmante princesse
Vos adorables qualités,
Et plus encor vos extrêmes bontés
Font qu’à vous on pense sans cesse,
Que toujours l’on voudroit se trouver près de vous,
Que l’on voudroit toujours embrasser vos genoux.

C’est donc avec justice, Mademoiselle, que Votre Altesse Royale fut persuadée que j’aurois bien voulu être du nombre de celles, à Chilly, à Saint-Cloud et dans les autres lieux, qui se trouvèrent sur son passage, en allant à Forges[1]… Le mien sans doute eût été des plus zélés[2], mais ma joie eût été parfaite si j’eusse été assez heureuse pour me trouver à point :

Car vous, grandes Divinités,
Vous vous rendez plus familières
À nous autres humbles bergères,
Dans les lieux du monde écartés,
Parmi les bois et les fougères,
Que vous ne faites pas dans les grandes cités.

C’est sans doute où vous m’eussiez fait l’honneur de me dire vos sentiments de cette reine du Nord, dont vous témoignez être si satisfaite[3]. J’ai reçu vingt-cinq ou trente lettres qui m’ont dit vingt-cinq ou trente fois la même chose : la belle réception qu’on lui a faite et celle qu’elle a faite aux autres.

Pour moi, Mademoiselle, je ne vous manderai point de nouvelles de ce pays dont vous puissiez être importunée de redites ; car je m’assure que je suis la seule qui vous puisse apprendre la cavalcade qu’ont faite à Nantes quelques dames du quartier Saint-Paul, en habit d’Amazones. Mme de Creil étoit la principale, et M. de Brégis[4] conduisoit cette belle troupe.

Tout ce qu’on voit dans les romans
De pompeux et de magnifique,
Tout ce que le moderne, aussi bien que l’antique,
À jamais inventé pour les habillements,
N’approche point des ornements
Dont cette troupe est parée,
Et je suis bien assurée
Qu’autrefois Thalestris,
Quand elle vint trouver, de lointaine contrée,
L’illustre conquérant dont son cœur fut épris[5],
N’étoit point si divine
Que de Creil, la divine,
Auprès du comte de Brégis.

Elles étoient parties en cet équipage des Sables d’Olonne, pour rendre visite à Mme la maréchale de la Meilleraye[6], qu’elles ne trouvèrent point ; mais leur peine ne fut pas tout à fait perdue, car elles furent régalées de force cris de carême-prenant, après quoi elles s’en retournèrent fort satisfaites.

Je m’assure aussi que vous n’aurez jamais ouï parler de la cane de Montfort, laquelle tous les ans, au jour Saint-Nicolas, sort d’un étang avec ses canetons, passe au travers de la foule du peuple, en canetant, vient à l’église et y laisse de ses petits en offrande.

Cette cane jadis fut une damoiselle
Qui n’alloit point à la procession,
Qui jamais à ce saint ne porta de chandelle ;
Tous ses enfants, aussi bien qu’elle,
N’avoient pour lui nulle dévotion,
Et ce fut par punition
Qu’ils furent tous changés en canetons et canes,
Pour servir d’exemple aux profanes[7] ;

Et si[8], Mademoiselle, afin que vous le sachiez, ce n’est pas un conte de ma mère l’oie,

Mais de la cane de Montfort,
Qui, ma foi, lui ressemble fort.

Vous voyez, Mademoiselle, que je vous ai donné parole[9] ; ces nouvelles assurément n’auront point leurs pareilles. Mais parlant plus sérieusement, trouvez bon qu’avec tout le monde je souhaite avec passion le retour de Votre Altesse Royale à Paris, et que je l’assure que je suis plus que jamais sa très-humble et très-obéissante servante,

Marie de Rabutin Chantal[10].

  1. Lettre 42. — i. Mademoiselle raconte dans ses Mémoires (tome II, p. 428 et suivantes)le voyage qu’elle fit, dans l’été de 1656, de Saint-Fargeau à Forges-les-Eaux, en Normandie (Seine-Inférieure). Elle s’arrêta à Chilly, près d’Essonne, pour y recevoir la visite de la reine d’Angleterre ; le lendemain, le comte et la comtesse de Béthune, Mme de Thianges, etc., la vinrent conduire à Saint-Cloud.
  2. Ce membre de phrase que nous reproduisons d’après la copie très-fautive d’où nous tirons cette lettre, n’a point de sens : il y a évidemment une lacune, mais elle est facile à combler quant à la pensée, et ce que veut dire Mme de Sévigné est bien clair. Le mien doit se rapporter à « empressement », ou à quelque mot semblable, qui était sans doute exprimé précédemment.
  3. Mademoiselle, à son retour de Forges, visita la reine Christine de Suède, d’abord à Essonne, puis à Montargis.
  4. Léonor de Flesselles, comte de Brégis (ou Brégy), fut, par le crédit de sa femme Charlotte Saumaise de Chazan, attaché à la Reine, et nommé successivement ambassadeur en Pologne, et en Suède du temps de Christine. Dans les Divers Portraits de Mademoiselle, il y en a plusieurs, entre autres celui de Mazarin, qui sont l’œuvre de Mme de Brégis.
  5. Thalestris, reine des Amazones, fit un voyage de trente-cinq jours de marche pour venir voir Alexandre. Cette comparaison pourrait bien être un souvenir du Balet loyal de Psyché, par Benserade, qui fut dansé en 1656, et où figurait, avec quatre autres Amazones, Thalestris, représentée par Monsieur, frère du Roi.
  6. Marie de Cossé, fille de François, duc de Brissac, seconde femme du maréchal de la Meilleraye. Voyez la note 2 de la lettre 27.
  7. Dans la compilation intitulée Recueil A B C D, etc., se trouve (partie C, p. 157-174) un article qui a pour titre Extrait d’un manuscrit petit in-4o… d’une très-grande bibliothèque, intitulé : « Récit véritable de la venue d’une cane sauvage, depuis longtemps, en l’église de Saint-Nicolas de Montfort (Montfort-sur-Meu ou Montfort-la-Cane, Ille-et-Vilaine). Dressé par le commandement de S. A. R. Mademoiselle. » Cette histoire, est-il dit dans l’extrait, fut écrite en 1662. En voyant d’une part cette date, de l’autre ce commandement de Mademoiselle, on serait vraiment tenté de croire que la lettre de Mme de Sévigné avait piqué la curiosité de la princesse, et qu’elle avait fait faire des recherches sur l’étrange miracle. La cane y a gagné : dans le récit, qui a pour auteur un chanoine régulier de Sainte-Geneviève, lequel avait longtemps résidé dans une abbaye de Montfort, elle n’est pas, comme dans la lettre, une impie, mais une pieuse et sainte fille.
  8. Et si s’employait dans le langage familier, pour dire « cependant, avec cela, néanmoins ».
  9. Donné parole, pour tenu parole, est vraisemblablement une faute de la copie.
  10. Dans la copie il y a Chantail. Le nom est écrit de même dans l’Épitaphe du père de Mme de Sévigné (voyez la Notice, p 307). On lit aussi Chantail avec un i dans notre lettre 6, telle qu’elle est imprimée dans les Œuvres de M.  de Montreuil.