Lettres (Spinoza)/XV. Spinoza à L. M. P. M. Q. D.

La bibliothèque libre.
Traduction par Émile Saisset.
Œuvres de Spinoza, tome 3CharpentierIII (p. 382-390).

LETTRE XV.

À MONSIEUR L. M. P. M. Q. D. 1,

B. DE SPINOZA.



MON CHER AMI,


J’ai reçu de vous deux lettres, l’une du 11 juin, qui m’a été remise par votre ami N. N. ; l’autre du 26 mars, qu’un autre de vos amis, je ne sais lequel, a envoyée à Leyde. Toutes deux m’ont été infiniment agréables, surtout parce qu’elles m’ont fait voir que toutes vos affaires vont pour le mieux et que vous ne m’oubliez pas. Je vous dois aussi les plus vifs remerciements pour toutes les marques de politesse et d’estime dont vous voulez bien m’honorer. Croyez, je vous prie, que je n’ai pas pour vous un moindre attachement, et que je désire trouver l’occasion de vous le témoigner autant que ma médiocrité le pourra permettre. Et, pour vous en donner une première preuve, je m’empresse de répondre aux questions que vous m’adressez dans vos lettres. Vous me demandez mes sentiments sur l’infini : c’est de grand cœur que je vais vous les dire.

Ce qui a fait regarder par tout le monde la question de l’infini comme très-difficile et même comme inextricable, c’est qu’on n’a pas distingué deux choses, savoir ce qui est infini de sa nature ou par la seule force de sa définition, et ce qui n’a pas de limites, non par la vertu de son essence, mais par la vertu de sa cause. Une autre distinction qu’on n’a pas faite est celle d’une chose qu’on appelle infinie comme n’ayant pas de limites, et d’une chose dont les parties ne peuvent être égalées ni déterminées par aucun nombre, quoique l’on ait le maximum et le minimum où elle est enfermée. Si on avait remarqué ces différences, je répète qu’on n’aurait pas rencontré une foule de difficultés dont on a été accablé : on aurait aperçu clairement quelle espèce d’infini est indivisible et ne peut avoir de parties, et quelle autre espèce en peut contenir sans contradiction. On aurait vu aussi qu’il ne répugne nullement que tel infini soit plus grand que tel autre infini, et qu’il y a une sorte d’infini qu’on ne peut concevoir de cette façon. C’est ce qui résultera clairement, j’espère, des explications que je vais vous donner.

Mais il faut d’abord que je dise quelques mots sur les quatre objets que voici : la substance, le mode, l’éternité, la durée.

Relativement à la substance, je vous prie de considérer : 1° que l’existence appartient à son essence 2, c’est-à-dire qu’il suit de sa seule essence et de sa seule définition qu’elle existe réellement. Si j’ai bonne mémoire, c’est un point que je vous ai démontré dans le temps de vive voix, sans avoir besoin d’aucune autre proposition. - 2° Il résulte des principes que je viens de poser que la substance n’est pas multiple, mais unique ; par où j’entends qu’il n’en peut exister deux de même nature 3. - 3° Toute substance ne peut être conçue que comme infinie 4.

Ce que j’appelle modes, ce sont les affections de la substance. Or, la définition des modes, en tant qu’on la distingue de celle de la substance, n’enveloppe point l’existence réelle. C’est pourquoi, bien qu’ils existent, nous pouvons les concevoir comme n’existant pas ; d’où il suit qu’en tant que nous considérons leur essence toute seule, et non l’ordre de toute la nature, nous ne pouvons pas inférer, de ce qu’ils existent maintenant, qu’ils continueront ou non d’exister, qu’ils ont ou non existé auparavant. On voit donc clairement que nous concevons l’existence de la substance comme entièrement différente de celle des modes. Et de là vient la distinction de l’éternité et de la durée ; car il n’y a que l’existence des modes qui tombe dans la durée ; celle de la substance est dans l’éternité, je veux dire qu’elle consiste dans une possession infinie de l’être (essendi).

Voici maintenant la conséquence que je veux tirer de tout ce qui précède : comme nous considérons d’ordinaire la seule essence des modes et non l’ordre entier de la nature, il nous est possible de déterminer à notre gré l’existence des modes et la durée, de les concevoir plus grandes ou plus petites et de les diviser en parties, tout cela sans détruire le concept que nous en avons. Mais l’éternité et la substance, ne pouvant être conçues que comme infinies, ne souffrent rien de semblable, ou bien l’on en détruit la notion. C’est donc un véritable bavardage, pour ne pas dire une folie, que de prétendre que la substance étendue soit composée de parties ou de corps réellement distingués les uns des autres ; c’est exactement comme si on s’avisait de former, par l’addition et l’accumulation d’un grand nombre de cercles, un carré ou un triangle ou telle autre chose d’une essence toute différente de celle du cercle. Ainsi donc tout cet échafaudage d’arguments par où le commun des philosophes cherche à démontrer que la substance étendue est finie croule de soi-même ; car on y suppose toujours que la substance corporelle est formée de parties, à peu près comme ceux qui s’étant une fois mis dans l’esprit que la ligne est composée de points découvrent ensuite une foule d’arguments pour prouver qu’elle n’est pas divisible à l’infini 5.

Si vous me demandez maintenant d’où vient qu’une sorte de penchant naturel nous porte à diviser la substance étendue, je vous dirai que la quantité se conçoit de deux façons : d’une façon abstraite et superficielle, telle que les sens la représentent à l’imagination, ou bien comme substance, telle que l’entendement seul peut la concevoir. Si nous considérons la quantité des yeux de l’imagination, c’est le procédé le plus facile et le plus ordinaire, elle est divisible, finie, composée de parties, et multiple par conséquent ; mais si nous la considérons telle que l’entendement nous la fait connaître, c’est-à-dire si nous la percevons telle qu’elle est en soi, chose très-difficile, je l’avoue, il se trouve alors, comme je vous l’ai suffisamment démontré autrefois, qu’elle est infinie, indivisible et unique.

Les notions du temps et de la mesure naissent de cette faculté que nous avons de déterminer à volonté la durée et la quantité, savoir : en concevant celle-ci abstraction faite de la substance, et en séparant celle-là des modes par qui la durée s’écoule du sein des choses éternelles. Le temps et la mesure, en effet, ne sont autre chose que des déterminations de la durée et de la quantité, qui les rendent accessibles, autant qu’il se peut, à l’imagination. De même en concevant les affections de la substance abstraction faite de la substance elle-même et en les réduisant en de certaines classes pour les imaginer plus aisément, nous formons la notion du nombre, laquelle est un moyen de déterminer les affections de la substance ; d’où l’on peut voir que la mesure, le temps et le nombre ne sont que des façons de penser, ou plutôt d’imaginer. Il n’est donc point surprenant que tous ceux qui ont voulu concevoir le progrès de la nature par de semblables notions, et encore étaient-elles mal définies, se soient embarrassés d’une façon si extraordinaire dans leurs propres liens qu’il leur a fallu tout rompre pour en sortir et se jeter dans les dernières absurdités. Car comme il y a une foule de choses qui échappent à l’imagination et ne se peuvent concevoir que par le seul entendement, telles que la substance, l’éternité, et autres semblables, vouloir expliquer de semblables choses par des notions qui sont de simples secours donnés à l’imagination, c’est vouloir faire servir l’imagination à nous rendre déraisonnables. Et de même encore, si l’on confond les modes de la substance avec ces êtres de raison, auxiliaires de l’imagination, il est impossible de s’en former une idée juste ; car c’est faire du temps, de la mesure et du nombre des choses inintelligibles, en les séparant tout à la fois et de la substance, et des modes, dont ils représentent l’écoulement éternel.

Pour que la chose soit encore plus claire, veuillez prendre un exemple. Supposez une personne qui, concevant la durée d’une manière abstraite et la confondant avec le temps, se mette à la diviser en parties ; elle ne pourra jamais comprendre comment une heure peut se passer ; car pour qu’une heure se passe, il faut que la première moitié se passe d’abord, puis la moitié de l’autre moitié, puis la moitié de ce qui reste ; et en prolongeant indéfiniment cette division, il est impossible d’atteindre à la fin de l’heure en question. De là vient que plusieurs philosophes, peu accoutumés à distinguer les êtres de raison d’avec les choses réelles, ont été jusqu’à soutenir que la durée se compose de moments ; et ils sont ainsi tombés de Charybde en Scylla ; car composer la durée de moments et le nombre de zéros, c’est tout un.

Puisqu’il résulte de ce qui précède que le nombre, la mesure et le temps, étant de simples auxiliaires de l’imagination, ne peuvent être infinis (autrement le nombre ne serait plus le nombre, la mesure ne serait plus la mesure, le temps ne serait plus temps), il est aisé de concevoir que ceux qui, par ignorance de la vraie nature des choses, ont confondu ces trois êtres de raison avec les existences réelles, aient été conduits à ne pas reconnaître la possibilité d’un infini actuel. Mais, pour apprécier les misérables raisonnements qu’ils ont imaginés, je m’en rapporte aux mathématiciens qui, sachant se former des idées claires et distinctes des choses, ne s’arrêtent pas un instant à des difficultés de cette sorte. Car, outre qu’ils ont rencontré dans leurs recherches beaucoup de choses qui ne se peuvent déterminer par aucun nombre, ce qui prouve assez l’insuffisance des nombres à déterminer toutes choses, ils en ont trouvé aussi qui sont telles qu’aucun nombre ne peut les égaler et qu’elles surpassent tout nombre assignable. Or ils sont loin de conclure que les choses de cette nature surpassent tout nombre assignable par la multitude de leurs parties ; mais ils disent que leur nature est telle qu’elle exclut, sous peine de contradiction manifeste, toute détermination numérique. Par exemple, soit les deux cercles AB, CD 6, aucun nombre ne peut exprimer toutes les inégalités de distance qu’il y a entre ces deux cercles, ni toutes les variations que doit subir la matière en mouvement dans l’espace qui les sépare. Or cela ne vient point du tout de la grandeur de cet espace ; car prenez-en une partie si petite qu’il vous plaira, vous aurez toujours des inégalités de distance qu’aucun nombre ne pourra exprimer. Et on ne conclut pas de là, comme il arrive dans d’autres cas, que nous ne connaissions pas le maximum et le minimum de cette distance ; car dans l’exemple que nous avons pris, le maximum et le minimum sont tous les deux aisés à déterminer 7. La seule conclusion que nous ayons à tirer, c’est que la nature de l’espace compris entre deux cercles non concentriques (enveloppés l’un dans l’autre) n’admet pas entre ces deux cercles un nombre déterminé de distances inégales. Par conséquent, celui qui voudrait fixer le nombre de ces distances devrait faire en même temps qu’un cercle ne fût pas un cercle.

Il en serait de même, pour revenir à mon sujet, de celui qui voudrait déterminer tous les mouvements que la matière a reçus jusqu’à ce moment en les réduisant, ainsi que leur durée, à un certain nombre et à un certain temps ; car ce serait vouloir dépouiller de ses affections la substance corporelle, que nous ne pouvons concevoir que comme existante, et faire qu’elle n’eût pas la nature qu’elle a réellement. Je pourrais démontrer cela très-clairement, ainsi que plusieurs autres points que j’ai touchés dans cette lettre, si je ne jugeais la chose superflue. Il est aisé de voir par les réflexions précédentes qu’il y a des choses qui sont infinies de leur nature et ne peuvent en aucune façon être conçues comme finies, et d’autres choses qui ne sont infinies que par la force de la cause dont elles dépendent étroitement, et qui par conséquent, dès qu’on les conçoit d’une manière abstraite, peuvent être divisées et considérées comme finies ; enfin, il y a de certaines choses qui sont infinies ou, si vous aimez mieux, indéfinies, parce qu’elles ne peuvent être égalées par aucun nombre, bien qu’il y ait entre elles des différences de grandeur : car de ce que deux choses ne peuvent être égalées par aucun nombre, il ne s’ensuit pas du tout qu’elles soient égales entre elles, comme cela est manifeste par l’exemple cité et par une foule d’autres semblables.

J’ai donc mis sous vos yeux, mon cher ami, la cause des erreurs et de la confusion où l’on est tombé au sujet de cette question de l’infini, et je les ai expliquées toutes, si je ne me trompe, de façon qu’il ne reste plus une seule question relative à l’infini que je n’aie touchée ou qui ne se puisse résoudre au moyen des considérations qui précèdent. Il est donc superflu de vous retenir plus longtemps sur cette matière.

Je veux toutefois noter en passant que les nouveaux péripatéticiens ont mal compris, à mon avis, la démonstration que donnaient les anciens disciples d’Aristote de l’existence de Dieu. La voici, en effet, telle que je la trouve dans un juif nommé Rab Ghasdaj 8 : Si l’on suppose un progrès de causes à l’infini, toutes les choses qui existent seront des choses causées. Or nulle chose causée n’existe nécessairement par la force de sa nature. Il n’y a donc dans la nature aucun être à l’essence duquel il appartienne d’exister nécessairement. Mais cette conséquence est absurde. Donc le principe l’est aussi. - On voit que la force de cet argument n’est pas dans l’impossibilité d’un infini actuel ou d’un progrès de causes à l’infini. Elle consiste dans l’absurdité qu’il y a à supposer que les choses qui n’existent pas nécessairement de leur nature ne soient pas déterminées à l’existence par un être qui de sa nature existe nécessairement.

Je passerai maintenant, parce que le temps me presse, à votre seconde lettre ; mais il me sera plus commode de répondre à vos questions quand vous voudrez bien me venir voir. Venez sans retard, je vous en prie, si la chose vous est possible ; car voici le temps des voyages. Adieu, et n’oubliez pas celui qui aime à se dire, etc.