Lettres sur les Pyrénées

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LETTRES
SUR
Les Pyrénées,
À L’OCCASION DE L’OUVRAGE DE M. MELLING.

PREMIÈRE LETTRE.

Je vous ai promis plusieurs fois, Monsieur, de vous parler de la promenade que je fis, il y a quelque temps, dans le midi de la France, sans que je me sois mis jusqu’à présent en devoir de vous tenir parole. Le Voyage de M. Melling dans les Pyrénées françaises[1], dont je me propose de vous entretenir aujourd’hui, va me fournir l’occasion de m’acquitter jusqu’à un certain point ; en vous en rendant compte, je trouverai naturellement le moyen de vous exposer quelques-uns de mes propres souvenirs sur la contrée qui fait l’objet de cet ouvrage, et je profite d’autant plus volontiers de l’à-propos, que cette contrée a été la partie la plus intéressante de mon voyage.

De tous les aspects, Monsieur, que nous offre la nature terrestre, il n’en est point, à mon avis, qui donne une aussi haute idée de sa puissance et de sa force que les grandes chaînes de montagnes qui sillonnent la surface du globe. La mer est empreinte d’un caractère de grandeur qui élève l’âme, et nous frappe d’étonnement ; mais ôtez les rivages qui en font toute la variété, et le spectacle se réduit à la seule pensée de l’immensité. Citera-t-on le désert ? ce n’est qu’une tache hideuse sur la robe verdoyante de la terre ; c’est une lacune de la vie que la nature y répand de toutes parts, et ce serait bien mal juger de son action que de la juger sur un point où précisément elle en a suspendu le cours. La vue de cette vaste solitude est trop horrible et trop menaçante pour inspirer un sentiment sublime, car l’immobilité de la mort dont elle est l’image peut être de ces choses qui effraient et épouvantent, et non de celles qu’on admire. On pourrait opposer avec plus de raison les volcans ; mais ils font partie des montagnes, ils en sont le plus brillant épisode ; sans cela, ils occuperaient le premier rang, car ils sont à la fois la plus merveilleuse et la plus imposante des scènes qui apparaissent aux regards de l’homme.

L’intérieur de certaines forêts qui semblent n’avoir été jeunes qu’avec le monde, et dont chaque arbre est un monument ; certaines chutes d’eau, telles que celles du Niagara et du Parana ; les grands fleuves considérés dans la totalité de leur cours, les champs de glace du pôle et ses îles flottantes où se reflètent les couleurs prismatiques, sont encore autant d’objets pittoresques à mettre au nombre des grands traits physiques du globe, susceptibles d’imprimer le sentiment de cette terreur délicieuse dont notre esprit se montre avide ; cependant aucun ne me paraît devoir rivaliser avec le premier terme de ma comparaison, tous n’offrent qu’une face, ne donnent qu’une seule sensation trop uniforme et trop facilement épuisée.

Reste donc à chercher parmi tous les sites variés que forment les eaux, les bois, les collines, et quelques autres accidens du terrain, et j’y vois en effet répandus à l’infini des paysages enchanteurs, des retraites délicieuses, séjours d’une douce paix, sources inépuisables d’ivresse et de jouissances paisibles. Mais au milieu de toutes ces riantes campagnes, de ces bocages, de ces belles eaux, de ces riches guérets où la grâce se joue, il ne se rencontre rien qui puisse lutter avec les tableaux gigantesques, avec les lignes audacieuses et bizarres des chaînes montagneuses. Ces vastes sommités peuvent seules nous présenter la réunion des contrastes les plus heurtés et des harmonies les plus suaves, des déchiremens les plus horribles et des contours les plus moelleux ; les masses glacées du pôle y reposent à côté de vertes prairies et de fertiles cultures ; les eaux y affectent toutes les formes, s’étendent en lacs, murmurent en ruisseaux, se précipitent en cataractes, ou roulent en fleuves limoneux. C’est là que la nature découvre à nos yeux les entrailles du globe et ses grands ossemens ; c’est là aussi qu’elle nous montre de près le mécanisme intéressant des nuages et tous les jeux de l’atmosphère, réunissant ainsi dans un contact singulier les hauteurs du ciel et les profondeurs de la terre. Ne demandez plus comment s’agglomèrent ces météores aqueux qui voyagent si rapidement au-dessus de nos têtes, comment se forment les fleuves et les rivières : voyez les vapeurs se balançant sur les larges flancs de la montage envelopper sa cime comme d’un crêpe noir, puis se diviser et partir pour aller au gré des vents porter au loin le ravage ou la fertilité ; voyez des glaciers éternels renfermés entre ces mêmes flancs descendre à la fois vingt ruisseaux à travers la verdure, comme des ciselures d’argent sur un fond noirâtre, pour se réunir dans la vallée, et ne plus remplir qu’un même lit.

Édifices immenses, les montagnes dans leur énormité ne nous charment pas moins par les grâces et la légèreté de leurs coupes, que toutes les petites constructions de nos grands architectes. Quand le ciel est pur, la limpidité de l’atmosphère qui les enveloppe est d’un effet prestigieux ; leurs vastes cimes échancrées, déchiquetées de mille façons surprenantes, semblent jetées dans les airs pour le disputer aux nues par leur mobile souplesse. Il y a même plus que de la mobilité matérielle dans cette illusion, et si quelques ondulations de terrain, quelques accidens ordinaires qui rompent l’uniformité de la plaine, ont pu justifier l’expression de mouvement qu’on leur applique habituellement, il faut dire que dans la variété infinie, dans le croisement innombrable de lignes, de plans et de contours que présente le relief des hautes proéminences, il y a une agitation, un ébranlement qui tiennent de la vie. Placez-vous seulement sur le pic du Midi de Bigorre dans les Pyrénées, contemplez le large horizon des crêtes altières qui se dressent fièrement devant vous sous les rayons d’un soleil brillant, inspirez-vous du sentiment que vous fera naître cette grande scène, appesantissez-y profondément votre pensée, et vous verrez, à travers cette extase rêveuse, que ces grands corps à figures si nouvelles, si insolites, sembleront s’animer d’une expression vivante. Frappé de leurs physionomies tranchées et disparates, vous interrogerez les traits des plus voisines pour y lire comme dans ceux d’un homme des impressions tristes ou riantes, sévères ou gracieuses, et toutes ensemble feront surgir dans votre âme l’idée d’un peuple, d’une foule agitée, non pas d’hommes, mais d’êtres géans, monstrueux, dont la notion n’était pas encore entrée dans le domaine de votre imagination[2].

Des objets d’une telle dimension, des effets d’une telle magie ne sont pas susceptibles d’être représentés ; il n’y a point d’art humain qu’ils n’écrasent. D’ailleurs, que peindre et que décrire dans ce labyrinthe démesuré ? Par où commencer et par où finir ? C’est de l’ensemble que résulte une émotion profonde ; vous ne l’obtiendrez pas en ne reproduisant qu’un lambeau de l’original. Ce n’est point la beauté de telle montagne qui vous place sous un charme si puissant, c’est la réunion ou plutôt l’amoncellement de la multitude ; c’est encore l’enchaînement qui les lie, et entraîne vos regards de l’une à l’autre par une force irrésistible, les plonge dans une vallée obscure, les relève jusque dans la nue sur des cimes sourcilleuses, les précipite dans un gouffre ou les lance sur des plaines de neiges et de glaçons scintillans. Ensuite, le moyen de faire de la perspective avec des masses qui, à des distances considérables, se dessinent encore dans la transparence de l’air sous des traits si arrêtés et si nets, qu’en une demi-heure de marche on croirait les atteindre ! La ressource ordinaire est de fondre ces formes volumineuses dans le vague indécis du lointain ; mais alors on énerve la pureté des lignes et leur saillie vigoureuse, on manque la ressemblance, et l’on n’a plus pour copie que l’ombre pâle d’un modèle énergique. La nature s’élève dans ces sujets à une hauteur de proportions et de caractère dont nos images artificielles sont impuissantes à réveiller au fond de nos âmes l’impression pénétrante. Le tableau même, représentant une gorge des Alpes, qui fut exposé au Diorama, il y a quelques années, peut être cité comme une preuve de cette insuffisance ; car, si l’effet en fut trouvé beau, s’il fut jugé digne du génie qui préside aux compositions de cet établissement, on put remarquer aussi que l’illusion qu’il produisait était bien loin de celle que les mêmes artistes obtiennent à peindre des intérieurs de monumens, et qu’en somme ce n’était qu’une page détachée d’un grand drame, qui en faisait désirer vivement la vue, mais ne pouvait faire deviner ni soupçonner même l’action compliquée à laquelle elle appartenait.

Les plus beaux points de vue des montagnes échappent encore à notre imitation par d’autres motifs que leur immensité.

Les nuages, en se combinant de mille manières avec leurs sommités, composent des spectacles mouvans que leur rapide succession et leur instabilité ne permettent pas de fixer par le dessin, et ce doit être un éternel sujet de regret, car il y a souvent de ces accidens atmosphériques qui sont vraiment ravissans. J’en pourrais, pour ma part, retracer plusieurs dont j’ai été témoin dans ma courte expérience de ces régions, et qui, je crois, n’étaient indignes de remarque pour personne ; mais je me bornerai à rappeler un de ceux qui m’ont le plus vivement frappé, et il suffira peut-être pour faire comprendre ma pensée.

C’était en passant la montagne des Pyrénées qu’on nomme le Tourmalet, et qu’on est obligé de franchir pour pénétrer de la vallée de Grip dans la vallée de Barrège. Partis le matin de Bagnères de Bigorre, nous avions mis la moitié du jour à parcourir les agréables sinuosités de la vallée de Campan et de celle de Grip, qui en est la continuation, par un temps fort sombre dont la tristesse se répandait sur tous ces sites, ordinairement si rians et si gais. La lumière du jour était voilée par une voûte nébuleuse qui s’appuyait sur les flancs des deux chaînes de montagnes entre lesquelles nous marchions, et nous en dérobait toute la partie supérieure. C’était sentir des géans sans jouir de leur présence. Cet état du ciel, très-fréquent dans ces régions, présente plusieurs caractères particuliers qui ne se rencontrent point ailleurs ; il est remarquable que cette stagnation de l’atmosphère se prolonge souvent pendant cinq ou six jours, sans qu’on aperçoive la moindre altération dans la nuance grisâtre et unie qu’elle conserve uniformément ; et il est difficile d’expliquer quelle main retient ce voile suspendu à une hauteur déterminée sans qu’il dépasse certaine limite marquée sur la pente des monts.

Arrivés au bout de la vallée où l’Adour, à peine sorti de son berceau, se précipite en cascades à travers des rocs retentissans, nous nous trouvâmes en face du Tourmalet, et nous commençâmes à nous élever rapidement par un sentier rocailleux tracé sur son penchant. Cette ascension nous rapprocha de la voûte brumeuse qui nous dominait, et nous pûmes croire que nous allions la frapper de notre tête ; mais elle nous livra facilement passage, et les particules humides dont nous nous sentîmes peu à peu enveloppés et pressés de toutes parts nous avertirent seulement que nous étions entrés dans le nuage. Son opacité devint bientôt si épaisse, que notre horizon ne s’étendait pas au-delà de quelques pas ; la vallée avait disparu à nos regards, il n’y avait plus pour nous ni ciel ni terre, et pour surcroît de désolation, un froid glacial et pénétrant, qui ne tarda pas à nous saisir, nous força d’avoir recours en grande hâte aux vêtemens que réclament seules les rigueurs de l’hiver. J’avoue que je ne jugeais pas alors que les nuages, dans lesquels les poètes font si souvent et si agréablement voyager leurs personnages fantastiques, pussent jamais être des voitures aussi délicieuses qu’ils veulent bien le dire. Pour nous, l’ennui mortel de cette marche pénible s’accroissait encore de l’idée que nous traversions ainsi les sites les plus curieux, et effectivement le bruit des rivières à travers les rochers, les bêlemens des troupeaux qui retentissaient à nos oreilles, ne nous avertissaient que trop des pertes que nous faisions.

Nous cheminions ainsi depuis plus de deux heures, au pas lent et mesuré de nos chevaux haletans, sans prévoir que rien dût encore de sitôt nous faire sortir de cette triste position, lorsque tout à coup un rayon de clarté vint éclaircir un peu les ombres de notre prison, et par une transition de quelques minutes, dépouillés subitement du manteau de vapeurs qui nous oppressait, nous nous vîmes inondés des flots radieux d’une lumière éblouissante. Un changement si imprévu fut pour nous, dans la splendeur de sa réalité, le fiat lux et lux facta est, ou bien encore le placatumque nitet diffuso lumine cœlum, de Lucrèce. Parvenus alors à près de sept mille pieds au-dessus du niveau des mers, la coupole céleste nous apparaissait colorée d’un azur dont l’éclat est inconnu des régions inférieures[3] ; un air plus subtil, plus diaphane, remplissait l’espace éthéré. Autour de nous se déployait une pelouse verte et fleurie que de nombreux troupeaux de moutons, de chèvres, de vaches et de chevaux, animaient de toute la diversité de leurs allures, de leurs jeux, de leurs mugissemens et de leurs cris. Là s’étendait un banc de neige, étincelant sous les feux du soleil de juillet, puis à côté un bouquet d’iris ou de marguerites. À notre droite s’élançait dans l’air le pic de la montagne, vieux roc à tête chenue, qui porte dans ses déchiremens, qu’on croirait tout frais, l’empreinte de terribles catastrophes plutôt que celle du temps. Mais ce qui se passait à notre gauche captiva bientôt toute notre attention. Nos regards, suivant la déclivité de la montagne, s’arrêtaient sur un entassement énorme de nuages, semblables à de gros flocons de coton, qui, amoncelés, culbutés les uns sur les autres, roulaient dans un désordre admirable avec la vélocité des vents. Leur marche, ordinairement douce et posée quand on la voit des plaines, était, à cette distance rapprochée, si rapide et si bouleversée, que leur voisinage n’était pas pour nous sans quelque effroi, et rendait douteux si ce n’était pas le sol qui fuyait sous nos pieds de toute cette vitesse. Une vive lumière pénétrant ces masses poreuses variait l’éclat de leurs teintes brillantes, et un souffle violent qui les poussait variait à l’infini le dessin de leurs assemblages. Ainsi réunies en corps flottans, elles offraient la majesté d’un vaste ensemble et le caractère imposant de l’unité ; puis tout à coup rompues, dispersées en éclats, on eût dit les ondes d’une mer fougueuse brisées contre un rocher. De ces agglomérations ou de ces déchirures naissent des métamorphoses sans fin, toujours aussi subites qu’imprévues.

Mais quelles étaient surtout ces grandes figures surgissant par intervalles au milieu de ce mouvement général ? Elles commandent toute la scène ; ces flots de nuages ne sont que leur appareil ou leur cortége, elles n’en ont point la légère contexture, elles portent les apparences d’une force inébranlable, leur attitude est celle des colosses. Telle pouvait apparaître dans l’étendue de son temple une vaste idole égyptienne enveloppée des tourbillons d’encens fumant sur son autel. Ici, l’effet n’était pas moins solennel, le théâtre était plus magnifique encore, il n’y manquait que des spectateurs aussi superstitieux pour se prosterner et adorer. En effet, c’eût été la Divinité même qu’elle ne se serait pas montrée avec plus de pompe, si je m’en rapporte aux récits des saints personnages qui se sont prétendu initiés à ses visites sur la terre. Il y avait là le cachet d’une beauté céleste et d’une majesté suprême qui révélait sa gloire et commandait l’extase. Notre émotion fut vive ; elle était mêlée de cette inquiétude, ordinaire à l’homme en contact avec les grands phénomènes de la nature, dont tout à la fois le charme attire et la puissance fait peur ; elle fut réelle, et non le fruit d’une imagination complaisante, car je me renferme dans la stricte vérité en avouant que nous fûmes quelques instans avant de reconnaître la cause de ces apparitions. Elles étaient produites par une chaîne de montagnes placée derrière le rideau de nuages qui nous barrait l’horizon, et qui, venant se heurter contre cette digue comme les eaux d’un fleuve contre les aspérités de ses rives, s’entr’ouvrait de temps en temps pour nous en laisser entrevoir les cimes détachées. Souvent l’ouverture, d’abord étroite, s’agrandissait de suite dans une progression rapide, et graduée de manière à faire croire que le fantôme avait ainsi grossi en s’avançant vers nous ; c’était absolument l’illusion de la fantasmagorie, et quelle fantasmagorie que celle qui met en jeu des êtres de deux ou trois mille pieds de haut[4]. La verdure des gazons et des sapinières, les larges festons de neige qui la sillonnaient, et la couleur grise et luisante des rochers se nuançaient dans leur parure comme sur un ample manteau, où les fondrières profondes, et tous les replis du terrain, ne figuraient autre chose que les ondulations et les reliefs d’une étoffe largement drapée. Et qu’on ne croie pas qu’il soit facile de dire alors : Ce sont là des arbres, des neiges ou des rochers ; il faut être singulièrement familiarisé avec la perspective de ces régions pour pouvoir ainsi assigner à chaque objet son nom, sa forme et sa distance, quand on en est seulement éloigné de quelques milliers de mètres ; et quand on y parvient, c’est la raison, l’expérience seules qui jugent et apprécient, car pour l’œil, il est toujours trompé. C’est une terre d’enchantement et de prestige, et pour peu qu’on ait su la comprendre, on pensera avec moi qu’il n’est point de pinceau, et surtout de crayon, qui ne recule devant une immensité si improvisée, si expressive, et pourtant si fugace.

La plume de l’écrivain ne sera pas plus heureuse sous certains rapports.

Guidée par le génie, on ne sait jusqu’où elle peut étendre son pouvoir ; son essor est incalculable, et il n’y a point de sujet si vaste, que d’un mot elle ne puisse embrasser. Elle peut s’élever à toute la sublimité des tableaux qui m’occupent ici ; elle peut faire sentir à l’âme quelque chose de l’ébranlement que lui en communiquerait la vue même. Mais ce n’est que par des généralités qu’elle peint avec ce succès ; ce n’est qu’en égarant notre imagination dans le brillant dédale de ses métaphores, et en fascinant nos yeux par des images plus vagues que ressemblantes, plus fantastiques que réelle. Le prosateur qui sort de cette sphère élevée pour entrer dans les détails devient en effet un peu plus clair et plus positif, mais aussi moins éclatant et plus froid ; il lutte alors désavantageusement avec les arts du dessin, et quelques efforts qu’il fasse, il ne peut en donner la précision à ses descriptions. Vainement il emprunterait à la géographie ses termes techniques de pics, de cornes, de dents ou d’aiguilles, ils ne sont eux-mêmes que les représentans d’idées générales qui conviennent à une foule de montagnes, et ne spécialisent pas les formes de celles qu’il voudrait désigner. Et c’est là justement où se fait sentir le vide de tous nos tableaux écrits, dont il est bien peu qui modèlent assez exactement l’arrangement extérieur des montagnes pour ne pas être applicables à cent autres. Je ne demanderais pas à quelqu’un qui rend compte d’une foire, d’une assemblée quelconque, vive et passionnée, de me donner le signalement ou le portrait de chaque personne qui la composait, et je ne demanderai non plus à celui qui me décrit une vaste chaîne, de me montrer la structure rigoureuse de chaque montagne qui la forme. Mais c’est pourtant là ce qui serait nécessaire pour me faire assister au spectacle dont on veut m’émouvoir, car c’est bien cet assemblage de physionomies diverses et d’expressions contrastantes, c’est bien cette réunion de tant d’individualités originales ou nouvelles, qui nous frappe si fort dans un cas comme dans l’autre. Cette variété reste toujours inexprimée, elle est un Protée auquel on ne peut faire subir les chaînes du langage.

Toutefois, Monsieur, n’allez pas conclure de là que mon intention soit de réduire l’artiste à briser ses pinceaux ou ses crayons, et le poète à demeurer muet devant des merveilles si bien faites pour enflammer leur imagination, pour échauffer leur enthousiasme. On peut parler des imperfections des arts humains sans renoncer à en admirer les efforts, et l’homme n’est pas moins grand pour être petit auprès de ces grandes choses. Ce n’est pas méconnaître la puissance du génie que de montrer la nature échappant une fois à son empire, ce n’est qu’une manière comme une autre de faire voir quelle haute idée il faut prendre d’elle dans ses superbes ouvrages. Ceux qui l’étudient chaque jour, et qui en font l’objet de leur culte, le savent mieux que d’autres, et M. Melling tout le premier. Il sait bien que, parmi les admirateurs zélés, enthousiastes, exagérés peut-être de cette nature indomptable, doivent se trouver les vrais amis de son talent, les plus chauds appréciateurs de ses travaux. D’autres ont offert en grand nombre des itinéraires aux voyageurs que la curiosité conduit chaque année dans les monts Pyrénées, et aux malades qu’y attire la célébrité des eaux salutaires qui jaillissent de toutes parts de leur sein ; d’autres en ont fait la botanique et la minéralogie, et ont rempli leurs in-8os satinés de rêves géologiques sur leur formation, et de la longue litanie de leurs exclamations contemplatives : mais tous ces ouvrages sont, ou partiels, en ce qu’ils ne s’appliquent qu’à une portion plus ou moins restreinte de la chaîne, ou spéciaux, en ce qu’ils ne la considèrent que sous un de ces points de vue scientifiques. L’ouvrage seul de M. Melling en présente le tableau le plus complet, et la considère sous tous ces rapports à la fois ; il en est tout ensemble l’encyclopédie et le résumé. Plus grand dans sa conception que ses devanciers, M. Melling a eu plus de moyens qu’eux de reproduire une copie aussi fidèle que possible de ce modèle difficile ; il y a fait concourir les ressources de l’artiste et celles de l’écrivain. Dans une série de soixante-douze planches in-folio, il a tracé un choix des vues les plus propres à faire comprendre toute la magnificence de son sujet, et son collaborateur, M. Cervini, fidèle compagnon de ses explorations au sommet des Pyrénées, comme il le fut autrefois aux rives du Bosphore, s’est chargé de lier tous ces morceaux par le fil d’une narration descriptive qui les explique, les développe, et comble les intervalles qu’ils laissent nécessairement entre eux. Ainsi, par ce double langage, les auteurs trouvent le moyen de parler à leur lecteur avec une double énergie, en frappant à la fois ses yeux et sa pensée.

Avantage inappréciable qui fait de leur livre, exécuté d’ailleurs sur une grande dimension, et riche de tous les trésors du burin et de la typographie, un panorama spacieux où l’imagination se meut à l’aise, et voit, se dérouler largement le majestueux amphithéâtre des monts qui nous séparent de l’Ibérie. Avec ce guide, elle en peut suivre facilement les détours sinueux, sonder ses curieuses et profondes cavités, en parcourir de la base jusqu’au faîte les terrasses ascendantes, chargées comme elles sont de populations diversifiées par des caractères, des goûts, des langages, des costumes différens, et elle y peut observer avec fruit tout ce que la main de l’homme a déposé de civilisation sur cette terre rude et sauvage, depuis les cités populeuses assises au milieu de cultures prospères et de fertiles vignobles, jusqu’aux cabanes solitaires des bergers qui se perdent dans les nues à côté des glaciers éternels ; depuis les demeures actives de l’industrie où se pétrissent à grand bruit les métaux arrachés au sol voisin, jusqu’aux monastères en ruines, anciens séjours d’une silencieuse oisiveté ; enfin depuis les thermes élégans où l’on prend tant de peine à se conserver la vie, jusqu’aux châteaux crénelés où l’on prend tant de plaisir à la perdre. Fruit de voyages dispendieux, de courses pénibles, et quelquefois dangereuses, je ne crains pas de dire que ce recueil pittoresque, élevé à grands frais, et enfin terminé après six années de publication, forme un monument de l’art, digne du monument sublime de la nature auquel il est consacré.

Mais ne nous en tenons pas à cette vue extérieure de l’édifice, pénétrons-y, et parcourons-en quelques compartimens, quelque galerie qui me donnera l’occasion de particulariser les sentimens que je viens d’exprimer sur l’original et sur le mérite de l’imitation. C’est le moment de repasser dans sa mémoire les impressions qu’on a recueillies sur les lieux, et d’en interroger les descriptions et les peintures, quand la saison rigoureuse en chasse les plus intrépides par des encombremens de glaces et de neiges, et ne permet plus que la jouissance, au coin du foyer domestique, des souvenirs ou des projets, et dont chacun est susceptible d’inspirer assez d’intérêt pour qu’on n’ait pas à regretter d’y arrêter son attention, je ne puis être qu’embarrassé du choix pour me borner à quelques-uns ; cependant je ne me laisserai pas guider par le hasard, et j’en choisirai un au contraire qui réunit tous les genres de mérite par lesquels ces régions se recommandent à notre curiosité, persuadé que pour montrer qu’une chose est belle, il faut la faire voir du côté le plus beau. La vallée de Gavarnie passe aux yeux des connaisseurs pour le morceau des Pyrénées dans lequel éclate au plus haut degré le caractère élevé des sites montagneux ; c’est donc celui auquel je m’attacherai, et je vais suivre sur ce terrain les traces de nos deux voyageurs paysagistes en rapprochant quelquefois des leurs celles qu’y ont laissées leurs prédécesseurs ou leurs concurrens. Si tout ce qu’il y a de poésie répandue sur ce théâtre des bouleversemens et des catastrophes du globe peut être comparé à quelque espèce d’épopée étrange, extraordinaire, la vallée de Gavarnie doit en être considérée comme le chant le plus héroïque, comme le comble de la péripétie.

N. Devilleneuve.

  1. Voyage pittoresque dans les Pyrénées françaises et dans les départemens adjacens, ou Collection de soixante-douze gravures représentant les sites, les monumens et les établissemens les plus remarquables du pays basque, de la Navarre, du Béarn, du Bigorre, des comtés de Comminges et de Fois, et du Roussillon, d’après les dessins de M. Melling, chevalier de la Légion-d’Honneur, auteur du Voyage pittoresque à Constantinople et aux rives du Bosphore, etc., avec un texte rédigé sur les lieux mêmes, contenant, outre l’itinéraire et la description de toute la contrée, les faits géologiques les plus importans, et des renseignemens exacts sur les établissemens thermaux, le commerce, l’industrie, les usages, les eaux, les costumes, et les mœurs des habitans ; par J. A. Cervini, de Macerata. Paris, 1826-1830 ; chez l’auteur, rue de Condé, no 5. Prix 360 fr.
  2. Cette idée, de prêter une sorte d’animalité à des objets aussi informes et aussi matériels que des montagnes, pourra paraître un peu forcée. Cependant la fiction peut encore être accrue, et il est incroyable jusqu’où elle peut aller. Que sera-ce, par exemple, si à la situation que je viens de décrire il se joint des voix inconnues, de vagues gémissemens répandus dans les airs, et qui, sortis de ces masses inertes, viennent frapper votre oreille au milieu de cette contemplation méditative ? C’est pourtant ce qui peut arriver. J’ai lu dans un des numéros du Temps, du commencement de septembre dernier, le récit d’un voyageur qui raconte que, dans une de ses excursions, étant parvenu à un endroit peu connu des Pyrénées, il y avait entendu de ces bruits qui l’avaient on ne peut plus surpris, sans qu’il ait pu découvrir d’où ils provenaient. Il en attribue la cause (si ma mémoire ne me trompe pas) au frottement de quelque masse de neige mise en mouvement par la chaleur des rayons solaires, ou au craquement que ces mêmes rayons font produire aux glaces exposées à leur action. Pour achever de montrer quelles peuvent être ces influences fantastiques, je n’aurais qu’à ouvrir le grand livre des superstitions humaines, et l’on y verrait de toutes parts des populations divinisant des montagnes, et courbées devant leurs augustes fronts. Ce culte, quoique borné à des hommes ignorans, dit assez combien ces lieux-là, parlent à l’imagination, et tout ce qu’elle peut s’y permettre.
  3. On sait qu’en s’élevant dans l’air la voûte du ciel finit par paraître noire, de bleue qu’elle était d’abord ; mais il faut que cet effet ne se produise qu’à des points bien supérieurs à celui où nous étions, car à ces hauteurs médiocres le ciel est dégagé de toutes les moindres vapeurs qui peuvent l’obscurcir, et son azur n’en paraît que plus brillant.
  4. Au point d’élévation où nous étions parvenus, nous nous trouvions de niveau avec les cônes des montagnes environnantes, et c’est à cette partie de chaque montagne seulement que s’applique cette mesure, et non à sa totalité prise de la base, qui se perdait au-dessous de nous.