Lettres à Richard Cobden/Lettre 26

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Paris, 5 juillet 1847.

Mon bien cher ami, les détails que vous me donnez sur l’Italie et l’état des connaissances économiques dans ce pays m’ont vivement intéressé. J’ai reçu la précieuse collection[1] que vous avez eu la bonté de m’envoyer. Hélas ! quand pourrai-je seulement y jeter les yeux ! Du moins, je la tiendrai à la disposition de tous mes amis, afin que, d’une manière ou d’une autre, vos généreuses intentions ne soient pas sans résultat.

Vous voulez bien vous préoccuper de ma santé. Je suis presque toujours enrhumé ; et s’il en est ainsi en juillet, que sera-ce en décembre ? Mais ce qui m’occupe le plus, c’est l’état de mon cerveau. Je ne sais ce que sont devenues les idées qu’il me fournissait autrefois en trop grande abondance. Maintenant, je cours après et ne puis pas les rattraper. Cela m’alarme. — Je sens, mon cher ami, que j’aurais dû rester tout à fait en dehors de l’association et conserver la liberté de mes allures, écrire et parler à mon heure et à ma guise. — Au lieu de cela, je suis enchaîné de la manière la plus indissoluble, par le domicile, par le journal, par les finances, par l’administration, etc., etc. ; et le pis est que cela est irrémédiable, attendu que tous mes collègues sont occupés et ne peuvent guère s’occuper de nos affaires que pendant la durée de nos rares réunions.

Mon ami, l’ignorance et l’indifférence dans ce pays, en matière d’économie politique, dépassent tout ce que j’aurais pu me figurer. Ce n’est pas une raison pour se décourager, au contraire, c’en est une pour nous donner le sentiment de l’utilité, de l’urgence même de nos efforts. Mais je comprends aujourd’hui une chose : c’est que la liberté commerciale est un résultat trop éloigné pour nous. Heureux si nous pouvons déblayer la route de quelques obstacles. — Le plus grand n’est pas le parti protectionniste, mais le socialisme avec ses nombreuses ramifications. — S’il n’y avait que les monopoleurs, ils ne résisteraient pas à la discussion. — Mais le socialisme leur vient en aide. Celui-ci admet la liberté en principe et renvoie l’exécution après l’époque où le monde sera constitué sur le plan de Fourier ou tout autre inventeur de société. — Et, chose singulière, pour prouver que jusque-là la liberté sera nuisible, ils reprennent tous les arguments des monopoleurs : balance du commerce, exportation du numéraire, supériorité de l’Angleterre, etc., etc.

D’après cela, vous me direz que combattre les monopoleurs, c’est combattre les socialistes. — Non. — Les socialistes ont une théorie sur la nature oppressive du capital, par laquelle ils expliquent l’inégalité des conditions, et toutes les souffrances des classes pauvres. Ils parlent aux passions, aux sentiments, et même aux meilleurs instincts des hommes. Ils séduisent la jeunesse, montrant le mal et affirmant qu’ils possèdent le remède. Ce remède consiste en une organisation sociale artificielle de leur invention, qui rendra tous les hommes heureux et égaux, sans qu’ils aient besoin de lumières et de vertus. — Encore si tous les socialistes étaient d’accord sur ce plan d’organisation, on pourrait espérer de le ruiner dans les intelligences. Mais vous comprenez que, dans cet ordre d’idées, et du moment qu’il s’agit de pétrir une société, chacun fait la sienne, et tous les matins nous sommes assaillis par des inventions nouvelles. Nous avons donc à combattre une hydre à qui il repousse dix têtes quand nous lui en coupons une.

Le malheur est que cette méthode a un puissant attrait pour la jeunesse. On lui montre des souffrances ; et par là on commence par toucher son cœur. Ensuite on lui dit que tout peut se guérir, au moyen de quelques combinaisons artificielles ; et par là on met son imagination en campagne. Combien de peine a-t-elle ensuite à vous écouter quand vous venez la désillusionner, en lui exposant les belles mais sévères lois de l’économie sociale, et lui dire : « Pour extirper le mal de ce monde (et encore cette partie du mal sur lequel la puissance humaine a quelque action) le procédé est plus long ; il faut extirper le vice et l’ignorance. »

Frappé du danger de la voie dans laquelle se précipite la jeunesse, j’ai pris le parti de lui demander de m’entendre. J’ai réuni les élèves des écoles de Droit et de Médecine, c’est-à-dire ces jeunes hommes qui dans quelques années gouverneront le monde ou du moins la France. Ils m’ont écouté avec bienveillance, avec sympathie, mais, comme vous pensez bien, sans trop me comprendre. N’importe ; puisque l’expérience est commencée, je la suivrai jusqu’au bout. Vous savez que j’ai toujours dans la tête le plan d’un petit ouvrage intitulé les Harmonies économiques. C’est le point de vue positif dont les sophismes sont le point de vue négatif. Pour préparer le terrain, j’ai distribué à ces jeunes gens les Sophismes. Chacun en a reçu un exemplaire. J’espère que cela désobstruera un peu leur esprit, et, au retour des vacances, je me propose de leur exposer méthodiquement les harmonies.

Vous comprenez à présent, mon ami, combien je tiens à ma santé ! oh ! que la bonté divine me donne au moins encore un an de force ! qu’elle me permette d’exposer devant mes jeunes concitoyens ce que je considère comme la vraie théorie sociale, sous ces douze chapitres : Besoins, production, propriété, concurrence, population, liberté, égalité, responsabilité, solidarité, fraternité, unité, rôle de l’opinion publique ; et je remettrai sans regret, — avec joie, — ma vie entre ses mains !

Adieu, mon ami, veuillez remercier madame Cobden de son bon souvenir et recevez tous deux les vœux que je forme pour votre bonheur.


  1. Les cinquante volumes de la collection Custodi : Economisti classici italiani. (Note de l’éditeur.)