Lettre du 7 janvier 1669 (Sévigné)

La bibliothèque libre.
Texte établi par Monmerqué, Hachette (1p. 537-539).
◄  90
92  ►

91. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ AU COMTE
DE BUSSY RABUTIN.

À Paris, ce 7e janvier 1669.

Il est tellement vrai que je n’ai point reçu votre réponse sur la lettre où je vous donnois la vie, que j’étois en peine de vous, et je craignois qu’avec la meilleure intention du monde de vous pardonner, comme je ne suis pas accoutumée à manier une épée, je ne vous eusse tué sans y penser. Cette raison seule me paroissoit bonne à vous pour ne m’avoir point fait de réponse. Cependant vous 1669 me l’aviez faite, et l’on ne peut pas avoir été mieux perdue qu’elle l’a été. Vous voulez bien que je la regrette encore. Tout ce que vous écrivez est agréable, et si j’eusse souhaité, ou du moins si j’eusse été indifférente pour la perte de quelque chose, ce n’eût jamais été pour cette lettre-là[1].

Vous me dites très-naïvement tous les écriteaux qui sont au bas de mes portraits. Je suis persuadée que ceux qui en ont parlé autrement ont menti ; mais celui où vous me louez sur l’amitié, qu’en dites-vous[2] ? J’entends votre ton, et je comprends que c’est une satire selon votre pensée ; mais comme vous serez peut-être le seul qui la preniez pour une contre-vérité, et qu’en plusieurs endroits cette louange m’est acquise par des raisons assez fortes, je consens que ce que vous avez écrit demeure écrit à l’éternité ; et pour vous, Monsieur le Comte, sans recommencer notre procès ni notre combat, je vous dirai que je n’ai pas manqué un moment à l’amitié que je vous devois. Mais n’en parlons plus : je crois que dans votre cœur vous en êtes présentement persuadé.

Pour notre chevalerie de Bretagne, vous ne la connoissez point. Le Bouchet, qui connoît les maisons dont je vous ai parlé, et qui vous paroissent barbares, vous diroit qu’il faut baisser le pavillon devant elles[3]. Je ne vous dis pas cela pour dénigrer nos Rabutins. Hélas ! je ne les aime que trop, et je ne suis que trop sensiblement touchée de ne pas voir celui qui s’appelle Roger briller ici avec tous les ornements qui lui étoient dus ; mais il se faut consoler dans la pensée que l’histoire lui fera la justice que la fortune lui a si injustement refusée. Il ne faut donc pas que vous me querelliez, sur le cas que je fais de quelques maisons, au préjudice de la nôtre[4] : je dis seulement des Sévignés ce qui en est, et ce que j’en ai vu[5].

Je suis fort aise que vous approuviez le mariage de Grignan : il est vrai que c’est un très-bon et un très-honnête garçon, qui a du bien, de la qualité, une charge, de l’estime et de la considération dans le monde. Que faut-il davantage ? Je trouve que nous sommes fort bien sortis d’intrigue. Puisque vous êtes de cette opinion, signez la procuration que je vous envoie, mon cher cousin, et soyez persuadé que par mon goût vous seriez tout le beau premier à la fête. Bon Dieu, que vous y tiendriez bien votre place ! Depuis que vous êtes parti de ce pays-ci, je ne trouve plus d’esprit qui me contente pleinement, et mille fois redis en moi-même : « Bon Dieu, quelle différence[6] ! »


  1. Lettre 91. — i. Cette tournure irrégulière que nous reproduisons d’après la copie de Bussy, est ainsi corrigée dans le manuscrit de Langheac : « Et si j’eusse souhaité que quelque chose eût été perdue, ce n’eût jamais été celle-là. »
  2. Il n’est question d’amitié dans aucun des écriteaux de la lettre 90. Y en avait-il un de plus dans la lettre originale envoyée à Mme  de Sévigné ? Ou bien, comme le commencement de la réponse de Bussy pourrait porter à le croire, n’y aurait-il ici qu’une allusion nouvelle, mais d’une ironie, il en faut convenir, bien subtile, au fameux portrait de l’Histoire amoureuse des Gaules ?
  3. Ces derniers mots sont biffés au manuscrit de Bussy, et remplacés par ceux-ci : vous diroit qu’elles sont toutes des meilleures.
  4. Ces derniers mots, également biffés, peuvent encore se lire.
  5. On s’occupait alors en Bretagne d’une révision des titres de noblesse. Chacun produisit ses preuves ; et, par arrêt du parlement de Rennes, du 7 novembre 1670, au rapport de M. Descartes, conseiller, Charles de Sévigné fut déclaré noble, issu d’ancienne extraction noble, et maintenu dans ses qualités. (Nobiliaire de Bretagne, manuscrit de l’Arsenal.) — Cet alinéa et les deux précédents manquent dans le manuscrit de Langheac. Deux phrases plus bas, au lieu des mots : « que faut-il davantage ? » on y lit : « que diantre faut-il davantage ? »
  6. À la fin de la lettre Mme de Coligny a ajouté ce qui suit : « On parle de guerre, et que le Roi fera la campagne. Ne vous y reverra-t-on point jouer un rôle que vous avez si bien rempli ? »