Lettre du 4 décembre 1664 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (1p. 459-462).
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60. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À M. DE POMPONE.

Jeudi 4e décembre.

Enfin les interrogations sont finies. Ce matin M. Foucquet est entré dans la chambre ; M. le chancelier a fait lire le projet[1] tout du long. M. Foucquet a repris la parole le premier, et a dit : « Monsieur, je crois que vous ne 1664 pouvez tirer autre chose de ce papier, que l’effet qu’il vient de faire, qui est de me donner beaucoup de confusion. » M. le chancelier a dit : « Cependant vous venez d’entendre, et vous avez pu voir par là que cette grande passion pour l’État, dont vous nous avez parlé tant de fois, n’a pas été si considérable que vous n’ayez pensé à le brouiller d’un bout à l’autre. — Monsieur, a dit M. Foucquet, ce sont des pensées qui me sont venues dans le fort du désespoir où me jetoit quelquefois M. le Cardinal, principalement lorsque après avoir plus contribué que personne du monde à son retour en France, je me vis payé d’une si noire ingratitude. J’ai une lettre de lui et une de la Reine mère, qui font foi de ce que je dis ; mais on les a prises dans mes papiers, avec plusieurs autres. Mon malheur est de n’avoir pas brûlé ce misérable papier, qui étoit tellement hors de ma mémoire et de mon esprit, que j’ai été plus de deux ans sans y penser, et sans croire l’avoir. Quoi qu’il en soit, je le désavoue de tout mon cœur, et vous supplie de croire, Monsieur, que ma passion pour la personne et le service du Roi n’en a pas été diminuée. » M. le chancelier a dit : « Il est bien difficile de le croire, quand on voit une pensée opiniâtrement exprimée en différents temps. » M. Foucquet a répondu : « Monsieur, dans tous les temps, et même au péril de ma vie, je n’ai jamais abandonné la personne du Roi ; et dans ces temps-là vous étiez, Monsieur, le chef du conseil de ses ennemis, et vos proches donnoient passage à l’armée qui étoit contre lui[2]. »

M. le chancelier a senti ce coup ; mais notre pauvre ami étoit échauffé, et n’étoit pas tout à fait le maître de son émotion. Ensuite on lui a parlé de ses dépenses ; il a dit : « Monsieur, je m’offre à faire voir que je n’en ai fait aucune que je n’aie pu faire, soit par mes revenus, dont M. le Cardinal avoit connoissance, soit par mes appointements, soit par le bien de ma femme ; et si je ne pouvois prouver ce que je dis, je consens d’être traité aussi mal qu’on le peut imaginer. » Enfin cette interrogation a duré deux heures, où M. Foucquet a très-bien dit, mais avec chaleur et colère, parce que la lecture de ce projet l’avoit extraordinairement touché.

Quand il a été parti, M. le chancelier a dit : « Voici la dernière fois que nous l’interrogerons. » M. Poncet[3] s’est approché, et lui a dit : « Monsieur, vous ne lui avez point parlé des preuves qu’il y a qu’il a commencé à exécuter le projet. » M. le chancelier a répondu : « Monsieur, elles ne sont pas assez fortes, il y auroit répondu trop facilement. » Là-dessus Sainte-Hélène et Pussort ont dit : « Tout le monde n’est pas de ce sentiment. » Voilà de quoi rêver et faire des réflexions. À demain le reste.

Vendredi 5e décembre.

On a parlé ce matin des requêtes[4], qui sont de peu d’importance, sinon autant que les gens de bien y voudront avoir égard en jugeant. Voilà qui est donc fait. C’est mardi à M. d’Ormesson à parler ; il doit récapituler toute l’affaire : cela durera encore toute la semaine qui vient, c’est-à-dire qu’entre ci et là ce n’est pas vivre que la vie que nous passerons. Pour moi, je ne suis pas connoissable, et je ne crois pas que je puisse aller jusque-là. M. d’Ormesson m’a priée de ne le plus voir que l’affaire ne soit jugée ; il est dans le conclave, et ne veut plus avoir de commerce avec le monde. Il affecte une grande réserve ; il ne parle point, mais il écoute, et j’ai eu le plaisir, en lui disant adieu, de lui dire tout ce que je pense. Je vous manderai tout ce que j’apprendrai, et Dieu veuille que ma dernière nouvelle soit comme je la desire ! Je vous assure que nous sommes tous à plaindre : j’entends vous et moi, et ceux qui en font leur affaire comme nous. Adieu, mon cher Monsieur, je suis si triste et si accablée ce soir que je n’en puis plus.


  1. Lettre 60. — i. C’était un projet vague de résistance et de fuite en pays étranger, que Foucquet avait écrit quinze ans auparavant, quand la France était en proie aux factions, et dans un moment où il croyait avoir à se plaindre du cardinal Mazarin. Cet écrit fut trouvé dans sa maison de Saint-Mandé, derrière un grand miroir, où il avait été abandonné et oublié. On en fit la base principale de l’accusation. Voyez les Mémoires de Mme de Motteville, tome IV, p. 292 et suivantes.
  2. Voyez la lettre suivante, p. 464. Le chancelier Seguier avait ménagé tous les partis, pendant les troubles de la Fronde. Il était entré dans le conseil du duc d’Orléans et du prince de Condé ; en outre, il avait engagé le duc de Sully, son gendre, gouverneur de Mantes, à donner, par le pont de Mantes, passage à l’armée espagnole qui s’avançait en France sous les ordres du prince de Condé et du comte de Coligny Saligny, son lieutenant. (Mémoires de Conrart, p. 168, Mémoires de Montglas, tome L, p. 324, et Mémoires de Coligny Saligny, Paris, Renouard, 1841, in-8o, p. 440 et suivantes.)
  3. Pierre Poncet, maître des requêtes, créature du chancelier, et une des neuf voix qui opinèrent à la mort.
  4. « Le vendredi 5e décembre on lut des requêtes de M. Foucquet qui avoient été jointes. M. le chancelier vouloit qu’on y opinât ; mais M. Pussort lui ayant dit que c’étoit contre l’ordre, il s’est contenté de les faire lire, et sur chacune ayant expliqué ce que M. Foucquet prétendoit en induire, on se retira. » (Journal de d’Ormesson.)