Lettres (Spinoza)/V. Spinoza à Oldenburg

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Traduction par Émile Saisset.
Œuvres de Spinoza, tome 3CharpentierIII (p. 358-363).

LETTRE V[1].

À MONSIEUR HENRI OLDENBOURG,
B. DE SPINOZA


Monsieur,

Je vous remercie vivement, vous et M. Boyle[2], de vouloir bien m’encourager, comme vous faites, à travailler à la philosophie. Je m’y applique de mon mieux, autant que la médiocrité de mon esprit peut le permettre, et je compte toujours sur votre secours et votre bienveillance. Vous me demandez mon sentiment sur cette question : Comment chaque partie de la nature s’accorde-t-elle avec le tout, et quel est le lien qui l’unit aux autres parties ? Je suppose que vous entendez par là me demander les raisons qui nous assurent en général que chaque partie de la nature est d’accord avec le tout et unie avec les autres parties. Car pour dire de quelle façon précise sont unies les parties de l’univers et comment chaque partie s’accorde avec le tout, c’est ce dont je suis incapable, comme je vous le disais tout récemment, vu qu’il faudrait pour cela connaître toute la nature et toutes ses parties. Je me bornerai donc à vous dire la raison qui m’a forcé d’admettre l’accord des parties de l’univers ; mais je vous préviens d’avance que je n’attribue à la nature ni beauté ni laideur, ni ordre ni confusion, convaincu que je suis que les choses ne sont belles ou laides, ordonnées ou confuses, qu’au regard de notre imagination.

Par l’union des parties de l’univers, je n’entends donc rien autre chose sinon que les lois ou la nature d’une certaine partie s’accordent avec les lois ou la nature d’une autre partie, de telle façon qu’elles se contrarient le moins possible. Voici maintenant ce que j’entends par le tout et les parties : je dis qu’un certain nombre de choses sont les parties d’un tout, en tant que la nature de chacune d’elles s’accommode à celle des autres, de façon à ce qu’elles s’accordent toutes ensemble, autant que possible. Au contraire, en tant qu’elles ne s’accordent pas, chacune d’elles forme dans notre âme une idée distincte, et dès lors elle n’est plus une partie, mais un tout. Par exemple, quand les mouvements des parties de la lymphe, du chyle, etc., se combinent, suivant les rapports de grandeur et de figure de ces parties, de façon qu’elles s’accordent ensemble parfaitement, et constituent par leur union un seul et même fluide, le chyle, la lymphe, etc., considérés sous ce point de vue, sont des parties du sang. Mais si l’on vient à concevoir les particules de la lymphe comme différant de celles du chyle sous le rapport du mouvement et de la figure, alors la lymphe n’est plus une partie du sang, mais un tout. Imaginez, je vous prie, qu’un petit ver vive dans le sang, que sa vue soit assez perçante pour discerner les particules du sang, de la lymphe, etc., et son intelligence assez subtile pour observer suivant quelle loi chaque particule, à la rencontre d’une autre particule, rebrousse chemin ou lui communique une partie de son mouvement, etc., ce petit ver vivrait dans le sang comme nous vivons dans une certaine partie de l’univers ; il considérerait chaque particule du sang, non comme une partie, mais comme un tout, et il ne pourrait savoir par quelle loi la nature universelle du sang en règle toutes les parties et les force, en vertu d’une nécessité inhérente à son être, de se combiner entre elles de façon à ce qu’elles s’accordent toutes ensemble suivant un rapport déterminé. Car, si nous supposons qu’il n’existe hors de ce petit univers aucune cause capable de communiquer au sang des mouvements nouveaux, ni aucun autre espace, ni aucun autre corps auquel le sang puisse communiquer son mouvement, il est certain que le sang restera toujours dans le même état et que ses particules ne souffriront aucun autre changement que ceux qui se peuvent concevoir par les rapports de mouvement qui existent entre la lymphe, le chyle, etc., et de cette façon le sang devra toujours être considéré, non comme une partie, mais comme un tout. Mais comme il existe en réalité beaucoup d’autres causes qui modifient les lois de la nature du sang et sont à leur tour modifiées par elles, il arrive que d’ autres mouvements, d’autres changements se produisent dans le sang, lesquels résultent, non pas du seul rapport du mouvement de ses parties entre elles, mais du rapport du mouvement du sang au mouvement des choses extérieures ; et de cette façon, le sang joue le rôle d’une partie et non celui d’un tout.

Je dis maintenant que tous les corps de la nature peuvent et doivent être conçus comme nous venons de concevoir cette masse de sang, puisque tous les corps sont environnés par d’autres corps, et se déterminent les uns les autres à l’existence et à l’action suivant une certaine loi[3], le même rapport du mouvement au repos se conservant toujours dans tous les corps pris ensemble, c’est-à-dire dans l’univers tout entier ; d’où il suit que tout corps, en tant qu’il existe d’une certaine façon déterminée, doit être considéré comme une partie de l’univers, s’accorder avec le tout et être uni à toutes les autres parties. Et comme la nature de l’univers n’est pas limitée comme celle du sang, mais absolument infinie, toutes ses parties doivent être modifiées d’une infinité de façons et souffrir une infinité de changements en vertu de la puissance infinie qui est en elle. Mais l’union la plus étroite que je conçoive entre les parties de l’univers, c’est leur union sous le rapport de la substance. Car j’ai essayé de démontrer, comme je vous l’ai dit autrefois dans la première lettre que je vous écrivais, me trouvant encore à Rheinburg, que la substance étant infinie de son essence[4], chaque partie de la substance corporelle appartient à la nature de cette substance et ne peut exister ni être conçue sans elle.

Vous voyez, Monsieur, pour quelle raison et dans quel sens je pense que le corps humain est une partie de la nature. Quant à l’âme humaine, je crois qu’elle en est aussi une partie ; car il existe, selon moi, dans la nature, une puissance de penser infinie, laquelle, en tant qu’, infinie, contient en soi objectivement la nature tout entière et dont les différentes pensées s’ordonnent conformément à une loi générale, la loi de la pensée ou des idées[5]. L’âme humaine, selon moi, c’est cette même puissance dont je viens de parler, non pas en tant qu’elle est infinie et perçoit toute la nature, mais en tant qu’elle est finie, c’est-à-dire en tant qu’elle perçoit seulement le corps humain ; et sous ce point de vue, je dis que l’âme humaine est une partie d’une intelligence infinie.

Mais je ne puis expliquer et établir ici toutes ces choses et celles qui en dépendent avec le soin convenable ; ce serait m’exposer à être plus long qu’il ne faut ; et, d’ailleurs, je ne présume pas qu’en ce moment vous attendiez de moi l’éclaircissement de toutes ces questions ; je crains même, pour le peu que j’ai dit, d’être tombé dans une méprise et de vous avoir répondu sur de certains objets, tandis que vous vouliez m’interroger sur d’autres. Marquez-moi, je vous prie, ce qu’il en est.

Vous dites dans votre lettre que j’ai déclaré fausses presque toutes les règles de Descartes[6] sur le mouvement. Mais si j’ai bonne mémoire, je crois avoir attribué ce sentiment à M. Huyghens, et n’avoir parlé, quant à moi, que de la sixième règle de Descartes, que je crois fausse en effet et sur laquelle j’ai ajouté que M. Huyghens lui-même était dans l’erreur. Et à cette occasion, je vous ai prié de me communiquer l’expérience que vous avez faite dans votre Société royale pour vérifier l’hypothèse de M. Huyghens. Puisque vous ne me répondez rien sur ce point, je présume que la chose est impossible.

À propos de M. Huyghens, je vous dirai qu’il a été et qu’il est encore tout occupé de polir des verres à réfraction. Il a construit pour cela un appareil assez ingénieux où il peut tourner aussi des moules sphériques. Que sortira-t-il de là ? je n’en sais rien, et à vrai dire, je suis médiocrement curieux de le savoir, l’expérience m’ayant appris que la main est la meilleure machine et la plus sûre pour polir des verres d’optique.

Je ne puis rien vous dire encore de certain relativement aux pendules, ni à l’époque où M. Huyghens passera en France, etc.




  1. C’est la XVe des Opp. posth.
  2. Spinoza avait envoyé à Boyle, par Oldenburg, des observations critiques sur le livre De Nitro, Fluiditate et Firmitate. Boyle s'empressa d'y répondre, et Oldenburg servit encore d'intermédiaire. Voyez Lettres V, VI, VII, VIII et suiv. des Opp. posth.
  3. Éthique, part. 1, propos. 28.
  4. Éthique, part. 1, propos. 8.
  5. J'interprète en cet endroit Spinoza plus que je ne le traduis, sa pensée ne me paraissant pas complètement exprimée. — Voyez Éthique, part. 2, Propos. 7, 8.
  6. Voyez Descartes, Principes de la Philos., part. 2, 46 sqq.