Livre pour l’enseignement de ses filles du Chevalier de La Tour Landry/Chapitre 6

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Cy parle de deux filles d’un chevalier,
dont l’une estoit devotte et l’autre gourmandoit
Chappitre VIe


Un chevalier estoit qui avoit deux filles. L’une estoit de sa première femme, et l’autre de la seconde. Celle de la première étoit à merveilles devote, ne jamais ne mangast jusques à tant qu’elle eust dictes ses heures toutes et ouyes toutes les messes qu’elle pouvoit oïr. Et l’autre fille estoit sy chiere tenue et sy couvée que l’on lui laissoit faire le plus de sa voulenté, que, dès si tost qu’elle avait ouye une petite messe et dictes deux paternostres ou trois, elle s’en venoit en la garde robe et là mengoit la souppe au matin ou aucune lescherie, et disoit que la teste lui faisoit mal à jeuner. Mais ce n’estoit que mauvaise amorson, et aussy quant son père et sa mère estoient couchiez, il convenoit qu’elle mangast aucun bon morsel d’aucune bonne viande.

Si mena ceste vie tant, qu’elle fust mariée à un chevalier saige et malicieux. Dont il advint que au fort son seigneur sceust sa manière, qui estoit mauvayse pour le corps et pour l’ame ; si luy montra moult doulcement et par plusieurs foiz que elle faisoit mal de telle vie mener. Mais oncques ne s’en voult chastier, pour beau parler que l’en luy sceust faire. Dont il advint une fois qu’il avoit dormy un sompne, si tasta delez lui et ne la trouva pas ; si en fut yriés, et se leva de son lit en un mantel fourré de gris et entra en une garde robe, où sa femme estoit, le clavier et deux varlez ; et mangoient et rigoloient tellement que l’en n’ouyst pas Dieu tonner, tant demenoient et jouoient hommes et femmes ensemble. Et le seigneur, qui regarda tout celluy arroy, en fut durement yrés ; si tenoit un baston pour ferir un de ses varlez, qui tenoit rebrassée une des femmes de chambre, et fery sur le varlet de ce baston qui fust sec, duquel en sailli une esclice en l’ueil de sa femme, qui estoit delez luy, en telle manière qu’elle eut l’ueil crevé par celle mesaventure et par celle mescheance. Si luy messéoit trop à estre borgne, et la prist le seigneur en telle hayne qu’il se avilla et mist son cuer ailleurs, en telle manière que leur mesnage alla à perdicion de tout. Cest fait leur advint pour la mauvaise ordenance de sa femme, qui accoustumée s’estoit à vivre dissoluement et et desordonnéement le matin et le soir. Dont le plus de mal sy vint devers elle, comme en perdre son œil et l’amour de son seigneur, dont elle en fust en mauvais mesnaige. Et pour ce fait-il bon dire toutes ses heures et oyr toutes les messes à jeun, et soy acoustumer à vivre sobrement et honestement, car tout ne chiet que par accoutumance et à l’usaigier, comme le prouverbe du saige dit :

Mettez poulain en ambléure,
Il la tendra tant comme il dure.

Si comme il advint à sa sueur. Elle se acoustuma en sa jonnesse à servir Dieu et l’Église, comme dire ses heures devottement et ouyr toutes les messes à jeun, et pour ce il advint que Dieu l’en guerredonna et lui donna un bon chevalier riche et puissant, et vesqui avecques luy ayse et honnorablement. Sy avint que leur père, qui moult estoit proudomme, les ala veoir toutes deux ; si trouva chiez l’une grans honneurs et grans richesses et y fut receu moult honnorablement, et chiez l’autre, qui avoit l’eueil trait, il y trouva l’arroy et le gouvernement nice et malostru. Dont, quant il fut revenuz à son hostel, il compta tout à sa femme et lui reproucha qu’elle avoit perdue sa fille, tant l’avoit couvée et nourrie chierement, et lui avoit laissié la resne trop longue en lui laissant faire toute sa voulenté, par quoy elle estoit en dure partie.

Et par cest exemple est bon de servir Dieu et ouir toutes les messes que l’on puet oyr à jeun, et prendre en soy honneste vie, de boire et de mangier ès droictes heures d’entour prime et tierce, et de souper à heure convenable, selon le temps ; car telle vie, comme vous voudrez tenir et user en vostre jonnesce, tenir et user la vouldrez en vostre vieillesce.