Lettres (Spinoza)/XXVIII. Spinoza à Fabricius

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Traduction par Émile Saisset.
Œuvres de Spinoza, tome 3CharpentierIII (p. 434-435).

Lettre XXVIII.

(Réponse à la précédente).


À MONSIEUR LOUIS FABRICIUS,

PROFESSEUR À L’ACADÉMIE D’HEIDELBERG ET CONSEILLER DE L’ÉLECTEUR PALATIN,

B. DE SPINOZA.



Si j’avais désiré jamais entrer dans l’enseignement des facultés, il m’eût été impossible de ne pas préférer à toute autre position celle que veut bien m’offrir par votre intermédiaire le sérénissime électeur palatin, surtout quand je songe à la liberté de philosopher que ce très-excellent prince eût daigné m’accorder. Et je ne parle point ici du désir que j’éprouve depuis longtemps de vivre sous le gouvernement d’un prince dont la sagesse fait l’objet de l’admiration universelle ; mais n’ayant jamais eu dessein d’enseigner en public, je ne puis consentir à profiter de l’occasion si honorable qui m’est offerte, bien que j’aie longtemps hésité, je l’avoue, à prendre ce parti. Mon premier motif, c’est que les soins que je donnerais à l’instruction de la jeunesse m’empêcheraient d’avancer moi-même en philosophie. Je considère, en second lieu, que j’ignore en quelles limites il faudrait enfermer cette liberté de philosopher qu’on veut bien me donner sous la condition que je ne troublerai pas la religion établie ; car la cause des schismes, ce n’est pas tant l’ardeur du zèle religieux que la diversité des passions humaines et cet esprit de contradiction qui fait condamner et envenimer les choses les plus innocentes. Or comme j’ai déjà fait l’épreuve de ces travers des hommes, moi simple particulier, qui vis dans la solitude, il est hors de doute que j’aurais à les redouter bien plus encore, si je m’élevais à une si grande dignité. Vous voyez, Monsieur, que ce n’est point l’espoir d’un sort plus brillant qui détermine mon refus, mais l’amour de la tranquillité, ce bien précieux dont je ne crois pouvoir me flatter de jouir qu’à condition de renoncer à toute espèce de leçons publiques. Je vous demande donc avec instance de prier le sérénissime électeur qu’il me laisse du temps pour délibérer encore ; veuillez aussi me maintenir dans les bonnes grâces de ce très-excellent prince, et vous redoublerez ainsi les sentiments de gratitude de celui qui se dit,

Monsieur,

Votre tout dévoué.


B. D. S.



La Haye, 30 mars 1673.