Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 93

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 210-213).

93. — DE Mme  DE SÉVIGNÉ À Mme  DE GRIGNAN.[modifier]

À Paris, mercredi 16 mars 1672.

Vous me parlez de mon départ : ah ! ma fille, je languis dans cet espoir charmant ; rien ne m’arrête que ma tante[1], qui se meurt de douleur et d’hydropisie : elle me brise le cœur par l’état où elle est, et partout ce qu’elle dit de tendre et de bon sens ; son courage, sa patience, sa résignation, tout cela est admirable. M. d’Hacqueville et moi, nous suivons son mal jour à jour : il voit mon cœur, et la douleur que j’ai de n’être pas libre tout présentement : je me conduis par ses avis ; nous verrons entre ci et Pâques : si son mal augmente, comme il a fait depuis que je suis ici, elle mourra entre nos bras : si elle reçoit quelque soulagement, et qu’elle prenne le train de languir, je partirai dès que M. de Coulanges sera revenu. Notre pauvre abbé est au désespoir, aussi bien que moi ; nous verrons donc comme cet excès de mal se tournera dans le mois d’avril : je n’ai que cela dans la tête : vous ne sauriez avoir tant d’envie de me voir que j’en ai de vous embrasser : bornez votre ambition, et ne croyez pas me pouvoir jamais égaler là-dessus.

Mon fils me mande qu’ils sont misérables en Allemagne, et ne savent ce qu’ils font. Il a été très-affligé de la mort du chevalier de Grignan. Vous me demandez, ma chère enfant, si j’aime toujours bien la vie : je vous avoue que j’y trouve des chagrins cuisants ; mais je suis encore plus dégoûtée de la mort : je me trouve si malheureuse d’avoir à finir tout ceci par elle, que, si je pouvais retourner en arrière, je ne demanderais pas mieux. Je me trouve dans un engagement qui m’embarrasse : je suis embarquée dans la vie sans mon consentement ; il faut que j’en sorte, cela m’assomme ; et comment en sortirai-je ? par où ? par quelle porte ? quand sera-ce ? en quelle disposition ? Souffrirai-je mille et mille douleurs, qui me feront mourir désespérée ? aurai-je un transport au cerveau ? mourrai -je d’un accident ? comment serai-je avec Dieu ? qu’aurai-je à lui présenter ? la crainte, la nécessité ferontelles mon retour vers lui ? n’aurai-je aucun autre sentiment que celui de la peur ? que puis-je espérer ? suis-je digne du paradis ? suis-je digne de l’enfer ? Quelle alternative ! quel embarras ! Rien n’est si fou que de mettre son salut dans l’incertitude ; mais rien n’est si naturel, et la sotte vie que je mène est la chose du monde la plus aisée à comprendre : je m’abîme dans ces pensées, et je trouve la mort si terrible, que je hais plus la vie parce qu’elle m’y mène, que par les épines dont elle est semée. Vous me direz que je veux donc vivre éternellement ; point du tout : mais si on m’avait demandé mon avis, j’aurais bien aimé à mourir entre les bras de ma nourrice ; cela m’aurait ôté bien des ennuis, et m’aurait donné le ciel bien sûrement et bien aisément : mais parlons d’autre chose.

Je suis au désespoir que vous ayez eu Bajazet par d’autres que par moi ; c’est ce chien de Barbin[2] qui me hait, parce que je ne fais pas des Princesses de Clèveset de Montpensier[3]. Vous avez jugé très-juste et très-bien de Bajazet, et vous aurez vu que je suis de votre avis. Je voulais vous envoyer la Champmêlé pour vous réchauffer la pièce. Le personnage de Bajazet est glacé ; les mœurs des Turcs y sont mal observées, ils ne font point tant de façons pour se marier ; le dénoûment n’est point bien préparé ; on n’entre point dans les raisons de cette grande tuerie : il y a pourtant des choses agréables, mais rien de parfaitement beau, rien qui enlève, point de ces tirades de Corneille qui font frissonner. Ma fille, gardons-nous bien de lui comparer Racine, sentons-en toujours la différence ; les pièces de ce dernier ont des endroits froids et faibles, et jamais il n’ira plus loin qu’ Andromaque ; Bajazet est au-dessous, au sentiment de bien des gens, et au mien, si j’ose me citer. Racine fait des comédies[4] pour la Champmêlé : ce n’est pas pour les siècles à venir : si jamais il n’est plus jeune, et qu’il cesse d’être amoureux, ce ne sera plus la même chose. Vive donc notre vieil ami Corneille ! Pardonnons -lui de méchants vers en faveur des divines et sublimes beautés qui nous transportent : ce sont des traits de maître qui sont inimitables. Despréaux en dit encore plus que moi ; et, en un mot, c’est le bon goût, tenez-vous-y.

Voici un bon mot de madame Cornuel, qui a fort réjoui le parterre : M. Tambonneau le fils[5] a quitté la robe, et a mis une sangle autour de son ventre et de son derrière ; avec ce bel air, il veut aller servir sur la mer : je ne sais ce que lui a fait la terre. On disait donc à madame Cornuel qu’il s’en allait à la mer : « Hélas ! dit-elle, est-ce qu’il a été mordu d’un chien enragé ? » Cela fut dit sans malice, c’est ce qui a fait rire extrêmement.

Je ne saurais vous plaindre de n’avoir point de beurre en Provence, puisque vous avez de l’huile admirable et d’excellent poisson. Ah ! ma fille, que je comprends bien ce que peuvent faire et penser des gens comme vous, au milieu de vos Provençaux ! Je les trouverai comme vous, et je vous plaindrai toute ma vie de passer avec eux de si belles années de la vôtre. Je suis si peu désireuse de briller dans votre cour de Provence, et j’en juge si bien parcelle de Bretagne, que par la même raison qu’au bout de trois jours, à Vitré, je ne respirais que les Rochers, je vous jure devant Dieu que l’objet de mes désirs, c’est de passer l’été à Grignan avec vous : voilà où je vise, et rien au delà. Mon vin de Saint-Laurent est chez Adhémar, je l’aurai demain matin ; il y a longtemps que je vous en ai remercié in petto ; cela est bien obligeant. M. de Laon aime bien cette manière d’être cardinal. On assure que l’autre jour M. de Montausier, parlant à M. le Dauphin de la dignité des cardinaux, lui dit que cela dépendait du pape, et que s’il voulait faire cardinal un palefrenier, il le pourrait. Là-dessus le cardinal de Bonzi arrive ; M. le Dauphin lui dit : « Monsieur, est-il vrai que « si le pape voulait, il ferait cardinal un palefrenier ? » M. de Bonzi fut surpris ; et, devinant l’affaire, il lui répondit : « Il est vrai, « monsieur, que le pape choisit qui il lui plaît, mais nous n’avons « pas vu jusqu’ici qu’il ait pris des cardinaux dans son écurie. » C’est le cardinal de Bouillon qui m’a conté ce détail. Écrivez un peu à notre cardinal, il vous aime : le faubourg[6] vous aime ; madame Scarron vous aime, elle passe ici le carême, et céans presque tous les soirs. Barillony est encore, et plût à Dieu, ma belle, que vous y fussiez aussi ! Adieu, mon enfant, je ne finis point ; je vous défie de pouvoir comprendre combien je vous aime.


  1. Henriette de Coulanges, marquise de la Trousse.
  2. Fameux libraire de ce temps-là, dont parle Boileau.
  3. Romans de madame de la Fayette.
  4. On employait autrefois le mot de comédie dans un sens générique.
  5. Jean Tambonneau, président de la chambre des comptes, épousa Marie Boyer, sœur de la duchesse de Noailles.
  6. C’est-à-dire M. de la Rochefoucauld et madame de la Fayette, qui demeuraient l’un et l’autre au faubourg Saiut-Germain.