Littérature orale de la Haute-Bretagne/Première partie/II/X

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Il était une fois une bonne femme qui avait trois garçons. Avant de mourir, elle leur donna à chacun un balai en leur disant :

— Conservez bien chacun votre balai ; c’est tout ce que je peux vous donner pour vous souvenir de moi. Allez chacun de votre côté, et quand vous aurez fait fortune et que vous vous retrouverez, vous brûlerez les balais.

Quand leur mère fut morte, les trois garçons partirent pour se placer comme domestiques.

L’aîné alla offrir ses services à un seigneur qui habitait un beau château ; on convint du prix, et le maître mit dans les conditions que le premier qui se fâcherait serait obligé de se laisser couper sur la cuisse une rouelle de peau.

— Ne faites rien aujourd’hui, dit le maître, et reposez-vous ; demain vous aurez assez de besogne.

Quand arriva le lendemain, le seigneur indiqua à son serviteur un champ où il devait tra-vailler, et lui dit de revenir à neuf heures pour le déjeûner.

À l’heure fixée, le domestique était de retour au château.

— Te voilà revenu pour déjeûner, mon garçon ? lui dit son maître.

— Oui, monsieur, répondit-il.

— Tu te passeras bien de déjeûner, n’est-ce pas ?

— Comment voulez-vous que je travaille, si je ne mange pas ? dit le garçon d’un air contrarié.

— Ah ! tu répliques et tu te fâches ! Viens ici ; je vais te découper une rouelle sur les fesses, et tu t’en iras après.

Le garçon partit, bien marri, car sa fesse lui cuisait ; il alla trouver son second frère, et il lui dit :

— Je n’ai pas voulu rester dans cette place-là ; on ne veut rien donner à manger aux domestiques.

— Je vais aller m’y gager à mon tour, répondit son frère, et je parie bien qu’on ne me refusera pas ma nourriture.

Il alla se présenter au château et dit au seigneur :

— Avez-vous besoin d’un domestique ?

— Oui, répondit-il ; le mien s’en est allé ce matin ; combien demandes-tu pour tes gages ?

— Trois cents francs par an.

— Trois cents francs, soit ; mais tu ne sais pasmes conditions ; je vais te les expliquer : le premier de nous deux qui se fâchera devra se laisser couper une rouelle de peau.

— J’accepte, dit le garçon, qui pensa en lui-même qu’il se garderait bien de se fâcher.

Le lendemain, son maître lui ordonna d’aller bêcher dans le jardin, en lui disant de revenir déjeûner à neuf heures.

À l’heure fixée, le domestique était de retour, et il avait déjà grand faim.

— Te voilà revenu pour déjeûner ? lui demanda son maître.

— Oui, monsieur.

— Tu te passeras bien de déjeûner.

— Non, par tous les diables ! s’écria le garçon.

— Tu te fâches ? Tu vas quitter ma maison ; mais auparavant je vais te découper sur la fesse une rouelle de peau.

Le garçon s’en alla bien ennuyé, lui aussi, et vint trouver le plus jeune de ses frères, auquel il raconta qu’il avait quitté le château parce qu’on ne voulait pas lui donner à manger, et que pareille chose était arrivée aussi à l’aîné.

— Je vais aller au château à mon tour, dit le plus jeune.

— N’y vas pas, mon frère, lui dirent les autres ; pense que chacun de nous a eu une rouelle de peau coupée sur sa fesse.

— Si, j’irai ; c’est bien décidé.

Il se mit en route pour aller trouver le seigneur, auquel il offrit ses services.

— Combien demandes-tu ? lui dit son maître.

— Quatre cents francs par an.

— Soit ; mais tu sais que le premier de nous deux qui se fâchera sera obligé de se laisser couper une rouelle de peau sur la fesse.

— C’est bien, répondit le garçon.

Le lendemain, son maître l’envoya faucher dans une prairie, et lui dit de revenir à neuf heures pour déjeûner.

Chacun sait que le métier de faucheur est très-pénible ; aussi le garçon avait bien faim quand à neuf heures il arriva au château.

— Te voilà sans doute revenu pour déjeûner ? lui demanda le seigneur.

— Oui, monsieur.

— Mais tu te passeras bien de déjeûner.

— Et vous, dit le garçon, vous fâcherez-vous de me donner à manger ?

— Non, se hâta de répondre le seigneur, qui lui fit servir à déjeûner.

En mangeant, le domestique prenait les meilleurs morceaux, et il disait :

— Vous ne serez pas fâché de me les donner, n’est-ce pas ?

Mais le seigneur pensait : « En voici un petitqui est plus fin que les autres, et c’est lui qui m’attrapera, si je ne me donne garde. » Il dit à son domestique :

— Nous allons faire un autre arrangement : tu resteras chez moi jusqu’à ce que tu entendes chanter le coucou ; et dès qu’il aura chanté, tu t’en iras.

On était alors en automne, et comme le seigneur voulait renvoyer son domestique, il dit à sa femme de monter dans un arbre pour chanter comme le coucou.

— Entends-tu le coucou ? dit son maître.

— Oui ; mais jamais je ne l’avais entendu si tôt chanter.

Il prit son fusil, tira sur l’arbre d’où partait le chant, et la femme tomba morte.

— Comment ! s’écria le seigneur, tu as tué ma femme ?

— Êtes-vous fâché maintenant ?

— Non, dit-il, mais va-t’en de chez moi.

Et il lui compta ses gages.

Le garçon alla retrouver ses frères, et tous les trois essayèrent de brûler les balais que leur mère leur avait donnés ; mais les balais ne brûlaient point.

(Conté à Saint-Cast en 1879 par Scolastique Durand, de Plévenon.)

Dans deux autres contes que j’ai recueillis en Haute-Bretagne, il est aussi question de la punition que doit subir le premier qui se fâche : dans l’un, le premier qui sera lassé doit recevoir de l’autre un coup de poing ; le domestique entré en service vend les vaches qu’il gardait, et met deux queues dans le haut d’un arbre pour faire accroire à son maître que le vent les a enlevées ; il vend un troupeau de cochons, et plante les queues dans une fondrière, comme s’ils s’y étaient embourbés ; il vend le grain d’une grange, et prétend que les rats et les souris l’ont mangé ; il vend des arbres, et dit que les loups les ont dévorés ; il descend dans un puits pour chercher un seau, et ayant heurté son maître avec une grosse pierre, celui-ci finit par se fâcher, et le domestique le tue d’un coup de poing. Voici le second conte que je donne in extenso à cause de son peu d’étendue.