Livre pour l’enseignement de ses filles du Chevalier de La Tour Landry/Chapitre 16

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De celle qui menga l’enguille
Chappitre XVIe


Un exemple vous vueil dire sur le fait des femmes qui manguent les bons morceaulx en l’absence de leurs seigneurs.

Si fut une damoiselle qui avoit une pye en caige qui parloit de tout ce qu’elle véoit faire. Si avint que le seigneur de l’ostel faisoit garder une grosse anguille dedans un vaissel ou un vivier, et la gardoit moult chierement pour la donner à aucuns de ses seigneurs ou de ses amis, si ilz le venissent veoir. Si avint que la dame dist à sa clavière que il seroit bon de menger la grosse anguille et au fait ilz la mengèrent et distrent que ilz diroient à leur seigneur que le loerre l’avoit mangée. Et quant le seigneur fut venu, la pye lui commença à dire : « Mon seigneur, ma ame a mangié l’anguille. » Lors le seigneur ala à son vivier et ne trouva point de son anguille. Si vint à son hostel et demanda à sa femme que estoit devenue l’anguille, et elle se cuida bien excuser, maiz il dit qu’il estoit tout certain et que la pie le lui avoit dit. Sy ot ceans assez grand noise et grant tourment. Maiz quand le seigneur s’en fut alez, la dame et la clavière si vindrent à la pye et lui plumèrent toute la teste en lui diant : « Vous nous avez descouvertez de l’anguille. » Et ainsi fut la povre pie toute plumée. Maiz de là en avant, quant il venoit nulles gens qui feussent pelez ne qui eussent grant front, la pie leur disoit : « Vous en parlates de l’anguille. »

Et pour ce a cy bon exemple comment nulle femme ne doit mengier nul bon morsel par sa lescherie sans le sceu de son seigneur, se elle ne l’employe avec gens d’onnour. Car celle damoiselle en fu depuis mocquée et rigolée pour celle anguille, à cause de la pie qui s’en plaignoit.