Lettres inédites de Mme Roland

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LETTRES INÉDITES
DE
MADAME ROLAND.[1]

Il a été parlé surabondamment, ce semble, de Mme  Roland ; nous-même en avons écrit une longue fois ailleurs ; mais, puisque l’occasion se présente, parlons d’elle encore. Il y a en critique comme dans la vie une fidélité à ses anciennes relations qui est utile et douce autant qu’obligée. On s’épand trop aujourd’hui en écrivant comme en vivant ; le cœur ni l’esprit n’y suffisent plus. Tous nous traitons et nous faisons tout. Au dehors, au dedans, chacun devient comme un salon banal. N’oublions pas tout-à-fait les anciens coins préférés.

Il est vrai que tout le monde ne pense pas ainsi ; les trop longues habitudes déplaisent au public. Quand d’un auteur, d’un personnage, même excellent, il en a assez, il n’en veut plus. Connu, connu, se dit-il, et il faut passer à d’autres. Aussi je ne serais pas étonné que, malgré l’intérêt réel et de fond qui s’attache à la correspondance qu’on publie, certains lecteurs la jugeassent fastidieuse, monotone. Ceux au contraire qui croient qu’une ame est tout un monde, qu’un caractère éminent n’est jamais trop approfondi, ceux qui mêlent à leur jugement sur Mme Roland un culte d’affection et de cœur, trouveront ici mille raisons de plus à leur sympathie et démêleront une foule de détails aussi respectables que charmans.

Mme Phlipon avait été placée, vers l’âge de onze ans, dans le couvent des Dames de la Congrégation, rue Neuve-Saint-Étienne, pour y faire sa première communion ; elle y connut deux demoiselles d’Amiens, deux sœurs un peu plus âgées qu’elle, Mlles Henriette et Sophie Cannet ; elle se lia très-tendrement avec elles, avec Sophie d’abord. Au sortir du couvent, revenue chez son père au quai des Lunettes, elle entretint une correspondance active et suivie avec Sophie, retournée elle-même à Amiens. C’est cette correspondance précieusement conservée dans la famille des dames Cannet que M. Auguste Breuil, avocat, a obtenue des mains de leurs dignes héritiers pour la venir publier aujourd’hui.

Elle comprend et remplit presque sans interruption l’intervalle de janvier 1772 à janvier 1780. En commençant, la jeune fille n’a pas dix-huit ans encore ; elle va en avoir vingt-six dans la dernière lettre. Il y en eut d’autres sans doute dans la suite, mais non plus régulières et qui n’ont pas été conservées. La lettre finale annonce le mariage avec M. Roland, dont la connaissance première était due aux amies d’Amiens. On alla y demeurer, et on y resta quatre années. Cela coupa court à la correspondance, au moins sur le même pied que devant. Ces lettres finissent donc comme un roman, par le mariage ; et, à les bien prendre, elles sont un roman en effet, celui de la première jeunesse, et de l’amitié de deux jeunes filles, de deux pensionnaires qui font leur entrée dans la vie.

Sophie est plus froide, calme, heureuse ; Manon Phlipon est ce qu’on peut augurer, ce qu’elle-même dans ses Mémoires nous a si vivement dépeint. Mais ici le développement se montre dans chaque lettre, abondant, naïf, continu ; on suit à vue d’œil l’ame, le talent, la raison, qui s’empressent d’éclore et de se former.

Les lettres de Mme Roland à ses jeunes amies me démontrent la vérité de cette idée : l’être moral parfait en nous, s’il doit exister, existe de bonne heure ; il existe dès vingt ans dans toute son intégrité et toute sa grace. Alors vraiment nous portons en nous le héros de Plutarque, notre Alexandre, si jamais nous le portons. Plus tard on survit trop souvent à son héros. À mesure qu’il se développe et se déploie davantage aux yeux des autres, il perd en lui-même ; quand tout le monde se met à l’apprécier, il est déjà moins ; quelquefois (chose horrible à dire !) il n’est déjà plus. Franchise, dévouement, fidélité, courage, tout cela garde encore le même nom, mais ne le mérite que peu. Toute ame, en avançant, subit toutes les atteintes, tout le déchet dont elle est capable. Tous les hommes, a dit le noble et bienveillant Vauvenargues, naissent sincères et meurent trompeurs ; il lui eût suffi de dire, pour exprimer sa pensée amère, qu’ils meurent détrompés. Du moins, même chez les meilleurs, ce qu’on appelle le progrès de la vie est bien inférieur à ce premier idéal que réalisa un moment la jeunesse. On est donc heureux quand on retrouve ce premier portrait chez les personnages voués depuis à la célébrité, et quand un hasard imprévu nous vient révéler ce qu’ils furent précisément au moment unique et choisi, en cette fleur, en cette heure ornée, comme disait la Grèce : dans tout le reste de notre vue sur eux, il y a plus ou moins anachronisme.

Mme Roland parut plus grande assurément plus tard ; mais fut-elle plus sage, plus profonde, plus attachante jamais qu’à ces heures de jeune et intime épanchement ? Quand le drame public se déclara pour elle, par combien de scènes dut-elle l’acheter ! Le quatrième acte notamment traîna, se gâta, se boursouffla beaucoup. Le cinquième répara tout heureusement, et l’auréole de l’échafaud couvrit les ambitieuses erreurs. Mais nous n’avons affaire ici qu’aux scènes d’humble début, à une exposition simple, émue, irréprochable.

Mme Roland aurait pu vivre jusqu’au bout dans cette donnée première de la destinée et n’y point paraître trop déplacée encore. Ses amis, tout en regrettant pour elle que le cadre fût si étroit, n’auraient jamais songé à la transporter en idée dans la sphère orageuse où elle respira si au large et mourut si triomphante. Et pourtant elle était dès-lors la même ; mais sa nature morale, si complète, savait si bien se régler qu’elle ne semblait pas se contraindre. C’est l’intérêt des vies domestiques que d’y deviner, d’y suivre le caractère et le génie qui vont tout à l’heure y éclater, qui auraient pu aussi bien n’en jamais sortir. Combien de Hampden, dit Gray dans son Cimetière de Village, dorment inconnus sous le gazon ! J’ai essayé quelquefois de me figurer ce que serait un cardinal de Richelieu restreint par la destinée à la vie domestique : quel méchant voisin, ou, pour parler bien vulgairement, quel mauvais coucheur cela ferait ! Bonaparte à la veille de 95, peut donner idée de quelque chose d’approchant, lorsqu’il est sans emploi et qu’il va suffoquer de ses bouffées originales, Bourienne ou Mme Pernon. Qu’ils sont rares les êtres qui sembleraient également à leur place, bons et excellens dans la vie privée, grands dans le public, comme Washington ou Mme Roland !

Une précaution est à prendre en abordant ces lettres ; pour n’y point avoir de mécompte, il faut se dire une partie de la préoccupation et du dessein de la jeune fille qui les écrit. À quelques égards, et dans une quantité de pages, elles sont comme des exercices de rhétorique et de philosophie auxquels nous assistons. La jeune Phlipon, dans son avidité de savoir, dans son instinct de talent, lit toutes sortes d’auteurs, s’en rend compte, en fait des extraits, et s’en entretient, non sans étude, avec son amie : « Car, dit-elle très judicieusement, on n’apprend jamais rien quand on ne fait que lire ; il faut extraire et tourner, pour ainsi dire, en sa propre substance les choses que l’on veut conserver, en se pénétrant de leur essence. » Esprit ferme et rare, chez qui tout venait de nature, même l’éducation qu’elle s’est donnée ! Elle a parlé dans ses Mémoires de ses extraits à proprement parler, de ses Œuvres de jeune fille ; ces lettres-ci en sont le complément. Tantôt c’est un traité de métaphysique qu’elle analyse, tantôt c’est Delolme en douze pages (ce qui devient un peu long) ; tantôt c’est une élégie en prose qu’elle essaie. Elle prélude au style ; les périphrases réputées élégantes, les épithètes de dictionnaire (grelots de la folie, docile écolière de l’indolent Épicure, folâtre enfant des ris), surabondent par momens : « Tu sais, écrit-elle un jour à son amie, que j’habite les bords de la Seine, vers la pointe de cette île où se voit la statue du meilleur des rois. Le fleuve qui vient de la droite laisse couler paisiblement devant ma demeure ses ondes salutaires… » Voila sans doute un harmonieux début pour exprimer le coin du quai des Lunettes ; mais nous regrettons que l’éditeur n’ait pas fait de nombreux retranchemens dans toute cette partie élémentaire qui n’avait d’intérêt que comme échantillon. Tant d’autres peintures franches et fraîches à côté y auraient gagné. C’est à deux lettres de distance de la précédente qu’elle parle si joliment de la vie prosaïque qu’elle mène à Vincennes chez son oncle le chanoine, entre toutes ces figures de lutrin : « Tandis qu’un bon chanoine en lunettes fait résonner sa vieille basse sous un archet tremblotant, moi je râcle du violon ; un second chanoine nous accompagne avec une flûte glapissante, et voilà un concert propre à faire fuir tous les chats. Ce beau chef-d’œuvre terminé, ces messieurs se félicitent et s’applaudissent : je me sauve au jardin, j’y cueille la rose ou le persil ; je tourne dans la basse-cour où les couveuses m’intéressent et les poussins m’amusent ; je ramasse dans ma tête tout ce qui peut se dire en nouvelles, en histoires, pour ravigoter les imaginations engourdies, et détourner les conversations de chapitre qui m’endorment parfois : voilà ma vie. » Et un peu plus loin : « J’aime cette tranquillité qui n’est interrompue que par le chant des coqs ; il me semble que je palpe mon existence ; je sens un bien-être analogue à celui d’un arbre tiré de sa caisse et replanté en plein champ. » Dans tout ceci, le style est autre, ou mieux il n’est plus question de style ; il n’y a plus d’écolière ; elle cause : sa leçon de rhétorique est finie.

Il faut le dire pourtant, ce n’a pas été tout-à-fait trahir l’intention de la jeune fille qui les écrivait, que de publier en totalité ces lettres. En plus d’un passage, il est clair qu’elle songe à l’usage qu’on en peut faire. On aperçoit le bout d’oreille d’auteur. Si une lettre, par malheur, se perd en chemin, ce sont des regrets, des recherches infinies. Quand elle parle de son barbouillage, est-ce bien sérieux ? « Et puis qu’importe notre façon d’écrire ! en composant mes lettres (donc elle les compose), ai-je l’espoir qu’après ma mort elles trouveront un éditeur et prendront rang à côté de celles de Mme de Sévigné ? Non, cette folie n’est pas du nombre des miennes ; si nous gardons nos barbouillages, c’est pour nous faire rire quand nous n’aurons plus de dents. » Et encore, au moment des confidences les plus tendres et les plus secrètes d’un cœur qui se croit pris : « Décachète la lettre, fais-en lecture, songe à mes tourmens, aux siens… et vois si tu dois l’envoyer. Mais, dans tous les cas, ne brûle rien. Dussent mes lettres être vues un jour de tout le monde, je ne veux point dérober à la lumière les seuls monumens de ma faiblesse, de mes sentimens. » Allons, puisqu’on nous le permet et qu’on nous y invite même, pénétrons dans l’intérieur virginal où il lui plaît de nous guider.

L’unité de cette correspondance, que quelques suppressions eussent mieux fait ressortir, est dans l’amitié de deux jeunes filles, dans cette amitié d’abord passionnée, au moins chez Mlle Phlipon, et qui, partie du couvent, avec ses petits orages, ses incidens journaliers, ses hausses et ses baisses, s’en vint, après quelques années, expirer au mariage : et quand je dis expirer, je ne veux parler que de la forme, vive et passionnée, car le fond subsista toujours. Même avant cette fin de la passion d’amitié, on la voit subir un échec, une variation assez sensible vers la fin du premier volume, sitôt qu’un premier sentiment d’amour s’est venu loger dans le cœur qui d’abord n’avait pas de partage. Mais il faut serrer de plus près le début et procéder par nuances. Mlle Phlipon a dix-huit ans, elle est depuis long-temps formée, elle est dévote encore. Les lettres de 1772 à Sophie sont d’un sérieux qui fait sourire : on sent que la jeune prêcheuse vient de lire Nicole, comme plus tard elle aura lu Rousseau. Elle a été prévenue, dit-elle, (prévenue par la grace, style de Nicole), un peu après son amie ; elle a agi jusqu’à onze ans par cette espèce de raison, encore enveloppée des ténèbres de l’enfance : ce n’est qu’alors que le rayon divin a commencé de luire. Mais l’amour-propre, le grand et détestable ennemi, n’est pas abattu pour cela : « Je l’appelle détestable, écrit-elle, et je le déteste aussi avec beaucoup de raison, car il me joue souvent de vilains tours ; c’est un voleur rusé qui m’attrape toujours quelque chose. Unissons-nous, ma bonne amie, pour lui faire la guerre ; je lui jure une haine implacable. Parcourons tous les détours, etc., etc… » Suit toute une petite harangue de sainte Croisade contre cet haïssable moi. Saint François de Sales, qui a l’air de permettre quelques affiquets aux filles, en vue d’un honnête mariage, lui paraît trop indulgent. Elle raconte et confesse, en fort bon style didactique, ses propres luttes épineuses à l’article de la vanité : « Voilà, ma bonne amie, une peinture ingénue des révolutions dont mon cœur fut le théâtre ! » Cette phase demi-janséniste dura peu ; on suit, dans la correspondance, le décours de cette dévotion un moment si vive ; en mars 1776, elle fait encore ses stations, mais elle ne peut se résigner aux cinq Pater et aux cinq Ave ; en septembre de la même année, les amies d’Amiens en sont à prier pour sa conversion. Elle en est dès long-temps à ce qu’elle nomme ses fredaines de raisonnement : « L’universalité m’occupe, la belle chimère de l’utile (s’il faut l’appeler chimère) me plaît et m’enivre. » Elle juge en philosophe sa dévotion d’hier, et se l’explique : « C’est toujours par elle que commence quelqu’un qui à un cœur sensible joint un esprit réfléchi. » Son idéal d’amitié pourtant, avec la pieuse et indulgente Sophie, ne reçut point de ralentissement de ce côté-là.

Sévère, active, diligente, studieuse tour à tour et ménagère, passant de Plutarque à l’abbé Nollet, et de la géométrie aux devoirs de famille, la jeune Phlipon, aux environs de ses dix-neuf ans, n’échappait pas toujours à une vague mélancolie qu’elle ne songeait point à s’interdire et qu’elle se plaisait à confondre avec le regret de l’absente amie. Si un dimanche, au sortir d’une messe de couvent, elle allait, vers la première semaine de mai, se promener avec sa mère au Luxembourg, elle entrait en rêverie ; le silence et le calme, ordinaires à ce jardin alors champêtre et solitaire, n’étaient interrompus pour elle que par le doux frisselis des feuilles légèrement agitées. Elle regrettait sa Sophie durant la promenade délicieuse, et les lettres suivantes redoublaient cette teinte du sentiment, grand mot d’alors, couleur régnante durant la dernière moitié du XVIIIe siècle. Mais la gaieté naturelle, une joie de force et d’innocence corrigeait bientôt la langueur ; le calme et l’équilibre étaient maintenus ; tout en redisant quelque ode rustique à la Thompson, ou en moralisant sur les passions à réprimer, elle ajoutait avec une gravité charmante : « Je trouve dans ma religion le vrai chemin de la félicité ; soumise à ses préceptes, je vis heureuse : je chante mon Dieu, mon bonheur, mon amie : je les célèbre sur ma guitare ; enfin, je jouis de moi-même. » Elle en était encore à la première saison, à la première huitaine de mai du cœur.

Un voyage de Sophie à Paris et la petite vérole font quelque interruption de correspondance. La petite vérole, avant qu’on en eût coupé le cours, venait d’ordinaire aux jeunes filles comme un symptôme à l’entrée de l’âge des émotions. C’était au physique comme un redoutable jugement de la nature qui passait au creuset chaque beauté. Mlle Phlipon s’en tira en beauté qui ne craint pas les épreuves, et elle était remise à peine de la longue convalescence qui s’en suivit, que les prétendans, à qui mieux mieux, et de plus en plus éblouis, se présentèrent. « Du moment où une jeune fille, écrit-elle dans ses Mémoires, atteint l’âge qui annonce son développement, l’essaim des prétendans s’attache à ses pas comme celui des abeilles bourdonne autour de la fleur qui vient d’éclore. » Mais, à côté d’une si gracieuse image, elle ne laisse pas de se moquer ; elle est agréable à entendre avec cette levée en masse d’épouseurs qu’elle fait défiler devant nous et qu’elle éconduit d’un air d’enjouement. On dirait d’une héroïne de Jean-Jacques telles qu’il aimait à les placer dans le pays de Vaud, une Claire d’Orbe qui raille avec innocence. Ici, dans les lettres, elle raille un peu moins que dans les Mémoires ; comme les prétendans se présentent un à un, et que plus d’une de ces demandes peut être sérieuse, elle en semble parfois préoccupée. Elle se fâche tout bas et se pique même contre eux autant que plus tard elle en rira : « Mes sentimens me paraissent bizarres ; je ne trouve rien de si étrange que de haïr quelqu’un parce qu’il m’aime, et cela, depuis que j’ai voulu l’aimer ; c’est pourtant bien vrai, je te peins au naturel ce qui se passe dans mon ame. » Les lettres à Sophie, dans ces momens de délicate confidence, deviennent plus vives, plus excitées ; il s’y fait sentir un contre-coup de mouvement et d’aiguillon. L’amitié seule n’en est que l’occasion, le prétexte, le voile frémissant et agité ; je ne sais quelle idée confuse et pudique est en jeu dans le lointain : « Cependant je ne suis pas toujours capable d’application. Cela m’arriva dernièrement. Je pris la plume et je fis ton portrait pour m’amuser ; je le garde précieusement. J’ai mis pour inscription : Portrait de Sophie. Je barbouille du papier à force, quand la tête me fait mal ; j’écris tout ce qui me vient en idée : cela me purge le cerveau… Adieu, j’attends une cousine qui doit nous emmener à la promenade ; mon imagination galope, ma plume trotte, mes sens sont agités, les pieds me brûlent. — Mon cœur est tout à toi. »

Si calme, si saine qu’on soit au fond par nature, il semble difficile qu’en ce jeune train d’émotions et de pensées, on reste long-temps à l’entière froideur, avec tant de sollicitations d’être touchée. Aussi Mlle Phlipon eut-elle à un certain moment son étincelle. Quel fut, entre tous, le préféré, le premier mortel qui rencontra, qui traversa, ne fût-ce qu’un instant, l’idéal encore intact d’un si noble cœur ?

Parmi ces prétendans, il y en avait de toutes sortes, de toutes professions, depuis le commerçant de diamans jusqu’au médecin et à l’académicien, jusqu’à l’épicier et au limonadier, puisqu’il faut le dire ; et la moqueuse jeune fille se disait que, si elle représentait dans un tableau cette suite plus ou moins amoureuse, chacun avec les attributs de sa profession, comme sont les Turcs de théâtre en certaine cérémonie célèbre, cela ferait une singulière bigarrure. Mais enfin elle ne plaisanta pas toujours, et c’est ce moment sérieux, attendri, pas très violent jamais ni très orageux, pourtant assez profond et assez embelli, que la correspondance actuelle vient trahir.

Elle a beaucoup parlé dans ses Mémoires de La Blancherie, manière d’écrivain et de philosophe qui tomba assez vite dans la fadaise et même dans le courtage philanthropique ; elle le juge de haut, et, après quelque digression avoisinante, elle ajoute lestement en revenant à lui : Coulons à fond ce personnage. Mais avant d’être coulé près d’elle, il avait su s’en faire aimer ; et rien ne prouverait mieux au besoin qu’il n’y a dans l’amour que ce qu’on y met, et que l’objet de la flamme n’y est presque en réalité pour rien. La jeune fille forte, sensée, de l’imagination la plus droite et la plus sévère qui fut jamais, distingue du premier jour un être qui est l’assemblage de toutes les fadeurs et les niaiseries en vogue, et elle croit saisir le type le plus séduisant de son rêve. C’est que La Blancherie, ce jeune sage, cet ami de Greuze, avec ses vers, ses projets, ses conseils de morale aux pères et mères de famille, représentait précisément dans sa fleur le lieu commun du romanesque philosophique et sentimental de ce temps-là ; or le romanesque, près d’un cœur de jeune fille, fût-elle destinée à devenir Mme Roland, a une première fois au moins, et sous une certaine forme, bien des chances de réussir. Les lettres à Sophie se ressentent aussitôt de ce grave évènement intérieur ; les postscriptum à l’insu de la mère s’allongent et se multiplient ; le petit cabinet à jour où l’on écrit ne paraît plus assez sûr et laisse en danger d’être surprise : « Point de réponse, à moins qu’elle ne soit intelligible que pour moi seule. Adieu, le cœur me bat au moindre bruit ; je tremble comme un voleur. » Il ne tient qu’à l’amie en ces momens de se croire plus nécessaire, plus aimée, plus recherchée pour elle-même que jamais. Avec quelle impatience ses réponses sont attendues, avec quelle angoisse ! Si cette lettre désirée arrive durant un dîner de famille, on ne peut s’empêcher de l’ouvrir aussitôt, devant tous ; on oublie qu’on n’est pas seule, les larmes coulent, et les bons parens de sourire, et la grand’mère de dire le mot de toutes les pensées : « Si tu avais un mari et des enfans, cette amitié disparaîtrait bientôt, et tu oublierais mademoiselle Cannet. » Et la jeune fille, racontant à ravir cette scène domestique, se révolte, comme bien l’on pense, à une telle idée : « Il me surprend de voir tant de gens regarder l’amitié comme un sentiment frivole ou chimérique. La plupart s’imaginent que le plus léger sentiment d’une autre espèce altérerait ou effacerait l’amitié qui leur semble le pis-aller d’un cœur désœuvré. Le crois-tu, Sophie, qu’une situation nouvelle romprait notre liaison ? » Ce mot de rompre est bien dur ; mais pourquoi donc, ô jeune fille, votre amitié semble-t-elle s’exalter en ces momens même où vous avez quelque aveu plus tendre à confier ? Pourquoi, le jour où vous avez revu celui que vous évitez de nommer, le jour où il vous a fait lire les feuilles d’épreuve d’un ouvrage vertueux qu’il achève, et où vous vous sentez toute transportée d’avoir découvert que, si l’auteur n’est pas un Rousseau, il a du moins en lui du Greuze, pourquoi concluez-vous si passionnément la lettre à votre amie : « Reçois les larmes touchantes et le baiser de feu qui s’impriment sur ces dernières lignes. » D’où vient que ce baiser de feu apparaît tout d’un coup ici pour la première fois ? L’amitié virginale ne se donne-t-elle pas le change ? Et pourquoi enfin, quand plus tard une situation nouvelle s’établit décidément, quand le mariage, non pas de passion, mais de raison, vient clore vos rêves, pourquoi la dernière lettre de la correspondance que nous lisons est-elle justement celle de faire part ? La grand’mère, dans son oracle de La Bruyère, allait un peu loin sans doute ; mais n’avait-elle pas à demi raison ?

Ce sentiment pour La Blancherie, s’il ne mérite pas absolument le nom d’amour et s’il ne remplit pas tout-à-fait l’idée qu’on se pourrait faire d’une première passion en une telle ame, passait pourtant les bornes du simple intérêt : il est tout naturel que Mme Roland dans ses Mémoires, jugeant de loin et en raccourci, l’ait un peu diminué ; ici nous le voyons se dérouler avec plus d’espace. Ce qui servit notablement La Blancherie dans le début, c’est qu’on le voyait peu et seulement par apparitions. Il était souvent à Orléans, il reparut dans la maison peu après la mort de la mère de Mme Roland ; M. Phlipon le père, se souciait peu de lui, et on le fit prier de rallentir ses visites. Ces éclipses et ce demi-jour concouraient à son éclat. La jeune héroïne, que j’ai comparée plus haut à un personnage de la Nouvelle Héloïse, était devenue très semblable à quelque amante de Corneille quand elle songeait au vertueux et sensible absent. Si La Blancherie, qu’elle n’a plus d’occasion ordinaire de voir, se trouve à l’église, à un service funèbre de bout de l’an pour la mère chérie qu’elle a perdue : « Tu imagines, écrit la jeune fille à son amie, tout ce que pouvait m’inspirer sa présence à pareille cérémonie. J’ai rougi d’abord de ces larmes adultères qui coulaient à la fois sur ma mère et sur mon amant : ciel ! quel mot ! mais devaient-elles me donner de la confusion ? Non, rassurée bientôt par la droiture de mes sentimens, je t’ai prise à témoin, ombre chère et sacrée… » On voit le ton où elle se montait ; c’est comme dans la scène sublime :

Adieu, trop malheureux et trop parfait amant !

Ailleurs, comme Pauline encore, elle parle de la surprise des sens à la vue de La Blancherie, mais pour dire, il est vrai, qu’il n’y a rien en elle de cette surprise, et que tout vient du rapport de sentiment. Le premier échec qu’il essuya fut de ce qu’un jour elle le rencontra au Luxembourg avec un plumet au chapeau : un philosophe en plumet ! Quelques légèretés qu’on raconta de lui s’y ajoutèrent pour compromettre l’idéal. Tout cela devenait sérieux. Enfin, quand, huit ou neuf mois après la rencontre de l’église, le masque tombe et qu’elle le juge déjà ou croit le juger, elle écrit : « Tu ne saurais croire combien il m’a paru singulier ; ses traits, quoique les mêmes, n’ont plus la même expression, ne me peignent plus les mêmes choses. Oh ! que l’illusion est puissante ! Je l’estime au-dessus du commun des hommes, et surtout de ceux de son âge ; mais ce n’est plus une idole de perfection, ce n’est plus le premier de l’espèce, enfin ce n’est plus mon amant : c’est tout dire. » Ces quelques passages des lettres, mis en regard de certaines pages des Mémoires, sont une leçon piquante sur le faux jour des perspectives du cœur.

La dernière scène surtout, où La Blancherie lui parut si différent de ce qu’elle l’avait fait, mais au sortir de laquelle pourtant elle le jugeait encore avec une véritable estime, cette scène d’entrevue un peu mystérieuse, qui dura quatre heures, est racontée par elle dans ses Mémoires, avec une infidélité de souvenir bien légère et bien cruelle. Il suivrait de la page des Mémoires qu’elle mit La Blancherie à la porte, ou peu s’en faut, d’un air de reine ; et il suit de la lettre à Sophie (21 décembre 1776), qu’entendant venir une visite, elle lui fit signe lestement de passer par une porte, tandis qu’elle allait recevoir par l’autre, prenant, dit-elle, son air le plus follichon pour couvrir son adroit manège. Ces sortes de variantes, à l’endroit des impressions passées, se trouvent-elles donc inévitablement jusque dans nos relations les plus sincères ?

Peut-être, car en matière si déliée il faut tout voir, peut-être la lettre à Sophie n’est-elle aussi que d’une fidélité suffisante ; peut-être fut-on plus dure et plus dédaigneuse en effet avec La Blancherie, qu’on n’osa le raconter à la confidente, par amour-propre pour soi-même et pour le passé. Je crains pourtant que ce ne soient les Mémoires qui, en ramassant dans une seule scène le résultat de jugemens un peu postérieurs, aient altéré sans façon un souvenir dès long-lemps méprisé.

Et quel est donc l’auteur de mémoires qui pourrait supporter, d’un bout à l’autre, l’exacte confrontation avec ses propres correspondances contemporaines des impressions racontées ?

Ce sentiment du moins, tel qu’elle le composa un moment, la perte qu’elle fit de sa mère, ses lectures diverses, ses relations avec quelques hommes distingués, tout concourait, vers l’age de vingt-deux ans, à donner à son ame énergique une impulsion et un essor qui la font, jusque dans ce cercle étroit, se révéler tout entière. En vain se répète-t-elle le plus qu’elle peut et avec une grace parfaite : « Je veux de l’ombre ; le demi-jour suffit à mon bonheur, et, comme dit Montaigne, on n’est bien que dans l’arrière-boutique. » Sa forte nature, ses facultés supérieures se sentent souvent à l’étroit derrière le paravent et dans l’entresol où le sort la confine. Sa vie déborde ; elle se compare à un lion en cage ; elle devait naître femme spartiate ou romaine, ou du moins homme français ; osons citer son vœu réalisé depuis par des héroïnes célèbres : « Viens donc à Paris, écrit-elle à la douce et pieuse Sophie ; rien ne vaut ce séjour où les sciences, les arts, les grands hommes, les ressources de toute espèce pour l’esprit, se réunissent à l’envi. Que de promenades et d’études intéressantes nous ferions ensemble ! Que j’aimerais à connaître les hommes habiles en tout genre ! Quelquefois je suis tentée de prendre une culotte et un chapeau, pour avoir la liberté de chercher et de voir le beau de tous les talens. On raconte que l’amour et le dévouement ont fait porter ce déguisement à quelques femmes… Ah ! si je raisonnais un peu moins, et si les circonstances m’étaient un peu plus favorables, tête bleue ! j’aurais assez d’ardeur pour en faire autant. Il ne me surprend pas que Christine ait quitté le trône pour vivre paisiblement occupée des sciences et des arts qu’elle aimait… Pourtant, si j’étais reine, je sacrifierais mes goûts au devoir de rendre mes sujets heureux… Oui, mais quel sacrifice ! Allons, il ne me fâche pas trop de ne pas porter une couronne de reine, quoiqu’il me manque bien des moyens… Mais je babille à tort et à travers : je t’aime de même, comme Henri IV faisait Crillon. Adieu, adieu. » L’amitié pour Sophie et les lettres qu’elle lui adresse durant tous les premiers mois de 1776 profitent de ce concours et de ce conflit d’émotions ; elle-même l’avoue et nous donne la clé de ce redoublement : « Ah ! Sophie, Sophie, juge à quel point je ressens l’amitié, puisque c’est chez moi le seul sentiment qui ne soit pas captif. »

Mais Sophie seule, même en amitié, ne suffit plus ; vers le milieu de cette année 1776, on aperçoit quelque baisse, on entend quelque légère plainte : « Sophie, Sophie, vos lettres se font bien attendre… » En même temps que d’un côté on pensait à La Blancherie, de l’autre, à Amiens, on pensait au cloître ; Sophie avait eu l’idée, un moment, de se faire religieuse. Les deux amies n’étaient plus l’une à l’autre tout un monde. On se reprend, on se remet avec vivacité à s’aimer, mais c’est une reprise ; or, dans la carrière de l’amitié, comme dans le chemin de la vertu, on rétrograde à l’instant que l’on cesse d’avancer : c’est Mme Roland elle-même qui a dit cela. La sœur aînée de Sophie, Henriette, vient passer quelque temps à Paris et entre en tiers dans l’intimité ; sa vivacité d’imagination et son brillant d’humeur font un peu tort à la langueur de sa douce cadette ; du moins on se partage. Henriette devient un troisième moi-même ; on écrit à la fois aux deux sœurs. M. Roland aussi commence à paraître, rare, austère, assez redouté d’abord. Tout cela ne laisse pas de faire diversion ; les tracas domestiques, les embarras intérieurs s’en mêlent. La correspondance se poursuit comme la vie en avançant, sans plus d’unité.

En même temps le talent d’écrire y gagne ; la jeune fille, désormais femme forte, est maîtresse de sa plume comme de son ame ; phrase et pensée marchent et jouent à son gré. C’est toutefois sur ces parties que j’aurais voulu que l’éditeur fît tomber de nombreuses coupures. Je conçois les difficultés et les scrupules lorsqu’on a en main d’aussi riches matériaux ; mais il importait, ce me semble, dans l’intérêt de la lecture, de conserver à la publication une sorte d’unité, d’éviter ce qui traîne, ce qui n’est qu’intervalles, et surtout d’avoir toujours les Mémoires sous les yeux, pour abréger ce qui n’en est qu’une manière de duplicata.

Un postscriptum de cette correspondance, et dont nous devons la connaissance plus détaillée à l’éditeur, est bien digne de la clore et de la couronner. Je viens de nommer Henriette, la sœur aînée, la seconde et plus vive amie. On était en 93 ; bien des années d’absence et les dissentimens politiques avaient relâché, sans les rompre, les liens des anciennes compagnes ; Mme Roland, captive sous les verroux de Sainte-Pélagie, attendait le jugement et l’échafaud. Henriette accourut pour la sauver ; elle voulait changer d’habits avec elle et rester prisonnière en sa place : « Mais on te tuerait, ma bonne Henriette, » lui répétait sans cesse la noble victime, et elle ne consentit jamais.

Indépendamment du petit roman que j’ai tâché d’y faire saillir et d’en extraire, on trouvera avec plaisir dans ces volumes bien des anecdotes et des traits qui peignent le siècle. Il était tout simple que la jeune fille enthousiaste désirât passionnément connaître et voir Rousseau ; elle crut inventer un moyen pour cela. Un Genevois, ami de son père, avait à proposer à l’illustre compatriote la composition de quelques airs de musique ; elle réclama l’honneur de la commission. La voilà donc écrivant au philosophe de la rue Plâtrière une belle lettre dans laquelle elle annonçait qu’elle irait elle-même chercher la réponse. Deux jours après, prenant sa bonne sous le bras, elle s’achemine, elle entre dans l’allée du cordonnier et monte en tremblant, comme par les degrés d’un temple ; mais ce fut Thérèse qui ouvrit et qui répondit non à toutes les questions, en tenant toujours la main à la serrure. Il est certainement mieux qu’elle n’ait jamais vu Rousseau, l’incomparable objet de son culte ; c’est ainsi que les religions de l’esprit se conservent mieux.

Sur l’aimable et sage M. de Boismorel, qui joue un si beau rôle dans les Mémoires ; sur Sévelinges l’académicien, qui n’est pas non plus sans agrément ; sur certain Genevois moins léger, et « dont l’esprit ressemble à une lanterne sourde qui n’éclaire que celui qui la tient ; » sur toutes ces figures de sa connaissance et bientôt de la notre, elle jette des regards et des mots d’une observation vive, qui plaisent comme ferait la conversation même. Elle nous donne particulièrement à apprécier un de ses amis très affectueux et très mûrs, M. de Sainte-Lette, qui vient de Pondichéri, qui va y retourner, qui sait le monde, qui a éprouvé les passions, qui regrette sa jeunesse, et qui sur le tout est athée. Au XVIIIe siècle, en effet, il y avait l’athée ; il se posait tel ; c’était presque une profession. Quand on découvrait cette qualité chez quelqu’un, on en avait une sorte d’horreur, non sans quelque attrait caché. On en faisait part aux amis avec mystère ; ainsi de M. de Wolmar, ainsi de M. de Sainte-Lette. De nos jours, les trois quarts des gens ne croient à rien après la tombe, et ne se doutent pas qu’ils sont athées pour cela ; ils font de la prose sans le savoir, en parfaite indifférence, et on ne le remarque guère. Au fond, n’est-ce pas une situation pire, et la solennité incrédule du XVIIIe siècle n’annonçait-elle pas qu’on était encore plus voisin d’une croyance ?

M. Roland, avec une lettre d’introduction des amies d’Amiens, se présente de bonne heure ; mais on est long-temps à le deviner. Dès le premier jour, celle qui est destinée à illustrer historiquement son nom, tient à son estime et se soucie de lui paraître avec avantage ; mais l’esprit seul et la considération sont engagés. Dans ces visites d’importance, on cause de tout : l’abbé Raynal, Rousseau, Voltaire, la Suisse, le gouvernement, les Grecs et les Romains, on effleure tour à tour ces graves sujets. On est assez d’accord sur la plupart, mais Raynal se trouve être un champ de bataille assez disputé. M. Roland, dans son bon sens d’économiste, se permet de juger l’historien philosophique des deux Indes comme un charlatan assez peu philosophe, et n’estime ses lourds volumes qu’assez légers et bons à rouler sur les toilettes. La jeune fille admiratrice se récrie ; elle défend Raynal comme elle défendrait Rousseau. Elle n’est pas encore arrivée à discerner l’un d’avec l’autre ; elle en est encore à la confusion du goût ; en style aussi, elle n’a pas encore mis à sa place tout ce qui n’est que du La Blancherie. À chaque époque, il y a ainsi le déclamatoire à côté de l’original, et qui, même pour les contemporains éclairés, s’y confond assez aisément. Le meilleur de Campistron touche au faible de Racine, le Raynal joue souvent à l’œil le Rousseau. Le temps seul fait les parts nettes et sûres ; il les fait au sein même de l’écrivain original, mais qui a trop obéi au goût de ses disciples, et qui s’est laissé aller aux excès applaudis. Dans ces pages que les yeux contemporains, atteints du même mal et épris de la même couleur jaunissante, admirent comme également belles, et qu’une sorte d’unanimité complaisante proclame, le temps, d’une aile humide, flétrit vite ce qui doit passer, et laisse, au plein milieu des objets décrits, de grandes plaques injurieuses qui font mieux ressortir l’inaltérable du petit nombre des couleurs légitimes et respectées. Les volumes de lettres de Mme Roland nous arrivent tout tachetés de ces places qui sautent d’abord aux yeux ; ce sont les lieux communs de son siècle ; il n’y a que plus de fraîcheur et de grace dans les traits originaux sans nombre dont ils sont rachetés.

Les quatre ou cinq années qui s’écoulent depuis la mort de sa mère jusqu’à son union avec M. Roland, lui apportent de rudes, de poignantes et à la fois chétives épreuves. Son père se dérange et se ruine ; elle s’en aperçoit, elle veut tout savoir, et il lui faut sourire au monde, à son père, et dissimuler : « J’aimerais mieux le sifflement des javelots et les horreurs de la mêlée, s’écrie-t-elle par momens, que le bruit sourd des traits qui me déchirent ; mais c’est la guerre du sage luttant contre le sort. » Elle venait de lire Plutarque ou Sénèque, quand elle proférait ce mot stoïque ; mais elle avait lu aussi Homère, et elle se disait dans une image moins tendue et avec sourire : « La gaieté perce quelquefois, au milieu de mes chagrins, comme un rayon de soleil à travers les nuages. J’ai grand besoin de philosophie pour soutenir les assauts qui se préparent : j’en ai fait provision ; je suis comme Ulysse accroché au figuier : j’attends que le reflux me rende mon vaisseau. »

M. Roland, qui avait fait un voyage en Italie, repasse par Paris, mais il la visite assez inexactement ; elle en est un peu piquée. Une fois, elle rêve de lui, mais en pure perte. Elle en écrit assez sèchement aux deux sœurs : décidément, c’est un homme occupé et qui se prodigue peu ; elle qui fait si volontiers les portraits de ses amis, elle ne se croit pas en droit d’entreprendre le sien ; il est, par rapport à elle, au bout d’une trop longue lunette, et rien n’empêche qu’elle ne le suppose encore en Italie. On ne parle pas ainsi d’un indifférent ; c’est bon signe pour M. Roland qui, prudent observateur, s’en doute peut-être, qui ne s’en inquiète d’ailleurs qu’autant qu’il le faut, et qui s’avance, tardif, rare et sûr, comme la raison ou comme le destin. Mais moi-même je m’aperçois que je tombe dans l’inconvénient reproché, et que je vais empiéter sur la zone un peu terne et prosaïque de la vie.

Dans toute cette partie finale et déjà bien grave de la correspondance, au milieu des vicissitudes domestiques et des malheurs qui assiégent l’existence de celle qui n’est déjà plus une jeune fille, il ressort pourtant une qualité qu’on ne saurait assez louer ; un je ne sais quoi de sain, de probe et de vaillant, émane de ces pages ; agir avant tout, agir : « Il est très vrai, aime-t-elle à le répéter, que le principe du bien réside uniquement dans cette activité précieuse qui nous arrache au néant et nous rend propres à tout. » De cet amour du travail qu’elle pratique, découlent pour elle estime, vertu, bonheur, toutes choses dans lesquelles elle a su vivre, et qui ne lui ont pas fait faute même à l’heure de mourir. Et c’est parce que les générations finissantes de ce XVIIIe siècle tant dénigré croyaient fermement à ces principes dont Mme Roland nous offre la plus digne expression en pureté et en constance, c’est parce qu’elles y avaient été plus ou moins nourries et formées, que, dans les tourmentes affreuses qui sont survenues, la nation si ébranlée n’a pas péri.


Sainte-Beuve
  1. Coquebert, 48 rue Jacob.