Lettres (Spinoza)/XII. Spinoza à Oldenburg

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Traduction par Émile Saisset.
Œuvres de Spinoza, tome 3CharpentierIII (p. 376-378).

LETTRE XII.[1]

RÉPONSE À LA PRÉCÉDENTE
À MONSIEUR HENRI OLDENBOURG,
B. DE SPINOZA


Monsieur,

Quand j’ai dit dans ma dernière lettre que ce qui nous rend inexcusables, c’est que nous sommes en la puissance de Dieu comme l’argile entre les mains du potier, j’entendais par là que nul ne peut accuser Dieu de lui avoir donné une nature infirme ou une âme impuissante. Et de même qu’il serait absurde que le cercle se plaignit de ce que Dieu lui a refusé les propriétés de la sphère, ou que l’enfant qui souffre de la pierre se plaignît de ce qu’il ne lui a pas donné un corps bien constitué, de même un homme dont l’âme est impuissante ne peut être reçu à se plaindre, soit de n’avoir pas eu en partage et la force, et la vraie connaissance, et l’amour de Dieu, soit d’être né avec une constitution tellement faible qu’il est incapable de modérer et de contenir ses passions. En effet, rien n’est compris dans la nature de chaque chose que ce qui résulte nécessairement de la cause qui la produit. Or qu’un certain homme ait une âme forte, c’est ce qui n’est point compris dans sa nature, et personne ne peut contester, à moins de nier l’expérience et la raison, qu’il ne dépend pas plus de nous d’avoir un corps vigoureux que de posséder une âme saine. Vous insistez et vous dites : si les hommes tombent dans le péché par la nécessité de la nature, ils sont donc toujours excusables. Mais vous n’expliquez point quelle conclusion précise vous voulez tirer de là. Voulez-vous dire que Dieu ne peut s’irriter contre nous, ou bien que tous les hommes sont dignes de la béatitude, c’est-à-dire de la connaissance et de l’amour de Dieu ? Dans le premier cas, j’accorde parfaitement que Dieu ne s’irrite en aucune façon et que tout arrive suivant ses décrets ; mais je nie qu’il résulte de là que tous les hommes doivent être heureux ; car les hommes peuvent être excusables et cependant être privés de la béatitude et souffrir de mille façons. Un cheval est excusable d’être un cheval, et non un homme ; mais cela n’empêche pas qu’il ne doive être un cheval et non un homme. Celui à qui la morsure d’un chien donne la rage est assurément excusable, et cependant on a le droit de l’étouffer. De même, l’homme qui ne peut gouverner ses passions ni les contenir par crainte des lois, quoique excusable à cause de l’infirmité de sa nature, ne peut cependant jouir de la paix de l’âme ni de la connaissance et de l’amour de Dieu, et il est nécessaire qu’il périsse. Et je ne crois pas nécessaire d’avertir ici que l’Écriture quand elle représente Dieu irrité contre les pécheurs, ou tel qu’un juge qui voit, pèse et estime à leur prix les actions des hommes ; l’Écriture, dis-je, parle un langage humain et se proportionne aux opinions du vulgaire ; car son objet n’est pas d’enseigner la philosophie, et elle veut faire des hommes vertueux et non des savants.

Je ne vois pas du tout comment j’impose les mêmes limites à la puissance de Dieu et à la science des hommes en considérant la foi aux miracles et l’ignorance comme choses équivalentes.

Du reste, je prends comme vous au sens littéral la passion, la mort et l’ensevelissement de Jésus-Christ ; c’est seulement sa résurrection que j’interprète au sens allégorique. J’accorde aussi que cette résurrection est racontée par les évangélistes avec de telles circonstances qu’il est impossible de méconnaître qu’ils ont effectivement cru que le corps de Jésus-Christ était ressuscité et monté au ciel pour s’asseoir à la droite de Dieu, et je crois même que des infidèles auraient pu voir tout cela s’ils avaient été présents au même lieu où Jésus-Christ apparut à ses disciples ; mais il n’en est pas moins vrai que les disciples de Jésus-Christ ont pu se tromper sans que la doctrine de l’Évangile en soit altérée ; et c’est justement ce qui est arrivé à d’autres prophètes, comme je vous en ai donné la preuve dans ma précédente lettre. J’ajoute que Paul, à qui Jésus-Christ apparut aussi un peu plus tard[2], se glorifie d’avoir connu Jésus-Christ, non selon la chair, mais selon l’esprit.

Adieu, Monsieur et respectable ami ; croyez-moi tout à vous, avec zèle et de tout mon cœur.




  1. La XXVe des Opp. posth.
  2. Voyez Actes des Apôtres; ch. 9, vers. 3.