Lettres (Spinoza)/XI. Oldenburg à Spinoza

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Traduction par Émile Saisset.
Œuvres de Spinoza, tome 3CharpentierIII (p. 374-375).

LETTRE XI[1].

RÉPONSE À LA PRÉCÉDENTE
À MONSIEUR B. DE SPINOZA,
HENRI OLDENBURG


Εΰ πράττειν.

Vous avez mis le doigt sur le vrai motif pour lequel je vous ai engagé à tenir secrète cette doctrine de la fatalité et de la nécessité de toutes choses. J’ai craint, en effet, que la pratique de la vertu n’en reçût quelque atteinte, et que les peines et les récompenses de l’autre vie ne vinssent à tomber dans le décri. Les explications que vous donnez dans votre dernière lettre ne semblent pas ôter la difficulté ni suffire à tranquilliser les âmes ; car enfin, si dans nos actions, tant morales que physiques, nous sommes en la puissance de Dieu comme l’argile dans les mains du potier, de quel front, je le demande, pourrait-on accuser un homme quel qu’il soit d’avoir agi de telle ou telle manière, quand il lui a été absolument impossible d’agir autrement ? N’aurions-nous pas le droit de nous élever tous contre Dieu d’une commune voix et de lui dire : c’est votre inflexible destin, c’est votre puissance irrésistible qui nous a contraints d’agir de la sorte, sans que nous ayons pu faire autrement ; pourquoi donc et de quel droit nous condamner à des châtiments terribles que nous étions hors d’état d’éviter, puisque c’est vous qui faites toutes choses selon votre caprice et votre bon plaisir, en vertu d’une nécessité suprême ? — Vous dites que si les hommes sont inexcusables devant Dieu, c’est uniquement parce qu’ils sont en sa puissance. Mais je retourne l’argument contre vous, et je dis avec plus de raison que vous, ce me semble, que si les hommes sont en la puissance de Dieu, c’est pour cela même qu’ils sont tous complètement excusables. Qui ne voit, en effet, que l’homme peut dire à Dieu : votre puissance, ô Dieu, est insurmontable ; je n’ai donc pu agir autrement et mon action est justifiée !

J’arrive à votre sentiment que les miracles et l’ignorance sont choses équivalentes, où il me semble que vous imposez les mêmes limites à la science des hommes (les plus habiles, il est vrai) et à la puissance de Dieu. Comme si Dieu ne pouvait rien faire ni rien produire dont les hommes ne soient capables de rendre raison en y appliquant les forces de leur génie. Et pour ne parler que de Jésus-Christ, je trouve que le récit de sa passion, de sa mort, de son ensevelissement, de sa résurrection, est tracé avec des couleurs si naturelles et si vives que j’ose en appeler ici à votre conscience et vous demander, à vous qui admettez l’autorité de l’histoire, s’il faut prendre ce récit à la lettre ou n’y voir qu’une allégorie. Quant à moi, il me paraît que toutes les circonstances de cet événement, si clairement consignées par les évangélistes, ne permettent pas de prendre leur récit dans un autre sens que le sens littéral. Veuillez, Monsieur, lire avec indulgence ces quelques réflexions et y répondre avec la franchise d’un ami. M. Boyle vous réitère ses compliments. Je compte vous dire par un prochain courrier où en sont les affaires de la Société royale. Adieu. Aimez-moi toujours.

Londres, 14 juin 1676.



  1. La XXIVe des Opp. posth.