Lettres (Spinoza)/X. Spinoza à Oldenburg

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Traduction par Émile Saisset.
Œuvres de Spinoza, tome 3CharpentierIII (p. 370-373).

LETTRE X[1].

RÉPONSE À LA PRÉCÉDENTE
À MONSIEUR HENRI OLDENBOURG,
B. DE SPINOZA


Monsieur,

Je vois enfin quelle est cette doctrine que vous me demandiez de tenir secrète ; mais comme elle est le fondement du traité que j’avais dessein de publier[2], je suis tout disposé à vous expliquer sous quel point de vue j’admets la nécessité de toutes choses et la fatalité des actions. Car je suis loin de soumettre Dieu en aucune façon au fatum ; seulement je conçois que toutes choses résultent de la nature de Dieu avec une nécessité inévitable, de la même façon que tout le monde conçoit qu’il résulte de la nature de Dieu que Dieu ait l’intelligence de soi-même. Assurément, il n’est personne qui conteste que cela ne résulte en effet de l’essence de Dieu ; et cependant personne n’entend par là soumettre Dieu au fatum ; et tout le monde croit que Dieu se comprend soi-même avec une parfaite liberté, quoique nécessairement. J’ajoute que cette inévitable nécessité des choses n’ôte rien à la perfection de Dieu ni à la dignité de l’homme ; car les préceptes moraux, soit qu’ils prennent la forme d’une loi ou d’un droit émané de Dieu même, soit qu’ils ne la prennent pas, n’en sont pas moins des préceptes divins et salutaires ; et quant aux biens qui résultent de la vertu et de l’amour de Dieu, soit que nous les recevions des mains d’un Dieu qui nous juge, soit qu’ils émanent de la nécessité de la nature divine, en sont-ils, dans l’un ou l’autre cas, moins désirables ? Et de même, les maux qui résultent des actions ou des passions mauvaises sont-ils moins à craindre parce qu’ils en résultent nécessairement ? En un mot, que nos actions s’accomplissent sous la loi de la nécessité ou sous celle de la contingence, n’est-ce pas toujours l’espérance et la crainte qui nous conduisent ?

Les hommes ne sont inexcusables devant Dieu par aucune autre raison sinon qu’ils sont en la puissance de Dieu comme l’argile en celle du potier, qui tire de la même matière des vases destinés à un noble usage et d’autres à un usage vulgaire. Veuillez, Monsieur, méditer un peu ces pensées, et je m’assure, par l’expérience que j’en ai faite avec plusieurs personnes, que vous trouverez sans difficulté de quoi répondre aux objections vulgaires.

J’ai considéré la foi aux miracles et l’ignorance comme choses équivalentes, par la raison que ceux qui prétendent établir l’existence de Dieu et la religion sur les miracles prouvent une chose obscure par une chose plus obscure encore et qu’ils ignorent au suprême degré ; de façon qu’ils inventent une espèce d’argumentation jusqu’à présent inconnue, qui consiste à réduire son contradicteur, non pas à l’impossible, comme on dit, mais à l’ignorance[3]. Du reste, je crois avoir expliqué assez clairement, si je ne me trompe, mon sentiment sur les miracles dans le Traité théologico-politique. Je n’ajouterai donc qu’un mot. Veuillez remarquer, Monsieur, que Jésus-Christ n’est point apparu, après sa mort, au sénat, ni à Pilate, ni à aucun infidèle, mais seulement aux saints ; considérez aussi que Dieu n’a ni côté droit ni côté gauche ; qu’il n’est point dans un certain lieu, mais qu’il est présent en tout lieu par son essence ; que la matière est partout la même ; que Dieu ne se manifeste point hors du monde dans ces espaces fantastiques qu’on imagine ; enfin que le corps humain est retenu en des limites déterminées par le seul poids de l’air ; et, si vous pesez toutes ces raisons ensemble, vous reconnaîtrez qu’il en a été de l’apparition de Jésus-Christ à ses apôtres à peu près comme de celle de Dieu à Abraham, quand celui-ci vit deux hommes et les invita à dîner[4]. Vous me direz que tous les apôtres ont cru à la résurrection et à l’ascension réelle de Jésus-Christ ; et je suis très-loin de le nier. Mais Abraham crut aussi que Dieu avait dîné chez lui, et tous les Israélites furent convaincus que Dieu était descendu sur le mont Sinaï dans une enveloppe de feu et leur avait directement parlé, bien que toutes ces apparitions, toutes ces révélations ne soient que des moyens que Dieu a employés pour se mettre à la portée de l’intelligence et des opinions des hommes et leur faire connaître ses volontés. Je conclus donc que la résurrection de Jésus-Christ d’entre les morts est au fond une résurrection toute spirituelle, révélée aux seuls fidèles selon la portée de leur esprit ; par où j’entends que Jésus-Christ fut appelé de la vie à l’éternité, et qu’après sa passion il s’éleva du sein des morts (en prenant ce mot dans le même sens où Jésus-Christ a dit[5] : Laissez les morts ensevelir leurs morts), comme il s’était élevé par sa vie et par sa mort en donnant l’exemple d’une sainteté sans égale. Dans ce même sens, il ressuscite ses disciples d’entre les morts, en tant qu’ils suivent l’exemple de sa mort et de sa vie. Et je ne crois pas qu’il fût difficile d’expliquer toute la doctrine de l’Évangile à l’aide de ce système d’interprétation. - J’irai plus loin : il n’y a, selon moi, que ce système qui puisse donner un sens au chap. xv de l’Épître I aux Corinthiens et faire comprendre les arguments de Paul, qui dans le système communément reçu paraissent bien faibles et bien aisés à réfuter. Et je ne veux même pas insister ici sur ce que les chrétiens ont pris au sens spirituel tout ce que les Juifs entendaient charnellement.

Je reconnais avec vous, Monsieur, la faiblesse humaine ; mais permettez-moi de vous demander si nous avons, nous faibles mortels, une connaissance de la nature assez grande pour être en état de déterminer jusqu’où s’étend sa force et sa puissance, et ce qui la surpasse. Que s’il n’est permis à personne d’élever sans arrogance une telle prétention, ce n’est donc pas manquer à la modestie que d’expliquer, autant que possible, les miracles par des causes naturelles ; et quant aux faits qu’on n’est pas en état d’expliquer et dont il est également impossible de prouver l’absurdité, il me semble convenable de suspendre son jugement à leur égard, et de donner ainsi pour unique base à la religion la sagesse de sa doctrine. Ne croyez pas, Monsieur, que les passages de l’Évangile de Jean et de l’Épître aux Hébreux que vous me citez soient contraires à mes sentiments ; ce qui vous le persuade, c’est que vous appliquez à des expressions orientales une mesure prise dans nos façons de parler européennes. Mais soyez sûr que, tout en écrivant son Évangile en grec, Jean hébraïse cependant. Quoi qu’il en soit, d’ailleurs, est-ce que vous croyez, quand l’écriture dit que Dieu s’est manifesté dans la nue, ou qu’il a habité dans le tabernacle ou dans le temple, que Dieu s’est revêtu de la nature de la nue, de celle du temple ou du tabernacle ? Or, Jésus-Christ ne dit rien de plus de soi-même : il dit qu’il est le temple de Dieu, entendant par là, je le répète encore une fois, que Dieu s’est surtout manifesté dans Jésus-Christ. Et c’est ce que Jean a voulu exprimer avec plus de force encore par ces paroles : Le Verbe s’est fait chair. Mais je n’insiste pas davantage.


  1. La XXIIIe des Opp. posth.
  2. L’Éthique.
  3. Pour plus simple explication de ce passage, voyez l’Éthique, part. 1, Appendice.
  4. Voyez Genèse, ch. 18, vers. 1-17.
  5. Voyez S. Matthieu, ch. 8, vers. 21 et 22.