Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 274

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 567-569).

274. — DE Mme  DE SÉVIGNÉ À Mme  DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, mercredi 29 décembre 1688.

Voici donc ce mercredi si terrible, où vous me priez de négliger un peu ma chère fille ; mais ignorez- vous que ce qui me console de mes fatigues, c’est de lui écrire et de causer un peu avec elle ? Je me souviens assez de Provence et d’Aix, et je sais assez le sujet que vous avez de vous plaindre de l’élection {des coîisuIs) qui fut faite le jour de Saint- André, pour approuver extrêmement que vous l’ayez fait casser par le parlement. J’ai vu le père Gaillard[1], qui en est fort aise ; il parlera à M. de Croissi, et fera renvoyer toute l’affaire à M. de Grignan. On ne saurait se venger plus honnêtement, et d’une manière qui doive mieux guérir et corriger de la fantaisie de vous déplaire. J’en fais mon compliment à M. Gaillard ; je suis vraiment flattée de la pensée d’avoir ma place dans une si honnêteté ; je ne saurais oublier ses regards si pleins de feu et d’esprit. Ne causez- vous pas quelquefois avec lui ?

Je comprends, ma chère enfant, cet ouvrage de deux mois, que vous avez à faire cet hiver à Aix ; il paraît grand et difficile, à le regarder tout d’une vue : mais quand vous serez en train d’aller et de travailler, étant tous les jours si accablée de devoirs et d’écritures, vous trouverez que, malgré l’ennui et la fatigue, les jours ne laissent pas de s’écouler fort vite. J’en ai passé de bien douloureux, sans compter les mauvaises nuits ; et cependant rien n’empêchait le temps de courir : ce qui est de vrai, c’est qu’au bout de trois mois, on croit qu’il y a trois ans qu’on est séparé. Si vous voulez m’en croire, vous demeurerez fort bien à Aix jusqu’à Pâques ; le carême y est plus doux qu’à Grignan. La bise de Grignan, qui vous fait avaler la poudre de tous les bâtiments de vos prélats, vie fait mal à votre poitrine[2], et me paraît un petit camp de Mainte non[3], Vous ferez de ces pensées tout ce que vous voudrez ; pour moi, je ne souhaite au monde que de pouvoir travailler avec ma chère bonne, et achever ma vie en l’aimant, et en recevant les tendres et pieuses marques de son amitié ; car vous me paraissez le pieux Énée en femme.

J’ai vu Sanzei ; je l’ai embrassé pour vous ; il s’est mis à genoux, il m’a baisé les pieds ; je vous mande ses folies, comme celles de don Quichotte : il n’est plus mousquetaire, il est lieutenant de dragons : il a parlé au roi, qui lui a dit que, s’il servait avec application, on aurait soin de lui. Voilà où il lui serait bien nécessaire d’être un peu monsieur du pied de la lettre. Vous ne sauriez croire comme cette qualité, qui nous faisait rire, est utile à votre enfant, et combien elle contribue à composer sa bonne réputation ; c’est un air, c’est une mode d’en dire du bien. Madame de Verneuil, qui est revenue, commença hier par là, et vous fit ensuite mille amitiés et mille compliments. Je crois que mademoiselle de Coislin[4] sera enfin madame d’Enrichemont.

Madame de Coulanges, que j’ai vue ce matin chez la Bagnols, m’a dit qu’elle avait reçu>votre réponse, et qu’elle me la montrerait ce soir chez l’abbé Têtu. Vous voilà donc quitte de cette réponse ; mais vous me faites grand’pitié de répondre ainsi seule à cent personnes qui vous ont écrit : cette mode est cruelle en France. Mais que vous dirai-je d’Angleterre, où les modes et les manières sont encore plus fâcheuses ? M. de Lamoignon a mandé à M. le chevalier que le roi d’Angleterre était arrivé à Boulogne ; un autre dit à Brest ; un autre dit qu’il est arrêté en Angleterre ; un autre, qu’il est péri dans les horribles tempêtes qu’il y a eu sur la mer : voilà de quoi choisir. Il est sept heures ; M. le chevalier ne fermera son paquet qu’au bel air deonze heures ; s’il sait quelque chose de plus assuré, il vous le mandera. Ce qui est très-certain, c’est que la reine ne veut point sortir de Boulogne, qu’elle n’ait des nouvelles de son mari ; elle pleure, et prie Dieu sans cesse. Le roi était hier fort en peine de Sa Majesté Britannique. Voilà une grande scène : nous sommes attentifs à la volonté des dieux,

Et nous voulons apprendre
Ce qu’ils ont ordonné du beau-père et du gendre[5].

Je reprends ma lettre, je viens de la chambre de M. le chevalier. Jamais il ne s’est vu un jour comme celui-ci : on dit quatre choses différentes du roi d’Angleterre, et toutes quatre par de bons auteurs. Il est à Calais ; il est à Boulogne ; il est arrêté en Angleterre ; il est péri dans son vaisseau ; un cinquième dit à Brest ; et tout cela tellement brouillé, qu’on ne sait que dire. M. Courtin d’une façon, M. de Reims d’une autre, M. de Lamoignon d’une autre. Les laquais vont et viennent à tout moment. Je dis donc adieu à ma chère fille, sans pouvoir lui rien dire de positif, sinon que je l’aime comme le mérite son cœur, et comme le veut mon inclination, qui me fait courir dans ce chemin à bride abattue.


  1. Célèbre jésuite qui prenait part à cette affaire par rapport à M. de Gaillard son frère, homme de mérite et de beaucoup d’esprit.
  2. La mère ne pouvait exprimer plus laconiquement, ni avec plus d’énergie, le mal qu’elle souffrait quand elle craignait pour la poitrine de sa fille.
  3. Louvois, qui avait eu la surintendance des bâtiments, imagina, pour plaire à son maître, qu’on pourrait faire venir la rivière d’Eure jusqu’à Versailles, dont les fontaines ne s’alimentaient que des eaux fétides d’un étang. Il fallait détourner cette rivière dans un espace de onze lieues. Il fallait surtout joindre deux montagnes vis-à-vis Maintenon. On employa trente mille hommes de l’armée à ces travaux. Les maladies détruisirent en grande partie ce camp. Le projet fut depuis abandonné, et n’a jamais été repris.
  4. Madeleine-Armande du Cambout de Coislin, mariée le 10 avril suivant à Maximihen de Béthune, duc de Sully, prince d’Enrichemont.
  5. La Mort de Pompée, tragédie de Corneille.