Lettres à Sophie Volland/48

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Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXVIII (p. 506-521).


XLVII


Du Grandval, le 20 octobre 1760[1].


Voici, ma bonne amie, la suite de nos journées. Je vous en aurais peut-être fait un récit amusant ; mais le moyen de plaisanter et de rire, lorsque nos âmes sont dans la tristesse. Je parle de votre mère, de votre sœur et de vous. Qu’il est heureusement né cet ami ! que j’envie son caractère ! L’espérance reste toujours au fond de sa boîte ; au contraire, le hasard vient-il à entr’ouvrir le couvercle de la mienne, c’est la première chose qui s’en va. Ce n’est pas que je n’aperçoive aussi les fils auxquels je pourrais m’accrocher ; mais je les vois si faibles et si déliés que je n’oserais m’y fier. J’aime presque autant m’abandonner au torrent que de saisir la feuille d’un saule.

Nous avons ici beaucoup de monde ; M. Le Roy, comme je vous l’ai dit, l’ami Grimm et l’abbé Galiani, M. et Mme R… J’aime la physionomie de M. R… S’il avait seulement la moitié de l’esprit qu’elle promet ! C’est un mélange de finesse et de volupté. Le matin, lorsque ses longs cheveux bruns tombent en boucles négligées sur ses épaules, on le prendrait pour l’Hymen, mais comme il est le lendemain d’une noce, blême et un peu fatigué. Mme R. était vêtue d’un rouge foncé qui lui sied mal, et notre ami lui disait : « Comment, chère sœur, vous voilà belle comme un œuf de Pâques ! » D’Alinville et Mme Geoffrin presque point ennuyés, chose rare. Mme de Charmoi toujours avec ses beaux yeux et sa mine intéressante. Mon fils d’Aine[2], M. et Mme Schistre, M. Schistre avec sa mandore et son tympanon, et puis deux ou trois inconnus brochant sur le tout.

Je tiens à mon aise partout, mais plus encore à la campagne qu’ailleurs. J’occupe un appartement de femme ; c’est le plus agréable de la maison ; au milieu de ce monde il m’est resté, et j’en aime encore un peu plus notre hôtesse.

Plus la compagnie est nombreuse, plus on est libre. Tout à moi, je n’ai jamais eu tant de temps pour lire, pour me promener, pour être à vous, pour vous aimer et pour vous l’écrire.

Notre dîner a été très-gai. M. Le Roy racontait qu’une fois il avait été malheureux en amour. « Rien qu’une fois ? — Pas davantage….. » Alors il dormait ses quinze heures et il engraissait à vue d’œil. « Mais un amant malheureux doit être défait. — Ou le paraître, et il n’y avait pas moyen. C’est ce qui me désespérait. » Il reposait en raison de la peine qu’il avait endurée ; et quand il avait reposé, il pouvait souffrir derechef en raison du repos qu’il avait pris. « Sans cela vous n’y auriez pas suffi. — Il est vrai ; mais du soir au matin j’étais tout frais pour la peine..... — Mais si, malheureux, vous dormez vos quinze heures ; heureux, combien dormez-vous ? — Presque point. — Le bonheur vous fatigue peu. — On ne peut moins, et puis je répare vite. »

Vous comprenez tout ce que cela doit devenir à table, au dessert, entre douze ou quinze personnes, avec du vin de Champagne, de la gaieté, de l’esprit, et toute la liberté des champs.

Mme Geoffrin fut fort bien ; je fis un piquet avec elle, d’Alinville et le Baron. Je remarque toujours le goût noble et simple dont cette femme s’habille. C’était, ce jour-là, une étoffe simple, d’une couleur austère, des manches larges, le linge le plus uni et le plus fin, et puis la netteté la plus recherchée de tout côté. Elle me demanda de la mère et de l’enfant. Je répondis de l’enfant que je craignais qu’elle n’eût une vie agitée et malheureuse ; car elle était ennuyée du repos. « Tant mieux, me dit-elle, elle se remuera pour les paresseux » ; et elle en prit occasion de faire l’éloge de Mme d’Aine, que son attention continuelle pour nous autres fainéants tenait un pied levé et l’autre en l’air.

Ah ! mon amie, où étiez-vous ? Que faisiez-vous à Isle, où vous étiez, lorsque je vous désirais ici ? Partout où je rencontre le plaisir, je vous y souhaite. Voilà M. Schistre qui prend sa mandore. Le voilà qui joue quelque musique. Quelle exécution ! Tout ce que ses doigts font dire à des cordes est incroyable ; et comme Mme d’Holbach et moi nous n’en perdions pas un mot ! — Le joli courroux ! — Que cette plainte est douce ! — Il se dépite ; il prend son parti. — Je le crois. — Les voilà qui se raccommodent. — Il est vrai. — Le moyen de tenir contre un homme qui sait s’excuser ainsi ! — Il est sûr que nous entendions tout cela.

M. Schistre quitta sa mandore, et la vivacité de notre plaisir devint le sujet de la conversation. Nous les laissâmes dire tout ce qu’ils voulurent, et nous préférâmes jouir en silence du reste de notre émotion. Le moment de palpitation qui suit un grand plaisir est encore un moment fort doux : car le cœur palpite avant et après le plaisir.

Mme Geoffrin ne découche point ; sur les six heures du soir, elle nous embrassa, et remonta dans sa voiture avec l’ami d’Alinville, et la voilà partie.

Sur les sept heures, ils se sont mis à des tables de jeu, et MM. Le Roy, Gimm, l’abbé Galiani et moi, nous avons causé. Oh ! pour cette fois, je vous apprendrai à connaître l’abbé, que peut-être vous n’avez regardé jusqu’à présent que comme un agréable. Il est mieux que cela.

Il s’agissait entre Grimm et M. Le Roy du génie qui crée et de la méthode qui ordonne. Grimm déteste la méthode ; c’est, selon lui, la pédanterie des lettres. Ceux qui ne savent qu’arranger feraient aussi bien de rester en repos ; ceux qui ne peuvent être instruits que par des choses arrangées feraient tout aussi bien de rester ignorants. « Mais c’est la méthode qui fait valoir. — Et qui gâte. — Sans elle, on ne profiterait de rien. — Qu’en se fatiguant, et cela n’en serait que mieux. Où est la nécessité que tant de gens sachent autre chose que leur métier ? » Ils dirent beaucoup de choses que je ne vous rapporte pas, et ils en diraient encore, si l’abbé Galiani ne les eût interrompus comme ceci :

« Mes amis, je me rappelle une fable, écoutez-la. Elle sera peut-être un peu longue, mais elle ne vous ennuiera pas.

« Un jour, au fond d’une forêt, il s’éleva une contestation sur le chant entre le rossignol et le coucou. Chacun prise son talent. « — Quel oiseau, disait le coucou, a le chant aussi facile, aussi simple, aussi naturel et aussi mesuré que moi ? »

« — Quel oiseau, disait le rossignol, l’a plus doux, plus varié, plus éclatant, plus léger, plus touchant que moi ? »

« Le coucou : « Je dis peu de choses ; mais elles ont du poids, de l’ordre, et on les retient. »

« Le rossignol : « J’aime à parler ; mais je suis toujours nouveau, et je ne fatigue jamais. J’enchante les forêts ; le coucou les attriste. Il est tellement attaché à la leçon de sa mère, qu’il n’oserait hasarder un ton qu’il n’a point pris d’elle. Moi, je ne reconnais point de maître. Je me joue des règles. C’est surtout lorsque je les enfreins qu’on m’admire. Quelle comparaison de sa fastidieuse méthode avec mes heureux écarts ! »

« Le coucou essaya plusieurs fois d’interrompre le rossignol. Mais les rossignols chantent toujours et n’écoutent point ; c’est un peu leur défaut. Le nôtre, entraîné par ses idées, les suivait avec rapidité, sans se soucier des réponses de son rival.

« Cependant, après quelques dits et contredits, ils convinrent de s’en rapporter au jugement d’un tiers animal.

« Mais où trouver ce tiers également instruit et impartial qui les jugera ? Ce n’est pas sans peine qu’on trouve un bon juge. Ils vont en cherchant un partout.

« Ils traversaient une prairie, lorsqu’ils y aperçurent un âne des plus graves et des plus solennels. Depuis la création de l’espèce, aucun n’avait porté d’aussi longues oreilles. « Ah ! dit le coucou en les voyant, nous sommes trop heureux ; notre querelle est une affaire d’oreilles ; voilà notre juge ; Dieu le fit pour nous tout exprès. »

« L’âne broutait. Il n’imaginait guère qu’un jour il jugerait de musique. Mais la Providence s’amuse à beaucoup d’autres choses. Nos deux oiseaux s’abattent devant lui, le complimentent sur sa gravité et sur son jugement, lui exposent le sujet de leur dispute, et le supplient très-humblement de les entendre et de décider.

« Mais l’âne, détournant à peine sa lourde tête et n’en perdant pas un coup de dent, leur fait signe de ses oreilles qu’il a faim, et qu’il ne tient pas aujourd’hui son lit de justice. Les oiseaux insistent ; l’âne continue à brouter. En broutant son appétit s’apaise. Il y avait quelques arbres plantés sur la lisière du pré. « Eh bien ! leur dit-il, allez là : je m’y rendrai ; vous chanterez, je digérerai, je vous écouterai, et puis je vous en dirai mon avis. »

« Les oiseaux vont à tire-d’aile et se perchent ; l’âne les suit de l’air et du pas d’un président à mortier qui traverse les salles du palais : il arrive, il s’étend à terre et dit : « Commencez, la cour vous écoute. » C’est lui qui était toute la cour.

« Le coucou dit : « Monseigneur, il n’y a pas un mot à perdre de mes raisons ; saisissez bien le caractère de mon chant, et surtout daignez en observer l’artifice et la méthode. » Puis, se rengorgeant et battant à chaque fois des ailes, il chanta : coucou, coucou, coucoucou, coucoucou, coucou, coucoucou. » Et après avoir combiné cela de toutes les manières possibles, il se tut.

« Le rossignol, sans préambule, déploie sa voix, s’élance dans les modulations les plus hardies, suit les chants les plus neufs et les plus recherchés ; ce sont des cadences ou des tenues à perte d’haleine ; tantôt on entendait les sons descendre et murmurer au fond de sa gorge comme l’onde du ruisseau qui se perd sourdement entre des cailloux, tantôt on les entendait s’élever, se renfler peu à peu, remplir l’étendue des airs et y demeurer comme suspendus. Il était successivement doux, léger, brillant, pathétique, et quelque caractère qu’il prît, il peignait ; mais son chant n’était pas fait pour tout le monde.

« Emporté par son enthousiasme, il chanterait encore ; mais l’âne, qui avait déjà bâillé plusieurs fois, l’arrêta et lui dit : « Je me doute que tout ce que vous avez chanté là est fort beau, mais je n’y entends rien ; cela me paraît bizarre, brouillé, décousu. Vous êtes peut-être plus savant que votre rival, mais il est plus méthodique que vous, et je suis, moi, pour la méthode. »

Et l’abbé, s’adressant à M. Le Roy, et montrant Grimm du doigt : « Voilà, dit-il, le rossignol, et vous êtes le coucou, et moi je suis l’âne qui vous donne gain de cause. Bonsoir. »

Les contes de l’abbé sont bons, mais il les joue supérieurement. On n’y tient pas. Vous auriez trop ri de lui voir tendre son cou en l’air, et faire la petite voix pour le rossignol, se rengorger et prendre le ton rauque pour le coucou ; redresser ses oreilles, et imiter la gravité bête et lourde de l’âne ; et tout cela naturellement et sans y tâcher. C’est qu’il est pantomime depuis la tête jusqu’aux pieds.

M. Le Roy prit le parti de louer la fable et d’en rire.

À propos du chant des oiseaux, on demanda ce qui avait fait dire aux anciens que le cygne, qui a le cri nasillard et rauque, chantait mélodieusement en mourant.

Je répondis que peut-être le cygne était le symbole de l’homme qui parle toujours au dernier moment, et j’ajoutai que si j’avais jamais à mettre en vers les dernières paroles d’un orateur, d’un poëte, d’un législateur, j’intitulerais ma pièce le chant du cygne.

La conversation en prit un tour un peu sérieux. On parla de l’horreur que nous avons tous pour l’anéantissement.

« Tous ! s’écria le père Hoop ; vous m’en excepterez, s’il vous plaît. Je m’en suis trop mal trouvé la première fois pour y revenir. On me donnerait l’immortalité bienheureuse pour un seul jour de purgatoire que je n’en voudrais pas : le mieux est de n’être plus. »

Cela me fit rêver, et il me sembla que tant que je serais en santé, je penserais comme le père Hoop ; mais qu’au dernier instant peut-être achèterais-je le bonheur d’exister encore une fois de mille ans, de dix mille ans d’enfer. Ah ! chère amie, nous nous retrouverions ! je vous aimerais encore ! je me persuaderais ce qu’une fille réussit à persuader à son père qui se mourait. C’était un vieil usurier ; un prêtre lui avait juré qu’il serait damné, s’il ne restituait. Il y était résolu, et ayant fait appeler sa fille, il lui dit : « Mon enfant, tu as cru que je te laisserais fort riche, et tu l’aurais été en effet ; mais voilà un homme qui va te ruiner ; il prétend que je brûlerai dans l’enfer à jamais, si je meurs sans restituer. — Vous vous moquez, mon père, lui répliqua la fille, avec votre restitution et votre damnation ; du caractère dont je vous connais, vous n’aurez pas été damné dix ans que vous y serez fait. »

Cela lui parut vrai, et il mourut sans restituer. Une fille se résoudra à damner son père, un père à l’être pour enrichir sa fille ; et un amant passionné, un honnête homme s’en effraiera. N’est-il pas bien doux d’être, et de retrouver son père, sa mère, son amie, son ami, sa femme, ses enfants, tout ce que nous avons chéri, même en enfer !

Et puis nous voilà discourant de la vie, de la mort, du monde et de son auteur prétendu.

Quelqu’un remarqua qu’il y ait un Dieu ou qu’il n’y en ait point, il était impossible d’introduire cette machine soit dans la nature, soit dans une question, sans l’obscurcir.

Une autre, que si une supposition expliquait tous les phénomènes, il ne s’ensuivrait pas qu’elle fût vraie : car qui sait si l’ordre général n’a qu’une raison ? Que faut-il donc penser d’une supposition qui, loin de résoudre la seule difficulté pour laquelle on l’imagine, en fait éclore une infinité d’autres ?

Chère amie, je pense que notre babil de dessous la cheminée vous amuse toujours, et je le suis.

Parmi ces difficultés il y en a une qu’on a proposée depuis que le monde est monde : c’est que les hommes souffrent sans l’avoir mérité. On n’y a pas encore répondu. C’est l’incompatibilité du mal physique et moral avec la nature de l’être éternel.

Voici comment on la propose : c’est en lui impuissance ou mauvaise volonté ; impuissance s’il a voulu empêcher le mal et qu’il ne l’ait pu ; mauvaise volonté, s’il a pu empêcher le mal et qu’il ne l’ait pas voulu.

Un enfant entendrait cela. C’est là ce qui a fait imaginer la faute du premier père, le péché originel, les peines et les récompenses à venir, l’incarnation, l’immortalité, les deux principes des Manichéens, l’Oromase et l’Arimane des Perses, les émanations, l’empire de la lumière et de la nuit, la succession des vies, la métempsycose, l’optimisme, et d’autres absurdités accréditées chez les différents peuples de la terre où l’on trouve toujours une vision creuse en réponse à un fait clair, net et précis.

Dans ces occasions quel est le parti du bon sens ? Celui, mon amie, que nous avons pris : quoi que les optimistes nous disent, nous leur répliquerons que si le monde ne pouvait exister sans les êtres sensibles, ni les êtres sensibles sans la douleur, il n’y avait qu’à demeurer en repos. Il s’était bien passé une éternité sans que cette sottise-là fût.

Le monde, une sottise ! Ah ! mon amie, la belle sottise pourtant ! C’est, selon quelques habitants du Malabar, une des soixante-quatorze comédies dont l’Éternel s’amuse.

Leibnitz, le fondateur de l’optimisme, aussi grand poëte que profond philosophe, raconte quelque part qu’il y avait dans un temple de Memphis une haute pyramide de globes placés les uns sur les autres ; qu’un prêtre, interrogé par un voyageur sur cette pyramide et ces globes, répondit que c’étaient tous les mondes possibles, et que le plus parfait était au sommet ; que le voyageur, curieux de voir ce plus parfait des mondes, monta au haut de la pyramide, et que la première chose qui frappa ses yeux attachés sur le globe du sommet, ce fut Tarquin qui violait Lucrèce.

Je ne sais qui est-ce qui rappela ce trait que je connaissais et dont je crois vous avoir entretenue.

C’est une chose singulière que la conversation, surtout lorsque la compagnie est un peu nombreuse. Voyez les circuits que nous avons faits ; les rêves d’un malade en délire ne sont pas plus hétéroclites. Cependant, comme il n’y a rien de décousu ni dans la tête d’un homme qui rêve, ni dans celle d’un fou, tout se tient aussi dans la conversation ; mais il serait quelquefois bien difficile de retrouver les chaînons imperceptibles qui ont attiré tant d’idées disparates. Un homme jette un mot qu’il détache de ce qui a précédé et suivi dans sa tête ; un autre en fait autant, et puis attrape qui pourra. Une seule qualité physique peut conduire l’esprit qui s’en occupe à une infinité de choses diverses. Prenons une couleur, le jaune, par exemple : l’or est jaune, la soie est jaune, le souci est jaune, la bile est jaune, la paille est jaune ; à combien d’autres fils ce fil ne répond-il pas ? La folie, le rêve, le décousu de la conversation consistent à passer d’un objet à un autre par l’entremise d’une qualité commune.

Le fou ne s’aperçoit pas qu’il en change. Il tient un brin de paille jaune et luisante à la main, et il crie qu’il a saisi un rayon du soleil. Combien d’hommes qui ressemblent à ce fou sans s’en douter ! et moi-même, peut-être dans ce moment.

Le mot de viol lia le forfait de Tarquin avec celui de Lovelace. Lovelace est le héros du roman de Clarisse, et nous voilà sautés de l’histoire romaine à un roman anglais. On disputa beaucoup de Clarisse. Ceux qui méprisaient cet ouvrage le méprisaient souverainement ; ceux qui l’estimaient, aussi outrés dans leur estime que les premiers dans leur mépris, le regardaient comme un des tours de force de l’esprit humain. Je l’ai : je suis bien fâché que vous ne l’ayez pas enfermé dans votre malle. Je ne serai content ni de vous ni de moi que je ne vous aie amenée à goûter la vérité de Paméla, de Tom-Jones, de Clarisse, et de Grandisson.

Il s’est dit et fait ici tant de choses sages et folles, que je ne finirais pas si je ne rompais le fil pour aller tout de suite à deux petites aventures burlesques dont je ne saurais vous faire grâce, quoique je sache très-bien qu’elles sont puériles et d’une couleur qui ne revient guère à la situation d’esprit où vous êtes.

Nous sommes tous logés au premier, le long d’un même corridor ; les uns sur la cour d’entrée et les fossés, les autres sur le jardin et la campagne. Oh ! chère amie, combien je suis bavard ! « Ne pourrai-je jamais », comme disait Mme de Sévigné, qui était aussi bavarde et aussi gloutone, quoi ! « ne plus manger et me taire ! »

Le soir nous étions tous retirés. On avait beaucoup parlé de l’incendie de M. de Bacqueville[3], et voilà Mme  d’Aine qui se ressouvient, dans son lit, qu’elle a laissé une énorme souche embrasée sous la cheminée du salon ; peut-être qu’on n’aura pas mis le garde-feu, et puis la souche roulera sur le parquet comme il est déjà arrivé une fois. La peur la prend ; et, comme elle ne commande rien de ce qu’elle peut faire, elle se lève, met ses pieds nus dans ses pantoufles, et sort de sa chambre en corset de nuit et en chemise, une petite lampe de nuit à la main. Elle descendait l’escalier, lorsque M. Le Roy, qui veille d’habitude, et qui s’était amusé à lire dans le salon, remontait ; ils s’aperçoivent. Mme  d’Aine se sauve, M. Le Roy la poursuit, l’atteint, et le voilà qui la saisit par le milieu du corps, et qui la baise ; et elle crie : À moi ! à moi ! à mon secours ! Les baisers de son ravisseur l’empêchaient de parler distinctement. Cependant on entendait à peu près : À moi, mes gendres ! s’il me fait un enfant, tant pis pour vous. Les portes s’ouvrent ; on passe sur le corridor, et l’on n’y trouve que Mme  d’Aine fort en désordre, cherchant sa cornette et ses pantoufles dans les ténèbres ; car sa lampe s’était éteinte et renversée, et notre ami s’était renfermé chez lui.

Je les ai laissés dans le corridor, où ils faisaient encore, à deux heures du matin, des ris semblables à ceux des dieux d’Homère, qui ne finissaient point, et qui en avaient quelquefois moins de raison ; car vous conviendrez qu’il est plus plaisant de voir une femme grasse, blanche et potelée, presque nue, entre les bras d’un jeune homme insolent et lascif, qu’un vilain boiteux, maladroit, versant à boire à son père et à sa mère après une querelle de ménage assez maussade. C’est la fin du premier livre de l’Iliade.

Cette aventure a fait la plaisanterie du jour. Les uns prétendent que Mme  d’Aine a appelé trop tôt, d’autre qu’elle n’a appelé qu’après s’être bien assurée qu’il n’y avait rien à craindre, et qu’elle eût tout autant aimé se taire pour son plaisir que de crier pour son honneur ; et que sais-je quoi encore ?

L’autre historiette est une impertinence du premier ordre. Imaginez que nous sommes quatorze ou quinze à table. Sur la fin du repas, mon fils était assis à la gauche de Mme de C… Il est ordinairement familier avec elle. Il lui prend la main, il veut voir le bras, il relève les manchettes. On le laisse faire, exprès ou de distraction. Il voit sur une peau assez blanche de grands poils noirs ; il se met à lui plumer le bras ; elle veut retirer sa main, il tient ferme ; rabattre sa manchette, il la relève et plume. Elle crie : « Monsieur, voulez-vous finir ? » Il lui répond : « Non, madame ; à quoi diable cela sert-il là ? » et plume toujours. Elle se fâche : « Vous êtes un insolent. » Il la laisse se fâcher, et n’en plume pas moins. Mme d’Aine étouffant moitié de rire, moitié de colère, se tenant les côtes, et cherchant un ton sérieux, lui disait : « Monsieur, y pensez-vous ? » Et puis elle riait. « Qui est-ce qui a jamais épluché une femme à table ? » Et puis elle riait. « Où est l’éducation qu’on vous a donnée ? » Et tous les autres d’éclater : pour moi, les larmes m’en tombaient des yeux, et j’ai cru que j’en mourrais.

Cependant, un moment après, sa mère a fait signe à son fils, et il est allé se jeter aux pieds de la dame et lui demander pardon. Elle prétend qu’il lui a fait mal, mais cela n’est pas vrai ; c’est la mauvaise plaisanterie et nos ris inhumains qui lui ont fait mal.

Le Baron est malade. C’est la dyssenterie et de la fièvre. Je viens de descendre dans le salon, où lui, le père Hoop, Mme d’Aine et Mme d’Holbach prenaient du thé. J’en pris avec eux. Voilà le Baron, à qui la colique n’a pas ôté son ton original : « Maman, connaissez-vous le grand Lama ? — Je ne connais ni le grand ni le petit. — C’est un prêtre du Thibet. — Du Thibet ou d’ailleurs, si c’est un bon prêtre, je le respecte. — Un jour de l’année qu’il a bien dîné, il passe dans sa garde-robe. — Grand bien lui fasse. — Et là..... — Voici quelque cochonnerie. — Qu’appelez-vous une cochonnerie, s’il vous plaît ? Un besoin, ce me semble, assez simple, assez naturel et assez général, et que malgré votre spiritualisme, vous satisfaites comme votre meunière. — Mais puisque cochonnerie il y a, quand le grand Lama a fait sa cochonnerie — On la prend comme une chose sacrée, on la met en poudre, et on l’envoie par petits paquets à tous les princes souverains, qui la prennent en thé les jours de dévotion. — Quelle folie ! — Folie ou non, c’est un fait. Mais vous croyez donc que si l’on vous faisait présent d’une crotte de Jésus-Christ, vous n’en seriez pas bien fière ; et vous croyez que si l’on faisait présent à un janséniste d’une crotte du bienheureux diacre[4], il ne la ferait pas enchâsser dans l’or, et qu’elle tarderait beaucoup à opérer un miracle ? »

Ne lisez pas cela à Mme Le Gendre, elle n’aime pas ce ton-là. Mais à vous, je vous dirai que le fait du grand Lama est certain, et malgré sa mauvaise odeur, vous y reconnaîtrez une des plus fortes preuves de ce que les prêtres peuvent sur les esprits.

Voici pour M me Le Gendre. Damilaville m’a envoyé l’Histoire du czar, et je l’ai lue[5].

Elle est divisée en trois parties : une préface sur la manière d’écrire l’histoire en général, une description de la Russie, et de l’histoire du czar, depuis sa naissance jusqu’à la défaite de Charles XII à la journée de Pultawa.

La préface est légère. C’est le ton de la facilité. Ce morceau figurerait assez bien parmi les Mélanges de littérature de l’auteur. On y avance sur la fin qu’il ne faut point écrire la vie domestique des grands hommes. Cet étrange paradoxe est appuyé de raisons que l’honnêteté rend spécieuses ; mais c’est une fausseté, ou mon ami Plutarque est un sot.

Il y a dans ce premier morceau un mot qui me plaît, c’est que s’il n’y avait eu qu’une bataille donnée, on saurait les noms de tous ceux qui y ont assisté, et que leur généalogie passerait à la postérité la plus reculée.

Qu’est-ce qui montre mieux que l’évidence de cette pensée combien c’est une étrange chose que des hommes attroupés qui se rendent dans un même lieu pour s’entr’égorger ?

Si les animaux, dont nous sommes un fléau, réfléchissaient sur l’homme, comme l’homme réfléchit sur eux, ne regarderaient-ils pas cet événement comme une attention particulière de la Providence ? et ne diraient-ils pas entre eux : Sans cette fureur que la nature inspire à l’homme, et qu’elle le presse de satisfaire par intervalle, sans cette soif qu’il a de son semblable, cette race maudite couvrirait toute la surface de la terre, et ce serait fait de nous ? Si les cerfs pensaient, le grand événement pour les cerfs de la forêt de Fontainebleau que la mort de Louis XV ! qu’en diraient-ils ?

Et les poissons de nos fossés à qui nous nous amusons à jeter du pain après le dîner, que pensent-ils de cette manne qui leur tombe du ciel en automne ? N’y a-t-il pas là quelque Moïse écaillé qui se fait honneur de notre bienfaisance ?

Quoiqu’il en soit, il me prend envie de vous réconcilier un peu avec les guerres, les pestes et les autres fléaux de l’espèce humaine. Savez-vous que si tous les empires étaient aussi bien gouvernés que la Chine, le pays le plus fécond de la terre, il y aurait trois fois plus d’hommes qu’ils n’en pourraient nourrir ? Il faut que tout ce qui est soit, bien ou mal.

La description de la Russie est commune ; on y étale par-ci par-là des prétentions à la connaissance de l’histoire naturelle.

Quant à l’Histoire du czar, on la lit avec plaisir ; mais si l’on se demandait à la fin : Quel grand tableau ai-je vu ? Quelle réflexion profonde me reste-t-il ? on ne saurait que se répondre.

L’écrivain de la France ne s’est peut-être pas élevé au niveau du législateur de la Russie. Cependant, si toutes les gazettes étaient faites comme cela, je n’en voudrais perdre aucune.

Il y a un très-beau chapitre des cruautés de la princesse Sophie. On ne voit pas sans émotion le jeune Pierre âgé de douze à treize ans, tenant une vierge entre ses mains, conduit par ses sœurs en pleurs à une multitude de soldats féroces qui le demandent à grands cris pour l’égorger, et qui viennent de couper la tête, les pieds et les mains à son frère. Cela me rappelle certains morceaux de Tacite, tels que la consternation de Rome lorsque l’on y apprit la mort de Germanicus, et la douleur du peuple lorsqu’on y apporta les cendres de ce prince.

Il y a dans la description du pays un endroit sur les mœurs des Samoïèdes qui est très-bien. Mais pourquoi cette pente à déprimer les ouvrages estimés ? On y prend à tâche en deux endroits de déprimer l’Histoire naturelle de M. de Buffon. On y relève des minuties de géographie, et la critique est assaisonnée d’éloges ironiques.

Damilaville a trouvé tout fort beau ; je lui en ai lavé la tête ; mais j’ai tempéré l’amertume de ma leçon, en lui disant avec la même sincérité que je le dirais à vous et à sœur Uranie : Ne soyez point mortifiées que je vous apprenne quelque chose en littérature et en philosophie. Ne seriez-vous pas assez fières toute votre vie d’être mes maîtresses en morale, et surtout en morale pratique ? Vous connaissez le bien, vous sentez juste, vous avez le cœur sensible et l’esprit délicat ; c’est vous qui êtes des hommes, et c’est moi qui suis la cigale qui fait du bruit dans la campagne.

Mais enfin quand nous reverrons-nous ? sera-ce à la Toussaint ou à la Saint-Martin que les affaires me ramèneront celle que j’aime, et que les mauvais temps lui rendront son philosophe ? Le philosophe doit se montrer avec le mauvais temps ; c’est sa saison.

Je me sentais disposé à vous dire des choses douces ; car c’est pour vous aimer qu’il faut que je commence et que je finisse.

Si les endroits de mes lettres où je vous entretiens de mes sentiments sont ceux qu’Uranie aime le mieux à lire, ce sont aussi ceux qui ne m’ont rien coûté, et qui me plaisent le plus à écrire.

Mais voilà la messe qui sonne ; le petit Croque-Dieu[6] est arrivé. Je l’entends rire, pour me servir de la comparaison de M. Le Roy, comme un cerf au mois d’octobre ; il prétend qu’on s’y tromperait dans la forêt.

Moitié de ces femmes iront entendre la messe dans le billard, moitié dans ma chambre, d’où l’on voit la porte de la chapelle qui est l’autre côté de la cour : elles prétendent que l’efficacité d’une messe s’étend au moins à cinquante pas à la ronde. Pour nous, nous n’avons point d’opinions là-dessus.

J’ai dit un mot à Grimm de votre affaire avec Vissen ; il m’a répondu que tous ces gens-là étaient des fripons, que Vissen passait pour avoir plus de cinquante mille livres de rente, qu’il fallait tenir ferme ; qu’il était pusillanime, qu’il n’aurait jamais le courage de faire une grande vilenie, et que, sans avoir peut-être beaucoup d’honneur, il serait assez attaché à la considération publique pour craindre un esclandre : d’où je conclus qu’il faudrait faire entendre adroitement à l’oncle combien son mémoire est inique et contraire à la loi, le jugement qu’on porterait dans le monde de lui et de son neveu, si une pièce pareille devenait publique. Il faut la conserver, et ne pas répondre qu’elle ne soit rentrée dans vos mains.

Je répondrai par le premier courrier à vos numéros 27 et 28.

Il y a longtemps que vous ne m’avez rien dit du bobo. Avez-vous entendu parler des pilules de ciguë ? On leur attribue des prodiges dans toutes les maladies d’obstructions, loupes, glandes engorgées, tumeurs cancéreuses.

Je m’arrondis comme une boule. Mme Le Gendre, combien vous m’allez détester ! Mon ventre lutte avec effort contre les boutons de ma veste, et s’indigne de ne pouvoir briser cet obstacle, surtout après dîner.

Adieu, ma tendre amie. Je suis tout à vous pour jamais ; c’est surtout dans les malheureuses circonstances que mon cœur me le dit.

Nous n’avons plus personne, tout le bruit de la maison s’est dissipé. Nous allons nous rapprocher, le Baron, le père Hoop et moi. Ils s’en sont allés, Dieu merci, tous les indifférents qui nous séparaient.

Je vais faire partir, avec celle-ci, celle que vous m’avez adressée pour M. de Prisye.

Savez-vous, mon amie, que vous l’avez terminée par une phrase équivoque, dont un fat tirerait grand avantage et qui serait bien capable d’alarmer un jaloux ? « Je verrais la bonne compagnie, ma sœur, ses enfants, est-ce tout ? Oh ! non, je ne finirais pas si je voulais tout dire. » Il paraît y avoir bien de la coquetterie là dedans, ou même pis ; mais je n’y entends rien, et M. de Prisye n’y mettra que ce qu’il faut. Ce n’est pas un fat, et je ne suis pas jaloux.

Damilaville est un homme admirable ; il me vient trois fois la semaine un homme de sa part, qui m’apporte vos lettres, et qui prend les miennes.

Adieu, adieu ! Prévenez-moi de loin sur votre retour, afin qu’il n’y ait pas une douzaine de mes lettres en l’air qui aillent vous chercher à Isle, quand vous n’y serez plus.

Vous m’êtes plus chère que jamais ; l’absence n’y fait rien : si, elle y fait : elle impatiente.

Je viens de relire cette lettre. J’avais presque envie de la brûler ; j’ai craint que la lecture que vous en ferez ne vous fatiguât.

Pour peu qu’elle vous applique, laissez-la. Vous y reviendrez, elle n’est obscure que par l’impossibilité de ne rien omettre de ce qui s’est dit.

Et puis ces matières ne vous sont pas aussi familières qu’à nous. Je brûle de vous revoir.



  1. Un très-court fragment de cette lettre, la fable de Galiani, avait déjà été imprimé dans la Correspondance de Grimm, au mois de janvier 1787, et dans les éditions Belin et Brière.
  2. C’est le fils de Mme d’Aine, le frère de Mme d’Holbach, que Diderot appelait familièrement son fils.
  3. Voir précédemment, p. 485.
  4. Pâris.
  5. Histoire de Russie sous Pierre le Grand, par Voltaire.
  6. Voir précédemment, p. 426.