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Chapitre II — 2001 : l’odyssée d’un hacker
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Le département d'informatique de l’Université de New York est situé à l’intérieur du Warren Weaver Hall, forteresse s’élevant deux blocs à l’est du Washington Square Park. Le souffle généré par l’air conditionné crée un fossé à l’entrée du bâtiment avec un air chaud et moite, tendant à décourager la présence des vagabonds et l’assaut des avocats. Les visiteurs qui osent s’aventurer au-delà sont confrontés à une autre barrière : la sécurité qui campe juste derrière l’unique entrée de l’immeuble.

Passé le poste de sécurité, l’atmosphère se détend quelque peu. Cependant, de nombreuses affichettes disséminées dans tout le rez-de-chaussée proclament les dangers des portes non sécurisées et des sorties de secours. Ensemble, ces signes rappellent qu'à New York, même dans les temps relativement tranquilles de l’avant 11 septembre, on n’est jamais assez prudent ou soupçonneux.

Ces affichettes offrent un contrepoint thématique intéressant au nombre croissant de visiteurs qui se réunissent dans l’atrium intérieur du hall. Certains ressemblent aux étudiants de l’Université de New-York. La plupart ressemblent à des habitués de concerts, velus-chevelus s’agitant devant un music-hall dans l’attente du spectacle principal. Pour un court matin, les masses ont échoué sur Warren Weaver Hall, ne laissant aux préposés à la sécurité rien de mieux à faire que de regarder Ricky Lake à la télévision et de faire un signe de l'épaule vers la salle voisine chaque fois que les visiteurs demandent « la conférence ».

Une fois à l’intérieur de l’auditorium, le visiteur trouve la personne qui a provoqué l'arrêt temporaire des procédures de sécurité de l’immeuble. Cette personne est Richard M. Stallman, fondateur du Projet GNU, lauréat du prix MacArthur en 1990, du prix Grace Murray Hopper de l’association d’ingénierie informatique (en 1990 aussi), co-bénéficiaire du prix de la Takeda Foundation en 2001, et hacker au AI Lab par le passé. Comme annoncé dans une multitude de sites internet destinés aux hackers, y compris celui du Projet GNU, gnu.org, Stallman est à Manhattan, son ancien domicile, pour prononcer un discours très attendu récusant la récente campagne de la société Microsoft contre la Licence Publique Générale GNU (General Public Licence ― GPL).

Le discours porte sur l’histoire et l'avenir du mouvement du logiciel libre. L’endroit où il est prononcé est significatif. Moins d’un mois auparavant, depuis la Stern School of Business de l'Université de New York, toute proche, le directeur général de Microsoft, Craig Mundie, prononçait un discours critique envers la GPL, le dispositif légal conçu par Stallman seize ans auparavant. Pensée pour contrer la vague croissante du secret de conception (software secrecy) qui submergeait l’industrie informatique ― vague remarquée pour la première fois par Stallman en 1980 lors de ses difficultés avec l’imprimante laser Xerox ― la GPL est devenue un outil central de la communauté du logiciel libre. Très simplement, grâce à la puissance légale du copyright, la GPL verrouille les logiciels en une forme de propriété commune, ce que les juristes d’aujourd’hui nomment désormais le bien commun numérique (la digital commons). Une fois verrouillés, ces programmes demeurent immuables. Leurs versions dérivées doivent conserver le même copyright — même celles qui ne comportent qu’une infime bribe du code source d’origine. Pour cette raison, plusieurs membres de l’industrie du logiciel qualifièrent alors la GPL de licence « virale », car elle se propage par elle-même dans tous les logiciels qu’elle touche [1].

Dans une économie de l'information de plus en plus dépendante des logiciels et toujours plus liée aux standards logiciels, la GPL était devenue la proverbiale « main de fer ». Même les sociétés les ayant d'abord moqué de logiciels socialistes s'accordaient alors pour en reconnaître les bénéfices. Linux, le noyau Unix-like développé par l'étudiant finnois Linus Torvalds en 1991, est licencié par la GPL, comme un grand nombre des instruments de programmation les plus populaires du monde : GNU Emacs, le Debugger GNU, le compilateur C GNU, etc. Ensemble, ces outils forment les composants d'un système d'exploitation libre développé, nourri et possédé par la communauté mondiale des hackers. Au lieu de voir cette communauté comme une menace, des compagnies high-tech comme IBM, Hewlett Packard, et Sun Microsystems commencèrent à s'appuyer sur eux, vendant des applications logicielles et des services adaptés à l'infrastructure toujours grandissante du logiciel libre.

Ainsi ces compagnies commencèrent-elles à compter une arme stratégique parmi la communauté des hackers perpétuellement en guerre contre Microsoft, la compagnie de Redmond basée à Washington qui, pour le meilleur ou pour le pire, domine le marché des logiciels PC depuis la fin des années 80. En tant que propriétaire du célèbre système d'exploitation Windows, Microsoft est en position de perdre le plus dans une industrie totalement bouleversée par la GPL. Quasiment chaque ligne du code source du colosse Windows est protégée par des copyrights réaffirmant la nature privée de celui-ci ou, du moins, réaffirmant à ce titre la faculté légale de Microsoft de le traiter ainsi. Du point de vue de Microsoft, incorporer au colosse Windows des programmes protégés par la virale GPL équivaudrait, en ce qui concerne les logiciels, à voir Superman avaler une bouteille de pilules de Kryptonite. Les compagnies rivales pourraient tout à coup copier, modifier et envoyer des versions améliorées de Windows, rendant instantanément vulnérable l'irréductible Position n°1 du fournisseur de logiciels destinés aux consommateurs. D'où l'intérêt de la compagnie pour le taux d'adoption de la GPL. D'où le récent discours de Mundie s'attaquant à la GPL ainsi qu'à sa conception du développement et de la vente de logiciels. D'où, enfin, la décision de Stallman de réfuter aujourd'hui publiquement, sur ce même campus, les arguments de ce discours.

Vingt ans est une longue période pour l'industrie du logiciel. Considérez ceci : en 1980, lorsque Richard Stallman maudissait l'imprimante Xerox du AI Lab, Microsoft, que les hackers considèrent comme la compagnie la plus puissante de l'industrie mondiale du logiciel, était toujours une compagnie privée au stade embryonnaire. IBM, elle, vue comme la plus grande force dans l'industrie du matériel informatique, devait encore introduire son premier ordinateur personnel et ainsi lancer le bal de l'actuel marché du PC abordable. De nombreuses technologies que nous considérons comme acquises ― la grande toile mondiale (World Wide Web), la télévision par satellite, les consoles de jeux vidéo 32 bits ― n'existaient pas encore. La même chose peut être dite des entreprises au sommet des échelons de la corporation telles AOL, Sun Microsystems, Amazon.com, Compaq, et Dell. La liste est longue.

Le fait que le marché de la haute technologie soit allé aussi loin en si peu de temps alimente les deux côtés du débat entourant la GPL. Les défenseurs de la GPL soulignent la courte vie de la plupart des composants matériels des plateformes informatiques. Face au risque d'acheter un produit obsolète, les consommateurs tendent à aller massivement vers les compagnies aux meilleures chances de survie à long terme. Résultat, le marché du logiciel est devenu une arène où « le gagnant prend tout ».[2] L'environnement actuel du logiciel privé, selon les défenseurs de la GPL, mène au monopole, à l'abus et à la stagnation. Les compagnies dominantes accaparent tout l'oxygène du marché aux dépens des compagnies rivales et des start-up innovantes.

Les opposants à la GPL argumentent le contraire. Vendre un logiciel est tout aussi risqué, sinon plus, que l'achat, disent-ils. Sans les garanties légales que procurent les licenses privées, sans oublier la perspective économique d'une propriété privée sur un logiciel révolutionnaire (killer app, c'est-à-dire une nouvelle technologie se lançant sur un tout nouveau marché [3]), les compagnies perdent toute motivation pour participer. Une nouvelle fois, le marché stagne et l'innovation décline. Comme l'a noté personnellement Mundie dans son discours du 3 mai sur ce même campus, la nature « virale » de la GPL « représente une menace » pour toute entreprise s'en tenant à l'unicité de son logiciel comme atout compétitif. Mundie renchérit :

Cela ébranle fondamentalement le secteur indépendant du logiciel commercial en rendant impossible la distribution de logiciels sur une base où les personnes paient pour le produit plutôt que pour le seul coût de distribution [4].

Le succès mutuel de GNU/Linux, l'assemblage du système d'exploitation construit autour du noyau Linux protégé par la GPL, et Windows au cours des dix dernières années révèlent la sagesse de ces deux perspectives. Quoiqu'il en soit, la bataille pour la réactivité est importante dans l'industrie du logiciel. Même les grosses entreprises, tel Microsoft, se fient au support par les développeurs de logiciels tiers, qui, par leurs outils, logiciels et jeux, rendent plus attrayante une plateforme comme Windows pour le consommateur moyen. Citant l'évolution rapide du marché technologique depuis les vingt dernières années, sans oublier l'admirable parcours de sa propre entreprise, Mundie avise ses auditeurs de ne pas se laisser emporter par l'élan récent du logiciel libre :

L'expérience de deux décennies a démontré qu'un modèle économique protégeant la propriété intellectuelle associé à un modèle d'affaire récupérant les coûts de recherche et développement, peuvent créer d'impressionnants bénéfices économiques et les redistribuer avec largesse.[5]

De telles critiques servent de fond au discours de Stallman aujourd'hui. Moins d'un mois après ces déclarations, Stallman se tient adossé à l'un des tableaux noirs au bout de la salle, quelque peu nerveux avant de commencer.

Si les deux dernières décennies ont amené d'impressionnants changements dans le marché du logiciel, elles conduisirent à de plus spectaculaires transformations chez Stallman lui-même. Il n'est plus ce hacker mince, rasé de près, qui passait ses journées entières à communier avec son PDP-10 bien-aimé. En lieu et place se trouve un homme d'âge moyen, bien portant, aux cheveux longs et à la barbe digne d'un rabbin, un homme qui passe le plus clair de son temps à écrire et répondre à des courriels, haranguant ses confrères programmeurs, et donnant des discours comme celui d'aujourd'hui. Habillé d'un t-shirt couleur eau et d'un pantalon de polyester brun, Stallman a l'allure d'un ermite du désert sortant d'un vestiaire de l'Armée du Salut.

La salle est remplie de visiteurs partageant ses goûts vestimentaires. Beaucoup viennent avec leur portable et modem cellulaire : quoi de mieux pour enregistrer et transmettre les paroles de Stallman à un auditoire Internet dans l'expectative. Le ratio des genres est d'environ 15 hommes pour 1 femme, et l'une des 7 ou 8 présentes tient un pingouin en peluche, la mascotte officielle de Linux, alors qu'une autre porte un ours en peluche.

[ILLUSTATION: photo de RMS] Richard Stallman, en 2000. « J'ai décidé de développer un système d'exploitation libre ou de mourir en essayant... [mourir] de vieillesse bien entendu. »

Stallman, nerveux, quitte son poste en bout de salle, et prend place sur une chaise du premier rang, tapant quelques commandes sur un portable déjà ouvert. Les dix minutes suivantes, Stallman reste inconscient du nombre croissant d'étudiants, professeurs et admirateurs qui passent devant lui au pied de la scène de l'auditorium.

Avant de commencer le discours, le rituel baroque des formalités académiques doit être observé. La présence de Stallman ne mérite pas une, mais deux introductions. Mike Uretsky, co-directeur de la Stern School's Center for Advanced Technology présente la première.

« Le rôle d'une université est de favoriser le débat et d'avoir des discussions intéressantes », dit Uretsky. « Cette présentation particulière, ce séminaire, suivent ce modèle. Je trouve singulièrement intéressante la discussion de l'open source. »

Avant qu'Uretsky ne puisse prononcer un autre mot, Stallman est debout agitant la main tel un automobiliste égaré.

« Je fais du logiciel libre », dit Stallman sous les rires croissants. « L'open source est un tout autre mouvement. »

Les rires cèdent la place aux applaudissements. La salle est pleine de partisans de Stallman, des gens connaissant sa réputation d'exactitude verbale, mais aussi son conflit très médiatisé en 1998 avec les défenseurs de l'open source. Beaucoup sont venus pour anticiper de tels éclats tout comme les amateurs de radio s'attendaient au classique « Mais arrête ça !» des émissions radio de Jack Benny.

Uretsky termine promptement son introduction et cède la scène à Edmond Schonberg, professeur au département des sciences informatiques de l'Université de New York. Programmeur et contributeur au Projet GNU, Schonberg sait quels pièges linguistiques éviter. Il résume adroitement la carrière de Stallman, celle d'un programmeur des temps modernes.

« Richard est le parfait exemple de quelqu'un qui, en agissant localement, a commencé à penser globalement les problèmes de pénurie de code source », dit Schonberg. « Il a développé une philosophie cohérente qui nous contraint tous à réexaminer nos idées sur la manière de produire un programme, sur la signification de la propriété intellectuelle, et sur ce que représente en réalité la communauté du logiciel. »

Schonberg invite Stallman sous les applaudissements redoublés. Ce dernier prend un moment pour éteindre son portable, se lève et monte sur scène.

Au départ, l'allocution de Stallman est plus proche d'un numéro comique de Catskills que d'un discours politique. « J'aimerais remercier Microsoft pour m'avoir donné l'opportunité d'être présent sur cette estrade », ironise Stallman. « Depuis les dernières semaines, je me suis senti comme un auteur dont les livres ont été fortuitement interdits quelque part. »

Pour le néophyte, Stallman se lance, en échauffement, dans une rapide analogie du logiciel libre. Il compare un logiciel à une recette de cuisine. Les deux donnent d'utiles instructions, pas à pas, pour terminer une tâche souhaitée, et peuvent être aisément modifiés en fonction des désirs spécifiques de l'usager ou pour des circonstances particulières. « Vous n'avez pas à suivre une recette avec précision », note Stallman. « Vous pouvez laisser de côté certains ingrédients. Ajouter quelques champignons parce que vous aimez les champignons. Mettre moins de sel car votre docteur vous conseille d'en consommer moins -- peu importe. »

De surcroît, dit Stallman, logiciels et recettes sont faciles à partager. En donnant une recette à un invité, un cuisinier n'y perd que du temps et le coût du papier sur lequel est inscrite la recette. Les logiciels nécessitent encore moins, habituellement quelques clics de souris et un minimum d'électricité. Dans les deux cas, par contre, la personne donnant cette information y gagne deux choses : davantage d'amitié et la possibilité de partager des recettes intéressantes en retour.

« Imaginez si les recettes étaient emballées dans des boîtes noires », dit Stallman, renchérissant. « Vous ne pourriez connaître les ingrédients utilisés, encore moins les changer, et imaginez si vous faisiez une copie à un ami. Ils vous qualifieraient de pirate et essaieraient de vous faire emprisonner des années durant. Ce monde créerait un énorme scandale chez les gens ayant l'habitude de partager des recettes. Mais c'est exactement ce qu'est le monde du logiciel propriétaire. Un monde dans lequel la bienséance commune envers les autres est prohibée ou empêchée. »

Avec cette analogie introductrice peu commune, Stallman se lance une nouvelle fois dans le récit de l'épisode de l'imprimante laser Xerox. Comme l'analogie culinaire, l'histoire de l'imprimante est un outil de rhétorique fort utile. Avec sa structure de parabole, elle illustre comment les choses peuvent changer rapidement dans le monde du logiciel. Ramener l'auditoire à une ère antérieure à Amazon.com-achetez-en-un-clic, à Microsoft Windows et aux bases de données Oracle, cela demande au public d'examiner la notion de propriété logicielle sans ses logos corporatifs actuels.

Stallman livre son histoire avec tout le vernis et l'expérience d'un procureur menant son plaidoyer final. Arrivé au moment où le professeur de Carnegie Mellon lui refuse une copie du code source de l'imprimante, Stallman fait une pause.

« Il nous a trahis », dit-il. « Mais il ne l'a pas fait qu'à nous. Il y a des chances qu'il vous l'ait fait aussi. »

Sur le mot « vous », Stallman pointe son index accusateur vers un membre insouciant de l'auditoire . La cible sourcille à peine que les yeux de Stallman sont déjà ailleurs. Lentement et délibérément, Stallman montre un second auditeur gloussant nerveusement dans la foule. « Et je crois encore plus probable qu'il l'ait fait à vous aussi », dit-il désignant un spectateur trois rangées derrière le premier.

Au moment où Stallman a le troisième auditeur sous son index, la fébrilité cède la place au rire général. Le geste semble un peu mis en scène, et c'est le cas. Puis, quand vient le temps de terminer l'histoire de l'imprimante, Stallman le fait avec le brio d'un homme de scène. « Il l'a probablement fait à tous ici présents dans cette salle à l'exception, peut-être, de ceux qui n'étaient pas encore nés en 1980 », dit-il, provoquant de nouveaux rires. « [C'est] parce qu'il a promis de refuser de coopérer avec pratiquement toute la population de la planète Terre. »

Stallman laisse ce commentaire faire son effet un laps de temps. « Il avait signé une clause de confidentialité », ajoute-t-il.

Au cours des vingt dernières années, du chercheur académique déçu au leader politique, l'ascension de Richard Matthew Stallman raconte beaucoup de choses. Elle parle de sa nature bornée et de sa volonté prodigieuse. Elle parle de la conception éclairée et des valeurs du mouvement du logiciel libre qu'il aida à construire. Elle parle des logiciels de haute qualité qu'il a créés, des programmes informatiques qui ont cimenté sa réputation de programmeur légendaire. Elle parle de l'impulsion de la GPL, une innovation légale que beaucoup d'observateurs de Stallman voient comme son plus grand accomplissement. Enfin, plus important encore, elle parle de la nature du changement de pouvoir politique dans un monde de plus en plus soumis à la technologie informatique et aux logiciels qui en sont le moteur.

Peut-être est-ce pour cela que, même à une époque où la plupart des célébrités de la haute technologie sont en déclin, l'étoile de Stallman brille davantage. Depuis le lancement du Projet GNU en 1984 [6], Stallman fut tour à tour ignoré, satirisé, vilipendé et attaqué ― autant à l'extérieur qu'à l'intérieur du mouvement du logiciel libre. Passant outre, le Projet GNU a réussi à atteindre ses objectifs, malgré des retards notoires, et ainsi demeurer pertinent dans un marché hautement plus complexe que celui existant à son arrivée, il y a dix-huit ans. On peut dire la même chose pour l'idéologie du logiciel libre, une idéologie méticuleusement soignée par Stallman lui-même.

Pour comprendre les raisons de cette adéquation, il est utile d'examiner Richard Stallman au travers de ses propos et des paroles de ceux qui collaborèrent ou luttèrent avec lui tout au long de ce parcours. Le personnage de Richard Stallman n'est pas compliqué. Si quelqu'un personnifie l'adage « ce que vous voyez est ce que vous obtenez (what you see is what you get) », c'est bien Stallman.

« Je crois que si vous voulez comprendre l'être humain Richard Stallman, vous devez voir toutes ses facettes comme un ensemble cohérent », conseille Eben Moglen, juriste à la Free Software Foundation (Fondation pour le Logiciel Libre ― FSF) et professeur de droit à la Columbia University Law School. « Toutes ces excentricités personnelles que beaucoup voient comme un obstacle à la compréhension de Stallman sont réellement Stallman : la forte sensation de frustration personnelle, son énorme sens de l'engagement éthique et son incapacité de compromission face aux problèmes jugés fondamentaux. Tout cela explique ses actes ». Il n'est pas évident d'expliquer comment une journée débutant avec une imprimante laser puisse finalement conduire à une confrontation verbale avec l'entreprise la plus riche du monde. Cela requiert une estimation approfondie des forces qui ont rendu la propriété des logiciels si importante dans la société d'aujourd'hui. Cela requiert également l'examen sérieux d'un homme qui, comme bien des leaders politiques avant lui, comprend la malléabilité de la mémoire humaine. Cela requiert encore une certaine habileté à interpréter les mythes et les mots politiquement chargés qui se sont accumulés avec le temps autour de Stallman. Enfin, il faut comprendre son génie en tant que programmeur, ainsi que ses échecs et ses succès à transposer ce génie vers d'autres quêtes.

Lorsqu'il en vient à résumer personnellement ce cheminement, Stallman reconnaît la fusion, observée par Moglen, entre personnalité et principes. « La ténacité est mon point fort », dit-il. « La plupart des gens qui essaient de faire quelque chose de très difficile se découragent et abandonnent. Je n'ai jamais abandonné. »

Il croit aussi à sa bonne étoile. Sans cette mésaventure avec l'imprimante laser, sans les conflits personnels et politiques compromettant sa carrière au MIT, sans une demi-douzaine d'autres facteurs opportuns, Stallman imagine très facilement sa vie prenant un chemin différent. Cela dit, Stallman remercie les forces et les circonstances qui lui ont permis de changer.

« Je n'avais que les bonnes compétences », dit-il, résumant à son auditoire sa décision de lancer le Projet GNU. « Je sentais qu'il n'y avait personne d'autre que moi, alors j'ai songé : 'je suis élu. Je dois travailler sur ce projet. Qui sinon moi ?'. »


Notes

  1. Dans les faits, la GPL n'a pas tout à fait ce pouvoir. Selon la section 10 de la licence publique générale GNU, Version 2 (1991), la nature virale de la licence dépend fortement des volontés de la Free Software Foundation (FSF) de présenter un programme comme un travail dérivé, sans parler de la licence existante qui serait remplacée par la GPL.
    « Si vous désirez incorporer des éléments du programme dans d'autres programmes libres dont les conditions de distribution diffèrent, vous devez écrire à l'auteur pour lui en demander la permission. Pour ce qui est des programmes directement déposés par la FSF, écrivez-nous : une exception est toujours envisageable. Notre décision sera basée sur notre volonté de préserver la liberté de notre programme ou de ses dérivés et celle de promouvoir le partage et la réutilisation du logiciel en général. » (GPL v.2 section 10)
    « Comparer quelque chose à un virus est vraiment sévère », dit Stallman. « Une plante grimpante serait une comparaison plus exacte car elle s'en va en un autre lieu si vous vous emparez d'un outil tranchant. »
    Pour plus d'informations sur la licence publique générale GNU, consultez http://www.gnu.org/copyleft/gpl.html
  2. Shubha Ghosh, Revealing the Microsoft Windows Source Code [Révéler le code source de Microsoft Windows], Gigalaw.com (janvier 2000) http://www.gigalaw.com/articles/2000-all/ghosh-2000-01-all.html
  3. Un logiciel révolutionnaire (killer app) n'a pas besoin d'être un logiciel propriétaire. Voyez, évidemment, le légendaire fureteur Mosaic, un logiciel dont les droits d'auteur permettent des dérivés non commerciaux sous certaines restrictions. De plus, je crois que le lecteur comprend : le marché du logiciel est comme une loterie. Plus le potentiel en gains est grand, plus les gens veulent participer. Pour un bon résumé sur le phénomène du logiciel révolutionnaire, voyez Whatever Happened to the 'Killer App'?, e-Commerce News (7 décembre 2000). http://www.ecommercetimes.com/perl/story/5893.html
  4. Craig Mundie (vice-président senior, Microsoft Corp.), The Commercial Software Model, Extrait d'une transcription en ligne du discours du 3 mai 2001 au New York University Stern School of Business. http://www.microsoft.com/presspass/exec/craig/05-03sharedsource.asp
  5. idem.
  6. L'acronyme GNU signifie « GNU's not Unix » (GNU n'est pas Unix). Dans une autre partie du discours de Stallman du 29 mai 2001 à la NYU, Stallman résume l'origine de cet acronyme :
    Nous, hackers, cherchons toujours un nom trivial ou coquin pour un logiciel, parce que le nommer représente la moitié du plaisir que procure la programmation. Nous avons aussi cette tradition où les acronymes sont récursifs, pour signifier que tel programme que vous créez est similaire à un autre déjà existant... Je cherchais un acronyme récursif pour « quelque chose » n'est pas Unix. J'ai essayé les vingt-six lettres pour découvrir qu'aucune [combinaison] ne composait un mot. J'étais décidé à en faire une forme contractée. De cette manière, je pourrais avoir un acronyme de trois lettres pour « Quelque chose pas Unix ». J'ai essayé des lettres, et je suis tombé sur « GNU ». C'était enfin ça.
    Bien qu'amateur de jeux de mots, Stallman recommande la prononciation du « g » au début de l'acronyme (c'est-à-dire « gue-niou »). Non seulement cela aide-t-il à éviter la confusion d'avec le mot « gnu » (gnou), cet antilope africain, connochaetes gnou, et cela évite aussi la confusion avec l'adjectif « new » (nouveau). « Nous y travaillons depuis dix-sept ans maintenant, alors ce n'est plus réellement nouveau », dit Stallman.:
    Source : notes de l'auteur et transcriptions en ligne de Free Software: Freedom and Cooperation, discours de Richard Stallman du 29 mai 2001 à l'Université de New York. http://www.gnu.org/events/rms-nyu-2001-transcript.txt