Lord Jim/Chapitre VII

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Traduction par Philippe Neel.
Édition de la nouvelle revue française (p. 71-81).


VII


– « Un paquebot postal, à destination de l’Extrême-Orient, était arrivé l’après-midi, et la grande salle à manger était aux trois quarts pleine de gens, avec des cents livres de billets de tour du monde en poche. Il y avait des couples de jeunes mariés trop familiers déjà, et un peu las l’un de l’autre dès la moitié du voyage ; il y avait des groupes importants ou modestes, et des voyageurs solitaires qui dînaient solennellement ou faisaient une bombance bruyante ; tous gens qui pensaient, péroraient, plaisantaient ou grommelaient comme ils le faisaient chez eux et dont l’intelligence était aussi ouverte à des impressions nouvelles que les malles déposées dans leurs chambres. De ce jour, ils porteraient, comme leurs bagages, une estampille certifiant qu’ils avaient passé à tel ou tel endroit. Ils chériraient cette distinction et garderaient sur leurs valises les étiquettes gommées, évidence documentaire, et seule trace durable des acquisitions de leur voyage. Les serviteurs au visage sombre glissaient sans bruit sur le vaste plancher ciré ; un rire de jeune fille, aussi innocent et aussi vide que son esprit, fusait de temps en temps, ou, dans une brusque accalmie des bruits de vaisselle, on distinguait une phrase débitée sur un ton languissant et affecté par le bel esprit de la bande, qui, pour le bénéfice d’une table ricanante, brodait sur quelque thème absurde d’un récent scandale de bord. Deux vieilles filles nomades, en robes d’apparat, consultaient la carte avec acrimonie, en échangeant des murmures de leurs lèvres fanées ; étranges visages de bois, elles faisaient l’effet de deux épouvantails somptueux.

« Quelques gorgées de vin ouvrirent le cœur de Jim et délièrent sa langue. Je m’aperçus qu’il avait bon appétit. Il paraissait avoir enterré quelque part le souvenir de l’épisode inaugural de nos relations ; c’était, apparemment, un sujet dont il ne devait plus être question ici-bas. Et tout le temps, je voyais devant moi ces yeux bleus d’enfant qui regardaient droit dans les miens, ce jeune visage, ces épaules puissantes, ce front large et bronzé avec une ligne blanche sous la racine des cheveux blonds bouclés, cet extérieur qui avait, dès l’abord, attiré toute ma sympathie ; cet aspect de franchise, ce sourire candide, cette gravité juvénile. Il sortait du bon moule ; c’était bien l’un des nôtres. Il parlait doucement, avec une sorte d’abandon tranquille et avec un calme qui pouvait être la marque d’une contrainte virile aussi bien que d’une parfaite impudence, d’un endurcissement, d’une inconscience colossale ou d’une monstrueuse duplicité. Comment le savoir ? À nous entendre, on aurait pu croire que nous parlions d’un tiers, d’un match de football, ou du temps de l’année précédente. Mon esprit se perdait sur une mer de conjectures, jusqu’au moment où le tour de la conversation me permît, sans apparence de curiosité blessante, d’avancer que, somme toute, cette enquête avait dû constituer pour lui une épreuve assez rude. Il lança son bras par-dessus la nappe, et saisissant ma main à côté de mon assiette, il me regarda fixement. Je tressaillis. – « Cela doit être affreusement dur ! » balbutiai-je, tout confus de cette explosion d’émotions muettes. – « C’est… l’enfer ! » laissa-t-il échapper, d’une voix rauque.

« Son geste et ses paroles firent redresser des visages inquiets à deux touristes élégants, penchés à une table voisine sur leur entremets glacé. Je me levai, et nous passâmes sur la terrasse, pour prendre notre café en fumant des cigares.

« Sur de petites tables octogonales, des bougies brûlaient dans des globes de verre ; des bouquets de plantes à feuilles raides isolaient par petits groupes de confortables fauteuils d’osier ; entre les doubles colonnes, dont la longue rangée de fûts rougeâtres luisaient sous l’éclat sorti des hautes fenêtres, la nuit scintillante et sombre faisait l’effet d’une tapisserie splendide. Les feux de position des navires tremblotaient au loin comme des étoiles déclinantes, et autour de la rade, les collines s’arrondissaient, en grosses masses noires, comme d’immobiles nuées d’orage.

– « Je n’ai pas pu me sauver », commença Jim ; « le patron l’a fait ; c’est son affaire ; moi, je n’ai pas pu, et je n’ai pas voulu non plus. Ils se sont tous arrangés à se défiler, d’une façon ou de l’autre, mais moi, cela ne me convenait pas. »

« Je l’écoutais avec une attention passionnée ; je voulais savoir…, et maintenant encore, je ne sais pas ; j’en suis réduit à des conjectures. Jim se montrait, à la même minute, plein de confiance et réticent, comme si la conviction de sa pleine innocence eût refoulé la vérité qui luttait en lui, à chaque minute, pour s’exprimer. Il commença par me dire, avec l’accent d’un homme qui reconnaîtrait son incapacité à sauter un mur de vingt pieds, qu’il ne pourrait plus jamais retourner au pays, et cette affirmation me rappela les paroles de Brierly sur « ce vieux pasteur d’Essex qui paraissait avoir une prédilection pour son grand marin de fils ».

« Je ne saurais vous dire si Jim avait conscience de cette prédilection, mais le ton sur lequel il parlait de « mon père », était fait pour me donner l’impression que le bon vieux doyen de campagne était bien l’homme le plus remarquable qui eût été, depuis l’origine du monde, tourmenté par les soucis d’une nombreuse famille. Jim n’exprimait pas cette conviction en propres termes, mais toutes ses paroles trahissaient le désir que l’on ne s’y trompât point ; c’était puéril et charmant, et cette évocation ajoutait aux autres éléments de l’histoire une poignante impression d’existences très lointaines. – « Il a dû tout lire maintenant dans les journaux », disait Jim. « Je ne pourrai jamais me retrouver en face du pauvre vieux ! » Je n’osai pas lever les yeux avant de l’avoir entendu ajouter : « Je ne pourrais pas m’expliquer ; il ne comprendrait pas ! » Alors, je le regardai ; il fumait d’un air rêveur, mais il s’arracha bientôt à ses réflexions pour se remettre à parler. Il me fit part de sa crainte d’être confondu avec les complices de… disons de son crime. Il ne faisait pas partie de leur bande ; il était d’une espèce toute différente. Je ne faisais aucun signe de désapprobation ; je n’avais nulle intention, au nom de la sèche vérité, de lui refuser la moindre parcelle de grâce rédemptrice qui pût être invoquée en sa faveur. Je ne savais pas jusqu’à quel point il ajoutait foi à ses propres paroles, ni même à quoi il prétendait, s’il prétendait à quelque chose… et je soupçonne qu’il n’en savait rien lui-même ; je crois que nul homme ne prend pleine conscience des ruses ingénieuses auxquelles il a recours pour échapper à l’ombre hideuse de la connaissance de sa propre personne. Je ne soufflais pas mot, en l’entendant demander « ce qu’il pourrait bien faire quand cette stupide enquête serait terminée ».

« Il partageait apparemment l’opinion méprisante de Brierly pour cette procédure légale. Il ne saurait de quel côté se tourner, avouait-il, en pensant manifestement à voix haute plutôt qu’il ne me parlait. Son brevet retiré, sa carrière brisée, sans argent pour s’éloigner, il ne trouverait nul ouvrage, où qu’il voulût s’adresser. En Angleterre, il pourrait peut-être dénicher un emploi, mais il lui faudrait, pour cela, avoir recours aux siens, et il ne voulait pas songer à le faire. Il ne voyait guère qu’un poste de simple matelot, ou peut-être de quartier-maître, sur un vapeur quelconque… Oui, il pourrait faire un quartier-maître… – « Croyez-vous ? » demandai-je, impitoyablement. Il bondit et alla s’appuyer à la balustrade de pierre, pour regarder dans la nuit. Il revint presque aussitôt, tournant vers moi son jeune visage contracté encore par la douleur d’une émotion contenue. Il avait bien compris que je ne mettais pas en doute son aptitude à tenir la barre d’un navire. D’une voix légèrement tremblante, il me demanda pourquoi je disais cela. Je lui avais témoigné une bonté sans bornes… ; je n’avais même pas ri quand… – ici, il se mit à bredouiller –, – « cette bourde, vous savez, quand je me suis montré pareil âne bâté ! » Je l’interrompis pour dire avec une certaine chaleur que pareille erreur ne comportait, à mon sens, rien de risible. Il s’assit et but délibérément son café, vidant la petite tasse jusqu’à la dernière goutte. – « Cela ne veut pas dire que j’admette, pour un moment, avoir mérité pareille épithète », affirma-t-il, d’un ton net. – « Vraiment ? » fis-je. – « Non ! » répliqua-t-il, avec une conviction paisible. – « Savez-vous ce que vous auriez fait, vous ? Le savez-vous ? Et vous ne vous considérez pas… », il fit un mouvement, comme pour avaler quelque chose, « … vous ne vous considérez pas comme… une sale bête ? »

« Sur quoi, ma parole, il me regarda d’un œil interrogateur. C’était une question, paraît-il, une question bona fide. Il n’attendit pourtant pas ma réponse. Sans me laisser le temps de me remettre, il poursuivit, les yeux droit devant lui, comme s’il avait lu des mots écrits sur le manteau de la nuit : – « Le tout, c’est d’être prêt. Et je ne l’étais pas… à ce moment-là. Je ne veux pas invoquer d’excuses, mais j’aimerais expliquer les choses ; j’aimerais que quelqu’un comprît… Quelqu’un… une personne, au moins ! Vous… pourquoi pas vous ? »

« C’était une scène solennelle et un peu ridicule aussi, comme le sont toujours ces combats livrés par un homme pour arracher au feu l’idéal moral auquel il prétend se conformer, et cette notion précieuse d’une convention qui n’est qu’une des règles du jeu, sans plus, mais ne garde pas moins une efficacité terrible, pour tout ce qu’elle possède de puissance sur les instincts naturels, et par les pénalités redoutables que comporte son abandon. Il commença tranquillement son récit. À bord du vapeur de la ligne Dale qui avait recueilli les quatre naufragés, noyés dans l’éclat discret d’un coucher de soleil, on les avait, dès le deuxième jour, regardés avec une certaine méfiance. Le gros capitaine avait fait son récit, et les autres l’avaient laissé parler en silence ; on avait commencé par accepter leur histoire. On ne fait pas subir d’interrogatoire à de pauvres naufragés que l’on a eu la bonne fortune d’arracher sinon à une mort cruelle, au moins à de cruelles souffrances. Par la suite, lorsqu’ils eurent le temps de réfléchir, les officiers de l’Avondale durent être frappés par ce qu’il y avait de louche dans l’aventure, mais naturellement, ils gardèrent leurs doutes pour eux-mêmes. Ils avaient recueilli le capitaine, le second, et deux mécaniciens du Patna perdus en mer, et, en gens bien élevés, ils n’en demandaient pas plus long. Je n’interrogeai pas Jim sur ses impressions pendant les dix jours qu’il avait passés à bord. À l’entendre me parler de ce moment de son histoire, je pouvais inférer qu’il restait à demi étourdi par la découverte qu’il venait de faire, – la découverte du fond de son être, – et qu’il se donnait une grande peine pour expliquer une telle vision au seul homme capable d’en apprécier l’énormité redoutable. Comprenez bien qu’il ne s’efforçait nullement d’en atténuer l’importance. J’en suis parfaitement convaincu, et c’est en cela même que consistait sa distinction. Quant à ses sensations en descendant à terre, et en apprenant la singulière issue de l’aventure à laquelle il avait pris une si pitoyable part, il ne m’en souffla pas mot, et elles ne sont pas faciles à imaginer. Je me demande s’il sentit le sol manquer sous lui. Je me le demande… mais, en tout cas, il sut bien vite reprendre pied. Il passa au Foyer des Marins une quinzaine dans l’attente, et comme il y avait là six ou sept autres hébergés, je pus entendre un peu parler de lui. En dehors de ses manquements possibles, ses compagnons inclinaient avec indifférence à le considérer comme une brute insociable. Il avait passé trois jours, vautré sur une chaise longue de la véranda, et il n’en sortait qu’aux heures des repas, ou le soir très tard, pour errer en solitaire sur les quais, détaché de tout ce qui l’entourait, fantôme irrésolu et silencieux, sans maison à hanter. – « Je ne crois pas avoir adressé trois paroles à âme qui vive pendant toute cette période », disait-il, ce qui me contristait fort pour lui, et il ajoutait aussitôt : Un de ces types-là n’aurait pas manqué de faire une réflexion que j’étais décidé à ne pas tolérer, et je ne voulais pas de vacarme. Non ! pas à ce moment-là ! J’étais trop… trop… Je ne m’en sentais pas le cœur ! – « Alors, en définitive, la cloison a tenu le coup ? » interrompis-je rondement. – « Oui », murmura-t-il, « elle a tenu ; et pourtant, je vous jure que je l’avais sentie bomber sous ma main ! » – « Les efforts que peuvent soutenir de vieilles ferrailles, à certains moments, sont stupéfiants », commentai-je. Renversé sur son siège, les jambes étendues toutes droites et les bras ballants, il fit, à diverses reprises, un petit signe de tête. Vous ne sauriez imaginer plus triste spectacle. Soudain, il redressa le front, se releva, et se frappa la cuisse. – « Ah ! l’occasion que j’ai manquée ! Mon Dieu ! l’occasion que j’ai manquée ! » lança-t-il, et dans ce dernier « manquée » passait l’accent d’un cri arraché par la douleur.

« Il restait à nouveau silencieux, avec un regard fixe et lointain, un regard qui trahissait un élan farouche vers cette distinction manquée ; ses narines, un instant dilatées, aspiraient le parfum de l’occasion perdue. Ne croyez pas que je fusse surpris ou scandalisé ; ce serait faire, à plus d’un titre, montre d’injustice à mon égard. Ah ! c’était un bel imaginatif ! Il fallait qu’il se montrât à nu, qu’il s’abandonnât tout entier. Au fond du regard qu’il plongeait dans la nuit, je distinguais tout l’être intérieur qu’il jetait éperdument vers un royaume imaginaire de folles aspirations et d’héroïsmes inouïs. Il ne songeait même plus à regretter ce qu’il avait perdu, tant il était totalement et éperdument absorbé par le mirage de ce qu’il avait failli gagner. Il était très loin de moi, qui le regardais à trois pieds de distance. Il s’enfonçait, un peu plus avant à chaque minute, dans un monde impossible d’exploits romanesques, et il finit par en atteindre le centre. Un air étrange de béatitude envahit ses traits ; ses yeux étincelèrent à la lueur de la bougie placée entre nous ; il eut un vrai sourire ! Il était arrivé au cœur, au cœur même du pays prodigieux ! C’était un sourire extatique, que l’on ne verra jamais sur vos visages, mes chers amis, non plus que sur le mien. Je le ramenai sur cette terre, en lui disant : – « Si vous étiez resté sur le bateau, voulez-vous dire ? »

« Il tourna vers moi des yeux brusquement chavirés, douloureux, et un visage ahuri, effaré de souffrance, comme si je l’avais fait tomber d’une étoile. Ni vous ni moi n’aurons jamais l’occasion de revoir pareille expression chez un homme. Il frissonna longuement, comme si un doigt glacé l’eût touché au cœur. Enfin il soupira.

« Je ne me sentais pas disposé à l’attendrissement. Il devenait impatientant, avec ses indiscrétions contradictoires. – « Dommage que vous ne l’ayez pas su avant ! » lançai-je, avec les intentions les plus malveillantes ; mais le trait perfide retomba sans force, mourant pour ainsi dire à ses pieds, comme une flèche perdue, et il ne songea pas plus à le ramasser que s’il ne s’en était pas aperçu. Et presque aussitôt il s’écria, en s’allongeant à l’aise : – « Le diable m’emporte ! je vous dis qu’elle bombait ! Je promenais ma lampe dans l’entrepont, le long de l’angle de fer, lorsque je vis une plaque de rouille, large comme la main, se détacher d’elle-même de la tôle ! » Il se passa la main sur le front. « La plaque a remué et sauté comme une chose vivante pendant que je regardais ! » – « Cela vous a fait une vilaine impression, je suppose ? » fis-je négligemment. – « Croyez-vous », me répondit-il, « que je pensais à ma propre vie, avec cent soixante passagers endormis derrière moi, rien que dans cette partie de l’entrepont, et plus encore à l’arrière, plus sur le pont, qui dormaient sans se douter de rien, trois fois plus que les chaloupes ne pouvaient en contenir, même si l’on eût eu le temps de les mettre à la mer. Je m’attendais à voir la plaque de fer s’ouvrir sous mes yeux, et l’eau se ruer pour les submerger tous à leur place… Que pouvais-je faire, dites-le-moi ? »

« Je me représentais sans peine l’obscurité caverneuse de cet antre surpeuplé, la lueur du globe sur un petit coin de la cloison dont l’autre face supportait tout le poids de l’océan, et le bruit de la respiration des dormeurs inconscients. Je voyais Jim, les yeux rivés sur la paroi de fer, atterré par la chute de l’écaille de rouille, écrasé par la conscience d’une mort imminente. C’était, d’après ses dires, la seconde fois qu’il était envoyé à l’avant par son capitaine ; le drôle, selon moi, voulait surtout l’éloigner de la passerelle. Il me disait que son premier mouvement avait été de pousser un cri, et de faire bondir tous ces gens, de les jeter du sommeil dans la terreur, mais il éprouva un sentiment si accablant de son impuissance, qu’il ne put proférer un son. C’est là sans doute ce que l’on veut exprimer, quand on parle de la langue qui se colle au palais. – « Trop sèche », me disait-il, avec concision, pour expliquer cette sensation. Il remonta donc sans mot dire sur le pont, par la première écoutille. Une manche à air disposée là, vint le toucher par hasard, et il se souvenait que le contact léger de la toile sur son visage avait failli le faire tomber de l’échelle.

« Il avouait que ses genoux tremblaient fort, tandis qu’il se tenait à l’avant du pont, et regardait une nouvelle foule de dormeurs. Les machines étaient arrêtées, et la vapeur fusait avec un grondement sourd, qui faisait vibrer toute la nuit comme une corde de basse ; le navire tremblait de bout en bout.

« Jim voyait çà et là une tête se soulever au-dessus d’une natte ; une forme vague et endormie se dressait sur son séant, écoutait un instant, puis se laissait retomber, dans un amas confus de caisses, de treuils à vapeur, de ventilateurs. Dans leur ignorance des choses de la mer, ces gens-là ne pouvaient pas comprendre la signification d’un bruit anormal. Le bateau de fer, les hommes à visage blanc, tous les bruits, tous les spectacles du bord, paraissaient également étranges à cette pieuse et ignorante multitude, et inspiraient une confiance égale à leur définitive incompréhension. Jim s’avisa que c’était là une circonstance heureuse, mais dont la pensée était simplement terrible.

« Souvenez-vous qu’il s’attendait, comme tout autre marin l’eût fait à sa place, à voir le navire sombrer d’une seconde à l’autre ; les tôles bombées et rongées de rouille qui maintenaient l’océan, devaient fatalement céder tout à coup, comme une digue minée, en livrant passage à un flot brutal et destructeur. Il restait immobile et regardait tous ces corps allongés, condamné conscient de son sort qui contemplait la compagnie silencieuse des morts. Morts, ils l’étaient ; rien ne pouvait les sauver ! Il y avait des chaloupes pour la moitié d’entre eux, peut-être, mais on n’aurait pas le temps de les mettre à l’eau. Pas le temps ! pas le temps ! À quoi bon ouvrir la bouche, remuer un pied ou une main ? Avant d’avoir poussé trois cris, d’avoir fait trois pas, il se débattrait dans une mer blanchie par les efforts désespérés d’êtres humains, toute sonore de cris de détresse et d’appels au secours. Et il n’y avait pas de secours possible ! Il se représentait parfaitement ce qui allait arriver ; il assistait déjà à la scène, de l’écoutille où il se trouvait, la lampe à la main ; il en imaginait le moindre et atroce détail ; je crois qu’il la revoyait encore à l’heure où il me racontait ces choses, qu’il ne pouvait pas raconter au tribunal.

– « Je sentais aussi clairement que je vous vois là que je ne pouvais rien faire, et cette pensée semblait enlever toute vie à mes membres. Je me disais qu’autant valait rester où j’étais et attendre. Je ne croyais pas avoir beaucoup de secondes devant moi… Tout à coup, le grondement de la vapeur se tut. Le bruit avait été affolant, mais le silence, aussitôt, se fit oppressant et plus affreux encore ! Il me semblait que j’allais étouffer ! »

« Il m’affirmait n’avoir pas songé à sa propre existence. La seule pensée qui se dessinait, pour s’évanouir et se reformer aussitôt dans sa tête, c’était : « Huit cents passagers et sept canots ! Huit cents passagers et sept canots ! »

– « Il y avait une voix qui me parlait tout haut dans la tête ! » m’expliquait-il, d’un air un peu égaré ; « Huit cents passagers ; sept canots, et pas de temps… Songez un peu ! » Il se penchait vers moi par-dessus la petite table, et je m’efforçais d’éviter son regard fixe. « Croyez-vous que j’aie eu peur de la mort ? » me demanda-t-il, d’une voix basse et farouche. Il fit retomber sur la table sa main ouverte ; les tasses à café tremblèrent. « Je suis prêt à jurer que je n’avais pas peur… Ah ! Grands Dieux non ! » Il se redressa, croisa les bras, et laissa retomber son menton sur sa poitrine.

« Des bruits assourdis de vaisselle heurtée nous arrivaient par les hautes fenêtres. Il y eut des éclats de voix, et plusieurs convives sortirent sur la galerie, dans un état de joyeuse humeur. Ils échangeaient de joviales réminiscences sur les ânes du Caire. Un jeune homme pâle, à mine inquiète, qui marchait doucement sur de longues jambes, essuyait, à propos de ses achats au bazar, les brocards d’un globe-trotter rubicond, à l’imposante carrure. – « Non, vraiment, vous croyez que je me suis laissé refaire à ce point ? » demandait-il, ingénument, avec un grand sérieux. La compagnie s’éloigna, en renversant des sièges au passage ; des allumettes flambèrent, éclairant une seconde des visages sans ombre d’expression, et faisant luire la surface glacée des plastrons de chemises ; le bourdonnement des conversations animées par l’ardeur des agapes me paraissait futile et infiniment lointain.

– « Des hommes de l’équipage dormaient sur le panneau numéro un, à portée de ma main », reprit Jim.

« On montait le quart à la nègre, sur ce navire-là ; tout l’équipage dormait, et l’on n’avait recours, en cas de nécessité, qu’aux quartiers-maîtres désignés et aux hommes de garde. Jim avait envie de prendre à l’épaule le lascar le plus proche de lui, mais il n’en fit rien. Une force semblait retenir son bras à son côté. Il n’avait pas peur, ah non ! mais il ne pouvait pas faire le geste, voilà tout ! Il n’avait pas peur de la mort, peut-être, mais je vais vous le dire, il avait peur de ce qui allait survenir ! Sa maudite imagination avait évoqué toutes les horreurs de la panique, la ruée furieuse, les cris pitoyables, les barques chavirées, tous les incidents atroces que peut suggérer l’idée d’un désastre en mer. Il se serait volontiers résigné à la mort, mais je suppose qu’il voulait mourir sans terreurs supplémentaires, tranquillement, dans une sorte de rêve paisible. Une certaine aptitude à la mort n’est pas chose si rare, mais ce qui est rare, c’est de rencontrer des hommes dont le cœur, doublé d’une impénétrable armure de volonté, soit prêt à mener jusqu’au bout une bataille perdue ; le besoin de paix se fait plus fort à mesure que l’espoir s’envole, et finit par l’emporter sur la soif même de vie. Qui de nous n’a pas éprouvé cela, ou connu au moins lui-même quelque chose d’une telle impression, la lassitude extrême des sentiments, l’inanité de l’effort, l’infini désir de repos ? Ceux qui luttent contre des forces brutales connaissent bien ce désir : les naufragés entassés dans des chaloupes, les voyageurs perdus dans le désert, tous les hommes qui se battent contre les puissances aveugles de la nature, ou la brutalité stupide des foules. »