Louis XIV et Guillaume III, leurs négociations secrètes pour la succession d’Espagne

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Louis XIV et Guillaume III, leurs négociations secrètes pour la succession d’Espagne
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 2 (p. 961-999).

LOUIS XIV


ET


GUILLAUME III.




Letters of William III and Louis XIV and of their ministers, illustrative of the domestic and foreign politics of England from the peace of Ryswick to the accession of Philip V of Spain. London.




Le mode de publication du recueil qui nous a fourni le sujet de cette étude a quelque chose de singulier. Les documens dont il se compose ont presque tous été écrits en français ; ils émanent en majeure partie d’un de nos plus grands rois et de ses plus habiles ministres ; ils sont souvent aussi remarquables par l’élévation, la dignité et l’élégance de la forme que par l’intérêt et l’importance du fond ; ils ont trait à une des grandes époques de notre histoire. Néanmoins c’est à Londres, c’est dans une traduction anglaise que ces documens ont été mis au jour parmi éditeur français, cette entreprise n’ayant pas semblé sans doute offrir en France même des chances suffisantes de succès. Rien ne prouve mieux combien, parmi nous, en dehors du cercle nécessairement étroit des hommes qui se consacrent spécialement aux travaux historiques, les esprits sont peu portés aux études et aux recherches qui ne se recommandent pas par leur liaison avec quelque préoccupation du moment.

Les pièces contenues dans le recueil publié à Londres sont assez peu homogènes. Les lettres de Louis XIV, de M. de Torcy, son ministre des affaires étrangères, et de son ambassadeur à Londres M. de Tallard, sont en réalité, du moins pour la plupart, des dépêches de cabinet extrêmement soignées dans lesquelles les vues de la politique française se trouvent exposées avec beaucoup de développement, de netteté, et en termes très choisis. Celles de Guillaume III, de ses ministres et du comte de Portland, son ambassadeur en France, ne sont au contraire, en grande partie, que des lettres confidentielles écrites, pour ainsi dire, au courant de la plume, et qui indiquent plus qu’elles n’approfondissent la situation. Comme l’éditeur le fait remarquer, il n’y a aucune comparaison à établir, quant au mérite de la rédaction, entre ces deux correspondances. Il croit pouvoir ajouter qu’autant celle de Louis XIV l’emporte à cet égard, autant celle de Guillaume III est supérieure par les sentimens de droiture et de bonne loi dont elle est l’expression, et qui, suivant lui, font un contraste complet avec la duplicité de la politique attestée par les dépêches du monarque français. Je dois dire que cette dernière appréciation me parait bien rigoureuse, pour ne pas dire plus. Je n’entends certes pas nier la sincérité de Guillaume dans les négociations par lesquelles il s’efforça d’arriver à des arrangemens qui eussent prévenu la terrible guerre de la succession d’Espagne : cette sincérité est évidente ; mais ce qui ne l’est pas moins, à mon avis, c’est que Louis XIV partageait ces dispositions pacifiques et conciliantes, et qu’il y persévéra jusqu’au moment fatal où un concours de circonstances en partie imprévues l’entraîna presque irrésistiblement à rompre les engagemens qu’il avait pris, à se donner toutes les apparences de la mauvaise foi préméditée, et à précipiter l’Europe dans une guerre où la France faillit succomber.


I

À l’époque où s’ouvre la correspondance dont nous voudrions faire comprendre ici l’intérêt historique, — en 1697, — quelques mois avant la conclusion de la paix de Ryswick, Louis XIV commençait à vieillir et la fortune de la France à chanceler. Ce prince, luttant depuis près de dix ans contre L’Europe presque entière qu’il avait exaspérée par son orgueilleuse prépotence, éprouvait pour la première fois une résistance énergique dont il ne pouvait triompher ; il était forcé de reconnaître que les autres puissances, si longtemps vaincues, s’étaient aguerries par leurs défaites mêmes, qu’elles avaient appris de lui l’art de mettre en mouvement ces masses énormes de soldats dont le nombre finit toujours par fixer la victoire, et que sous l’habile direction de Guillaume, avec le concours de l’Angleterre, qui, dans les guerres précédentes, s’était tenue à peu près à l’écart, elles étaient désormais en mesure de lui tenir tête sans trop d’inégalité. Déjà les ressources de la France s’épuisaient, ce n’était plus qu’à grand’peine, que les successeurs des Colbert et des Louvois fournissaient à ceux des Condé, des Turenne, des Duquesne, des ressources suffisantes en hommes et en argent. Déjà aussi sur mer nous avions perdu la supériorité ; sur terre, nous remportions encore des victoires, mais presque toujours c’étaient de ces victoires peu décisives qui, pour un grand état attaqué par de nombreux ennemis, sont souvent le prélude de véritables désastres. Voltaire a parfaitement caractérisé cette situation en représentant la France, comme Un corps puissant et robuste, fatigué d’une longue résistance, épuisé par ses victoires, et qu’un coup porté à propos eût fait chanceler.

Cet état de choses était grave. Il était d’autant plus urgent d’y mettre un terme, que déjà on prévoyait, dans un prochain avenir, un événement qui ne pouvait manquer d’apporter dans la politique générale les plus redoutables complications. Le roi d’Espagne Charles II, jeune encore, mais d’une santé depuis longtemps ruinée, semblait presque toucher à ses derniers momens ; il n’avait pas d’enfans, et en lui finissait la descendance mâle de Charles-Quint, dont l’immense héritage allait nécessairement être disputé par de nombreux prétendans. Le dauphin, fils de Louis XIV et d’une sœur de Charles II, se présentait en première ligne ; après lui venait le prince électoral de Bavière, petit-fils d’une autre sœur du prince moribond. On leur objectait les actes de renonciation souscrits par la mère de l’un d’eux et par la grand’mère de l’autre au moment de leur mariage, et dans le cas où ces renonciations auraient été jugées valables, l’empereur Léopold, soit comme descendant d’une tante de Charles II, soit comme chef de la seconde branche de la maison d’Autriche, issue d’un frère cadet de Charles-Quint, paraissait appelé à recueillir lui-même ou par un de ses fils la succession de la branche aînée. Trente ans auparavant, la santé du roi d’Espagne encore presque au berceau inspirant déjà des inquiétudes sérieuses, l’empereur avait conclu secrètement avec Louis XIV un traité éventuel pour le partage de la monarchie espagnole ; mais la suite des évènemens avait annulé ce traité. Depuis lors, les circonstances s’étaient beaucoup modifiées, les esprits s’étaient aigris, et Léopold était moins disposé à la conciliation, pour que la France ne courût, pas le risque de voir ses prétentions échouer complètement, il importait de prendre à l’avance des arrangemens auxquels il n’était pas possible de travailler tant qu’elle serait en guerre avec le cabinet de Madrid et avec toutes les autres puissances de premier ordre. Bien qu’il ne soit pas vrai, comme on le crût généralement alors, que cette considération ait été un motif déterminant des sentimens plus pacifiques dont Louis XIV se montra tout à coup animé, il n’est guère possible de croire qu’elle y ait été complètement étrangère ; ce serait accuser sa prévoyance.

Quoi qu’il en soit, Louis XIV, une fois résolu à faire la paix et même à l’acheter au prix de sacrifices réels, montra une grande habileté dans les moyens qu’il mit en œuvre pour atteindre son but. Tout en s’abstenant, malgré ses victoires, d’exiger des cessions territoriales comme dans les négociations précédentes, tout en offrant même des restitutions et des garanties dont l’importance étonnait les plus modérés de ses ennemis, il fit entendre très nettement que ces propositions étaient son dernier mot, et qu’on n’obtiendrait rien de plus ; il se refusa constamment à toutes les modifications qu’on essaya d’y apporter, et comme en effet les conditions proposées par lui étaient raisonnables, elles finirent par être acceptées, en sorte que Louis XIV parut avoir dicté encore le traité même qui était pour lui un premier pas rétrograde, et que la paix de Ryswick, si elle mit un terme aux agrandissemens matériels de la France, si même elle lui enleva une partie de ses dernières conquêtes, ne porta aucune atteinte à sa considération ni à sa force morale. Là où se révélait en réalité le résultat d’un commencement de lassitude et de faiblesse, on voulut voir l’effet, non pas peut-être de la modération, mais de quelque calcul ambitieux que l’avenir expliquerait bientôt. Quelques-unes des puissances alliées contre la France, l’Autriche surtout, s’étaient d’ailleurs promis, d’une coalition en apparence si formidable, de tels avantages, que ceux auxquels elles se trouvaient réduites leur paraissaient presque de nouveaux sacrifices. La France restait encore la première des puissances, la plus riche, la plus féconde en ressources de tout genre, la plus habilement gouvernée, et capable à elle seule de se faire craindre du reste de l’Europe.

Nul plus que Guillaume III n’avait contribué à cette pacification. Avec la sagacité et la prudence qui le caractérisaient et qui ne laissaient en lui aucune place à l’entraînement des passions, il avait su discerner mieux que ses confédérés le moment et les conditions auxquels on pouvait et on devait terminer d’une manière utile autant qu’honorable une guerre dont les deux nations qui lui avaient confié leurs destinées, l’Angleterre et la Hollande, supportaient presque tout le poids. Il avait réduit l’ambition de Louis XIV à s’arrêter dans ses empiétemens et son orgueil à le reconnaître comme roi de la Grande-Bretagne : il jugeait avec raison que c’étaient là d’assez grands résultats, et il s’étonnait en quelque sorte de les avoir obtenus. Les difficultés qu’il éprouvait dans le gouvernement de l’Angleterre, si différent de celui des Provinces-Unies, auquel il était habitué depuis sa première jeunesse, devaient l’engager d’ailleurs à ne pas prolonger sans une nécessité absolue une lutte qui, aux yeux des Anglais, peu préoccupes alors des affaires du reste de l’Europe, cessait d’être suffisamment justifiée dés que Louis XIV ne prétendait plus leur imposer la tyrannie de Jacques II, et ne menaçait pas leurs intérêts commerciaux. Enfin Guillaume III s’inquiétait des dangers que recelait pour l’Europe la question de la succession espagnole, et il pensait sans doute que cette question, si difficile à résoudre, même en temps de paix, par les moyens de conciliation, rendrait la guerre interminable, si elle venait à s’ouvrir avant qu’on eût déposé les armes et qu’on eût pu essayer de se concerter.

Un accord complet avec Louis XIV était le seul moyen d’écarter ces dangers en imposant silence aux prétentions et aux passions des autres gouvernemens, moins capables de se modérer parce qu’ils étaient à la fois plus faibles, moins clairvoyans, moins habiles, et qu’ils avaient des injures à venger, des ressentimens à satisfaire. Aussi Guillaume, sans attendre même la conclusion du traité de Rysvvick, mit-il tous ses soins à ménager cet accord. Dans les pourparlers qui eurent lieu entre son confident infime, le comte de Portland, et le maréchal de Boufflers, qui commandait l’armée française en Flandres, à l’effet de hâter la signature du traité, l’envoyé de Guillaume, obéissant sans doute à des ordres formels, exprima, avec une effusion qui ressemblait presque à de l’humilité, le sentiment de vénération. et de respect dont son maître était animé pour le roi de France, et son vif désir d’obtenir l’estime et l’amitié d’un prince qu’il considérait, non-seulement comme le plus grand souverain, mais comme le plus grand homme du monde ; il donna à entendre qu’une fois la paix conclue, Louis XIV ne regretterait sans doute pas d’avoir un allié comme le roi d’Angleterre, qu’il trouverait aussi fidèle, aussi consciencieux à favoriser ses intérêts que jusqu’alors il avait pu l’être à les contrarier ; il essaya même d’insinuer que l’utilité de ces rapports intimes ne se renfermerait pas exclusivement dans le cercle de la politique, extérieure, et que les deux rois pourraient se prêter un appui mutuel contre les complots auxquels leur autorité se trouverait exposée de la part des mécontens et des rebelles. Louis XIV ne repoussa pas ces avances de celui qu’il affectait encore, dans ses dépêches officielles, de n’appeler que le prince d’Orange ; mais la condescendance altière avec laquelle il les reçut, alors qu’en réalité il entrait dans ses calculs de se rapprocher de son puissant adversaire, est un exemple curieux de la hauteur de langage dont il s’était fait une habitude. Il autorisa le maréchal de Boufflers à exprimer sa satisfaction du désir manifesté par Guillaume de mériter le retour de ses bonnes grâces ; tout en prenant acte, en termes naïvement orgueilleux, des protestations de vénération et d’admiration pour sa personne que le maréchal lui avait transmises, il se borna à y répondre par l’assurance de son estime pour Guillaume. Quant aux insinuations qui avaient trait à l’appui que les deux princes pouvaient se prêter contre leurs ennemis intérieurs, il les écarta avec une raideur dédaigneuse, disant qu’il n’y avait pas à cet égard parité de situation, et que la soumission de ses sujets, la tranquillité de son royaume, ne lui donnaient lieu de craindre ni l’action, ni rébellion. Celà eût été parfaitement exact quelques années auparavant ; mais déjà à cette époque la révocation de l’édit de Nantes et les proscriptions qui la suivirent avaient jeté dans les provinces méridionales de la France des semences d’agitation que ne devaient pas tarder à porter des fruits bien amers. Il n’en est pas moins vrai que Louis XIV était parfaitement autorisé à ne pas redouter pour son compte les périls qui menaçaient la puissance de Guillaume, sortie d’une révolution si récente, et sa fierté s’indiquait, de l’assimilation qu’eut paru établir entre les deux couronnes l’espèce de garantie mutuelle qu’on lui proposait. Il vivait d’ailleurs très distinctement le but de cette proposition : Guillaume eût voulu qu’au moment du rétablissement de la paix Jacques II fut forcé de quitter Saint-Germain pour se retirer dans quelque contrée éloignée, Louis XIV s’y refusa d’une manière absolue, déclarant qu’aussi longtemps qu’il conviendrait à ce malheureux prince de rester dans l’asile qu’il lui avait accordé, cet asile lui serait maintenu. Guillaume n’insista pas pour le moment.

Comme cependant le roi d’Angleterre tenait beaucoup à se délivrer des inquiétudes que lui causait le foyer de conspiration permanente établi à Saint-Germain, il revint à la charge après la signature du traité de Ryswick. Le comte de Portland, son ambassadeur en France, fit auprès des ministres, auprès du roi lui-même, des démarches multipliées qui n’eurent aucun succès, bien qu’il y portât une grande ténacité. Guillaume crut bientôt devoir réprimer cet excès de zèle, parce que son esprit plus clairvoyant ne tarda pas à comprendre qu’en s’opiniâtrant inutilement sur ce point, on risquerait de compromettre des intérêts plus importans encore. Il craignait d’ailleurs de n’être pas suffisamment soutenu dans cette question par le sentiment public de l’Angleterre. « Le refus de sa majesté très chrétienne, écrivait-il au comte de Portland, ne fera pas ici le moindre effet sur les esprits, car à présent rien ne semble capable de réveiller chez ces gens-ci la préoccupation de leur sûreté. Ils sont si infatués, qu’à moins d’une invasion effective, ils fermeront les yeux à tout danger. » Ce passage, et bien d’autres analogues que l’on trouve dans la correspondance du roi d’Angleterre avec ses ministres confidentiels, peignent très bien cet état d’indifférence, d’affaissement apathique, où les nations tombent parfois à la suite des longues périodes de révolutions et de guerres, et que l’on prend pour la mort de tout esprit public, tandis qu’on ne devrait y voir qu’un sommeil momentané dans lequel un grand peuple renouvelle ses forces épuisées. Bien peu d’années devaient suffire pour démontrer, par des faits éclatans, que l’Angleterre n’était pas en décadence ; mais les symptômes étaient tels qu’on pouvait s’y tromper, et Guillaume III, malgré sa prodigieuse sagacité, s’y trompait plus que personne.

Dans cet état de choses dont résultait incontestablement pour lui, quelles que pussent être les chances de l’avenir, un affaiblissement réel dans le présent, il sut, avec la force d’âme qui caractérise les hommes nés pour l’action et pour le pouvoir, se mettre au-dessus des irritations personnelles et des délicatesses de l’amour-propre ; il sut consacrer tous ses soins, toutes ses ressources, aux grands intérêts de l’Angleterre et de l’Europe. Il recommanda au comte de Portland de s’abstenir d’une susceptibilité inopportune et de fermer les yeux sur des procédés dont, en d’autres temps, on eût pu s’offenser. Louis XIV, de son côté, animé du même esprit de conciliation, s’efforça d’adoucir par les honneurs et les distinctions extraordinaires dont il combla l’ambassadeur d’Angleterre l’impression pénible des refus qu’il lui faisait essuyer. À l’exemple du roi, les courtisans presque sans exception prodiguaient les provenances et les caresses au représentant d’un prince dont la cause, inspirait pourtant à la France, alors si monarchique, une profonde aversion. Malgré tous ces soins, la position du comte de Portland ne fut jamais facile ni tout à fait agréable. Le voisinage de la cour de Saint-Germain et les visites, d’ailleurs assez rares, qu’elle faisait à celle de Versailles gênaient la liberté de ses mouvemens et l’obligeaient parfois à se renfermer chez lui pour éviter des rencontres embarrassantes. Un des inconvéniens des gouvernements sortis d’une révolution et par conséquent plus ou moins contestés, un des moins graves sans doute, mais un des plus inévitables, un de ceux qui survivent le plus longtemps, ce sont les difficultés de cette nature, les tracas, la malveillance sourden qui assiègent leurs envoyés dans les cours étrangères. L’expérience a prouvé qu’il n’existe pas à ce mal de remède absolu. Napoléon lui-même, dans toute sa force, dans tout son éclat, n’y put échapper complètement. Au moment même où il semblait tenir entre ses mains les destinées des peuples et des rois, ses ambassadeurs, entourés habituellement d’hommages et de flatteries, éprouvaient pourtant, au moindre nuage apparaissant sur l’horizon, au moindre soupçon de la possibilité d’une rupture, des dégoûts qui leur faisaient comprendre que le grand et glorieux empereur n’était encore admis qu’à titre provisoire dans la famille des rois. Ce que n’avaient pu la puissance et le génie de Napoléon, — l’habile modération de Louis-Philippe, placé dans des conditions si différentes, ne l’a pas pu davantage. De tels exemples disent assez qu’il y a là un obstacle auquel les gouvernemens nouveaux doivent se résigner, en comptant, pour l’aplanir peu à peu, sur le bénéfice du temps, sur les progrès de leur consolidation, et sans essayer d’en triompher prématurément soit par des exigences hautaines, soit par un excès de condescendance, qui seraient également impuissans.

De telles préoccupations s’effacent d’ailleurs dans les esprits élevés devant les grands intérêts, et jamais peut-être on n’en a vu de plus grands que celui qui poussait alors Louis XIV et Guillaume III à se rapprocher l’un de l’autre, — je veux dire l’arrangement pacifique de la question imminente de la succession espagnole. C’était là, en ce moment, l’objet des craintes, des espérances, des calculs de tous les cabinets ; mais ces deux princes paraissaient seuls en mesure d’exercer une influence efficace sur la solution de la question, comme seuls aussi, au milieu des passions aveugles qui agitaient les autres gouvernemens, ils étaient capables d’en bien peser les immenses difficultés et de comprendre la nécessité d’y porter de grands tempéramens pour ne pas précipiter l’Europe dans un abîme de maux.

Avant d’en venir à des explications tout à fait catégoriques sur les dispositions qu’il convenait de prendre à cet effet, les deux rois essayèrent de sonder leurs intentions réciproques. Chacun d’eux craignait de se compromettre en se découvrant trop tôt. Louis XIV se décida enfin à prendre l’initiative. Il chargea le comte, depuis maréchal, de Tallanrd, son ambassadeur à Londres, de proposer à Guillaume un projet d’arrangement fondé sur une alternative. — Suivant le premier terme de cette alternative, le roi d’Espagne venant, comme tout l’annonçait, à mourir sans laisser d’enfans, le prince électoral de Bavière, son plus proche héritier naturel après le dauphin, aurait eu l’Espagne proprement dite, les Pays-Bas, la Sardaigne, les Indes et les Philippines ; les Deux-Siciles eussent été, avec le duché de Luxembourg, la part du dauphin, et le duché de Milan, celle de l’archiduc Charles, second fils de l’empereur, depuis empereur lui-même sous le nom de Charles VI. — Si ce partage ; ne convenait pas au roi d’Angleterre, on lui offrait cette autre combinaison : un des fils cadets du dauphin devait hériter de l’Espagne et des Indes ; les Pays-Bas auraient appartenu au prince bavarois, les Deux-Siciles à l’archiduc, le Milanais au duc de Savoie, qui avait aussi quelques prétentions éloignées sur la succession de Charles II. Il était bien entendu que, dans cette seconde hypothèse, la masse principale de la monarchie espagnole assignée à un prince de la maison de Bourbon devait être possédée par un de ses membres qui ne fut pas en même temps roi de France, tandis que, si le dauphin était seulement appelé à recueillir quelques portions détachées de ce vaste héritage, ce seraient des provinces nouvelles incorporées a la monarchie française. Ainsi s’explique l’apparente inégalité de ces de ces deux projets dont Louis XIV laissait le choix au cabinet de Londres.

Chose singulière et qui prouve à la fois l’extrême désir de conciliation qui animait Guillaume, et l’idée qu’il se faisait de la puissance de la France comme de la nécessité de lui offrir de grands avantages ! — peu de jours avant celui où le gouvernement français chargeait M. de Tallard de lui faire ces propositions, le roi d’Angleterre exprimait lui-même à cet ambassadeur, dans une forme moins positive il est vrai, des idées qui s’en rapprochaient beaucoup et qui reposaient sur une alternative à peu près semblable. Seulement, préoccupé des intérêts qui agissaient le plus sur les esprits des peuples dont il était le représentant, — les Anglais et les Hollandais, — il y avait ajouté des clauses qui avaient pour objet de garantir le commerce de ces peuples par la cession de quelques places, tant dans la Méditerranée qu’en Amérique, et aussi de donner dans les Pays-Bas une barrière aux Provinces-Unies contre la France.

Lorsque Guillaume eut connaissance des propositions formelles du cabinet français, elles lui parurent tellement modérées, qu’il y soupçonna quelque artifice. Ce qui n’est pas moins remarquable, c’est qu’entre les deux projets dont Louis XIV lui laissait le choix, il inclinait et abord à préférer celui qui, en donnant a un des fils du dauphin la péninsule espagnole et les Indes, n’eût apporté à la France elle-même, aucun accroissement territorial. Ainsi donc la combinaison qui devait finir par triompher après une des guerres les plus sanglantes et les plus longues dont l’Europe ait gardé le souvenir fut sur le point de se réaliser à l’amiable. La sagesse de deux grands rois avait deviné le point où il faudrait s’arrêter pour ménager autant que possible les droits, les intérêts, les prétentions engagés dans cette affaire.

Malheureusement il ne leur lut pas donné de prévaloir contre les passions et les entraînemens des esprits médiocres, qui, dans les cabinets et dans les assemblées politiques comme partout, forment toujours l’immense majorité. Guillaume se serait passé de l’assentiment préalable de ses anciens alliés, de l’Autriche surtout, dont il connaissait l’intraitable ambition, mais qu’il comptait mettre facilement à la raison lorsqu’il se serait entendu avec Louis XIV, de même qu’il lui avait déjà imposé la paix de Ryswick ; il craignait peu l’opposition de ses sujets anglais, trop absorbés alors par leurs querelles domestiques pour se montrer bien exigeans en fait de politique extérieure, pourvu que leurs intérêts commerciaux fussent mis à couvert. Les Hollandais toutefois étaient moins traitables. Encore émus par le ressentiment de l’injuste invasion qui, vingt-cinq années auparavant, avait mis leur république dans un si grand danger, tout ce qui tendait à augmenter la puissance ou la grandeur du monarque français irritait à la fois leur rancune et les remplissait de terreur. Guillaume, après avoir consulté le, grand-pensionnaire Heinsius, qui, en son absence, exerçait la principale autorité dans les Provinces-Unies et qui avait toute sa confiance, dut reconnaître l’impossibilité d’amener les états-généraux à entrer dans un arrangement par lequel un prince français aurait été placé sur le trône des Espagnes. Louis XIV lui-même sentit bientôt qu’il serait inutile d’insister dans ce sens, et comme, dès le principe, il avait laissé le choix au roi d’Angleterre entre cet arrangement et celui qui consistait à donner l’Espagne et les Indes au prince bavarois, en enrichissant la France de quelques-unes des possessions léguées par Charles-Quint à sa postérité, c’est sur cette dernière base que s’établit la négociation.

Là aussi se présentaient de nombreuses difficultés. La France, en demandant pour sa part, avec les Deux-Siciles, le duché de Luxembourg, avait voulu couvrir la sente de ses frontières qui, malgré les conquêtes de Louis XIV, ne fût pas encore suffisamment protégée ; mais les Hollandais, repoussant avec colère, avec effroi, la pensée d’un agrandissement qui eût encore rapproché de leur territoire la puissance française, prétendaient au contraire lui faire acheter les avantages qu’elle obtiendrait dans d’autres contrées par la cession de quelques places de la Flandre, qui, suivant eux, depuis que les derniers traités les avaient mises entre nos mains, compromettaient la sûreté de la république. De part et d’autre, on était bien décidé à ne rien céder de ce côté. On ne tarda pas à comprendre que le maintien du statu quo était la seule base sur laquelle, il lut possible de tomber d’accord. Cette difficulté écartée, celles qui restaient à vaincre étaient comparativement peu considérables. Il ne s’agissait plus guère que de régler la proportion un peu plus ou un peu moins forte des possessions territoriales qui seraient accordées à la France dans des régions où il ne pouvait résulter de cette concession aucun danger sérieux pour l’équilibre européen.

Cependant, malgré l’immense intérêt qu’on avait à terminer la négociation avant que la mort toujours imminente de Charles II fît éclater la crise que l’on voulait prévenir, plusieurs mois s’écoulèrent encore en pourparlers, en contre-propositions, en incertitudes. La nécessité où se trouvait Guillaume III de sonder à chaque instant les sentimens des Provinces-Unies, toujours si mal disposées envers la France, et de s’assurer leur concours, contribua beaucoup à ces retards, mais n’en fut, je crois, ni la seule ni la principale cause. En lisant la correspondance des deux rois avec leurs agens, on voit, à travers leur sincère désir de se mettre d’accord, percer sans cesse, surtout de la part de Guillaume, un sentiment de défiance et d’inquiétude que les antécédens n’expliquent que trop. Le roi d’Angleterre, en traitant ainsi avec la France, courait certainement de grands risques : comme il l’écrivait à lord Portland en le chargeant de faire valoir les concessions auxquelles il se prêtait, les engagemens qu’il prendrait avec Louis XIV le mettraient en état de rupture avec ses anciens alliés, et désormais il ne pourrait plus compter que sur la France. Louis XIV s’efforçait, par des protestations bienveillantes et par des raisonnemens spécieux, de le rassurer, de lui prouver qu’il trouverait dans l’alliance de la France des avantages qu’aucune autre ne pourrait lui procurer. — L’Autriche, lui faisait-il dire, était dans une telle situation financière, que si elle se trouvait engagée dans une coalition avec l’Angleterre, elle lui demanderait nécessairement des subsides, et le parlement ne les accorderait certainement pas, à moins qu’il ne s’agît de quelque intérêt national bien évident. L’alliance avec la France au contraire, sans imposer à Guillaume de pareils sacrifices, assurerait et consoliderait sa position en Angleterre même, parce que ses ennemis ultérieurs, ne pouvant plus compter sur un appui étranger, abandonneraient forcément leurs projets ; les deux rois, sincèrement unis, deviendraient les arbitres de l’Europe, qui serait bien obligée de se conformer à leurs volontés.

Malgré ces avances, on pourrait dire malgré ces coquetteries réciproques, rien ne se terminait. Louis XIV, encouragé par les embarras de la situation de Guillaume, à qui un parlement presque factieux refusait les moyens de maintenir un état militaire tant soit peu respectable, et par l’indifférence que le peuple anglais manifestait pour tout ce qui se rapportait à la politique extérieure, semblait parfois vouloir devenir plus exigeant. Fier du sentiment de ses forces, sachant qu’en Espagne un parti puissant se prononçait pour appeler au trône un des fils du dauphin, il donnait à entendre qu’il pourrait tenter cette chance, si on ne lui accordait pas des conditions raisonnables. Il n’est pas étonnant que les dissensions intérieures de l’Angleterre et les symptômes de cet épuisement moral qu’éprouvent passagèrement les peuples les plus énergiques à la suite de longues révolutions aient fait illusion à un monarque absolu, peu familiarisé avec les conséquences et les abus de la liberté. Guillaume lui-même, qui aurait dû mieux comprendre un tel état de choses, se laissait souvent aller à de tels accès de découragement, qu’il se croyait condamné, par la folie de la nation anglaise, à une entière impuissance. Sa correspondance exprime à plusieurs reprises la conviction que, même en présence des tentatives les plus audacieuses auxquelles pourrait se porter l’ambition française, dut-elle violer les engagemens les plus positifs, il ne serait pas possible de persuader aux Anglais de s’y opposer avec la vigueur nécessaire. L’ambassadeur de France à Londres, Tallard, dont les dépêches attestent un esprit supérieur et une rare pénétration, voyait mieux que les deux rois les véritables sentimens de l’Angleterre. Stimulé par le désir de mener à bon terme une négociation dont le succès devait, suivant toute apparence, lui frayer la voie à la plus liante, fortune, il s’efforçait constamment de ramener le cabinet de Versailles à une appréciation plus juste de la situation[1].


« Bien qu’il soit vrai, écrivait Tallard au roi, que l’Angleterre est très épuisée, qu’elle doive plus de 200 millions dont le paiement est assigné sur presque tous les fonds dont on peut tirer de l’argent,… bien que la nation soit, à l’égard du roi, dans des dispositions très peu dociles, et que certainement il ne dépendît pas de lui de l’entraîner à une guerre, si elle n’était pas absolument persuadée que ses intérêts l’exigent impérieusement, il est également certain que les Anglais considèrent le partage de la succession du roi d’Espagne comme une chose à laquelle ils doivent prendre part… Ils savent que leur commerce et leurs intérêts sont en jeu, et qu’ils seraient ruinés, si votre majesté était maîtresse de Cadix et des Indes… Ainsi donc, sire, sans examiner l’état de leurs ressources, vous pouvez être assuré qu’ils se décideraient à une guerre, si on leur persuadait que votre majesté veut se rendre maîtresse des pays que je viens de nommer… Et soyez bien convaincu aussi que le roi d’Angleterre, qui rencontre à présent tant d’opposition, qui, si la paix est maintenue, en remontrera plus encore dans le prochain parlement,… sera en mesure de tirer des poches des Anglais jusqu’à leur dernier penny le jour où il y aura guerre contre la France,… et je dois ajouter que le crédit ne leur manquerait pas, parce que le parlement a payé de bonne foi tous les bills de l’échiquier. »


Peu de jours après, Tallard, revenant à la charge, donnait à entendre que, si l’on poussait à bout le roi Guillaume, il pourrait bienn pour se tirer des embarras de toute espèce dont il était entouré et comme par un coup de désespoir, se décider à la guerre en se prévalant, pour y pousser les Anglais, de la terreur que leur inspirait la crainte de voir Cadix et les Indes au pouvoir de la France. Dans une dépêche postérieure de quelques semaines, l’ambassadeur reproduisait, en termes plus pressans encore et presque menaçans, ses conseils de modération et de conciliation.


« S’il arrivait, disait-il, qu’un des fils du dauphin fût appelé à la couronne d’Espagne sans concert préalable avec le roi d’Angleterre, je me hasarde à dire que votre majesté se verrait engagée dans une guerre semblable à celle qu’elle a si récemment terminée, que l’Angleterre, la Hollande, une partie des princes allemands y prendraient part,… que l’empereur ne s’oublierait pas,… et que toutes les affaires du monde tomberaient dans un chaos plus affligeant qu’on n’en a jamais vu. »


Ce langage était presque prophétique. Tallard, pour mieux câliner les élans ambitieux auxquels le cabinet de Versailles pouvait se laisser emporter, ajoutait que l’Espagne, entre les mains d’un prince français, avait autant de chances de devenir, à la première occasion, l’ennemie de la France, que si elle passait aux mains d’un prince bavarois. Ces sages conseils prévalurent. On se mit d’accord sur les bases d’un arrangement qui donnait au prince électoral de Bavière l’Espagne et les Pays-Bas avec, toutes les colonies, et au dauphin, par conséquent à la couronne de France, les royaumes de Naples et de Sicile, les places de Toscane qui en dépendaient alors, la ville et le marquisat de Final et la province de Guipuzcoa, dont les nombreux et excellens ports devaient suppléer à ceux qui nous manquent sur les cotes du golfe de Gascogne. Le duché de Milan était assigné à l’archiduc Charles ; dans le cas où le jeune prince bavarois viendrait à mourir sans postérité, son père l’électeur lui succéderait. Les trois parties contractantes, c’est-à-dire la France, l’Angleterre et les Provinces-Unies, s’engageaient à maintenir contre toute opposition les stipulations ainsi arrêtées.

Il ne restait plus qu’à signer le traité. Ce qui est presque incroyable, c’est que jusqu’à ce moment Guillaume III, traitant directement avec la France par l’intermédiaire de son favori, le comte de Portland, Hollandais d’origine, avait caché la négociation à ses ministres anglais, sans en excepter le secrétaire d’état chargé des affaires étrangères, ni même le lord chancelier Somers, à qui il accordait une confiance presque absolue pour tout ce qui regardait les questions intérieures. Il fallut bien enfin rompre ce silence, d’autant plus que rien ne pouvait être signé qu’en vertu de pleins pouvoirs revêtus du grand sceau de l’état que le chancelier avait entre les mains. De Hollande, où le roi se trouvait alors, il écrivit à lord Somers que la France venait de lui faire des propositions sur lesquelles il ne voulait rien décider avant d’avoir pris l’avis de ses conseillers. Il lui fit entendre que, pour ne pas laisser échapper une occasion favorable, et les circonstances pouvant devenir urgentes, il importait d’envoyer promptement les pouvoirs nécessaires pour conclure. Le comte de Portland écrivit dans le même sens au secrétaire d’état Vernon.

Les réponses des ministres anglais sont remarquables. Les conditions du traité projeté ne leur semblent pas exemptes de dangers pour l’Angleterre et pour l’Europe ; mais dans la situation des choses il ne leur parait pas possible de les rejeter, et l’on voit même, à leur langage, qu’ils en auraient accepté de plus défavorables. Le chancelier Somers, si ferme à d’autres égards, l’un des auteurs principaux de la révolution de 1688, s’exprime, à ce sujet, avec l’accent du plus profond découragement sur l’état moral du pays. Après avoir dit qu’on redoute la puissance supérieure de la France et qu’on se défie de sa sincérité, il ajoute : « Néanmoins, quant à ce qui regarde l’Angleterre, je croirais manquer à mon devoir, si je laissais ignorer à votre majesté que l’esprit public, est si complètement, si universellement mort dans cette nation, qu’il serait impossible de la décider à une nouvelle guerre, et que le fardeau des impôts lui a laissé une fatigue, un épuisement qu’on ne pouvait soupçonner avant les dernières élections. » Le chancelier en conclut, au nom du conseil, que bien qu’on voie de grands inconvéniens aux exigences de la France, comme il n’est pas probable qu’elle s’en désiste, on ne peut que s’en rapporter au roi pour tirer des circonstances le meilleur parti possible, et que, s’il réussissait à obtenir en faveur de l’Angleterre quelque avantage commercial, on lui en aurait la plus grande reconnaissance.

Le secrétaire d’état Vernon n’est pas moins explicite dans sa correspondance avec lord Portland. Avant même que le conseil en ait délibéré, il exprime la conviction que le ministère et le parlement se montreront satisfaits de tout arrangement qui, en évitant une guerre pour laquelle on est si mal disposé, soustraira la péninsule espagnole et les Indes à la domination française. « Les membres du conseil, dit-il, voient très bien que le but de la France est de s’étendre partout sur les côtes, d’augmenter sa puissance par mer, de devenir maîtresse absolue du commerce de la Méditerranée et du Levant : mais ils ne pensent pas que nous soyons en mesure de faire une nouvelle guerre, ni capables de la pousser comme la précédente. Leur avis est donc que, tout balancé, ce que l’Angleterre a de mieux à faire, c’est de travailler à obtenir, s’il se peut, une transaction satisfaisante. » La politique de la Grande-Bretagne était alors, comme on voit, bien éloignée de la hauteur et de la fermeté qu’elle avait eue jadis sous Cromwell, qu’elle devait retrouver un jour sous les Chatham, les Pitt et leurs heureux successeurs.

Le chancelier ayant envoyé au roi, en vertu de la décision du conseil, des pleins pouvoirs dans lesquels on avait laissé en blanc les noms des commissaires chargés de négocier avec la France, le traité fut enfin signé au Loo, le 24 septembre 1698. Quelques semaines plus tard, on en échangea les ratifications. On était convenu de le tenir secret jusqu’à la mort du roi d’Espagne ; mais il est facile de comprendre combien un tel secret, sur une question d’un intérêt si universel, et qui tenait tous les esprits en suspens, était difficile à garder. Aussi commençait-on, à Vienne et à Madrid, à en avoir quelque vague connaissance qui excitait dans ces deux cours une vive irritation, lorsqu’un événement imprévu renversa par la base l’édifice. Politique dont Louis XIV et Guillaume III venaient, après tant d’efforts et de soins, de poser les fondemens : le prince électoral de Bavière, désigné par eux comme héritier de la couronne d’Espagne, mourut de la petite vérole dans les premiers jours du mois de février 1699. Il fallut chercher une autre combinaison contre les dangers que le premier traité de partage avait eu pour but de prévenir.

La pensée de Guillaume III fut d’abord de substituer l’électeur de Bavière à son fils. Un tel arrangement se recommandait, en apparence par sa simplicité ; il semblait être la conséquence de la stipulation par laquelle on avait décidé que si le prince électoral, après être monté sur le troue d’Espagne, venait à mourir sans enfans, son père lui succéderait ; mais Louis XIV repoussa absolument cette proposition. Il représenta, non sans raison, que l’électeur eut pu sans doute être considéré assez naturellement comme l’héritier de son fils dans le cas où ce dernier serait devenu roi, mais qu’il serait tout à fait arbitraire de le donner pour héritier immédiat à Charles II, avec qui il n’avait aucun lien de parenté, que l’empereur ne se soumettrait certainement pas à l’exclusion dont on voudrait frapper sa famille au profit d’un prince tout à fait étranger à la maison d’Espagne, et que la guerre deviendrait inévitable. Ces considérations étaient péremptoires. Guillaume n’insista pas, et l’on dut aviser à un autre moyen de garantir la paix et l’équilibre de l’Europe.

Ce fut la France qui posa la base de cette nouvelle négociation. L’arrangement proposé par elle consistait, d’une part, à donner à l’archiduc Charles la couronne espagnole avec ses principales dépendances, de l’autre, à étendre dans une certaine proportion les cessions territoriales que le premier traité de partage, avait faites au dauphin. Cette base paraissait conforme à la raison et à l’intérêt public : cependant il devait se passer bien du temps avant que l’on parvint à se mettre d’accord. Le recueil publié récemment des dépêches échangées entre Louis XIV et Guillaume présente ici une lacune considérable, et laisse à peine entrevoir la nature des difficultés qui arrêtèrent pendant plus d’une année une œuvre dont la santé de plus en plus affaiblie du roi d’Espagne rendait l’achèvement si urgent. Ce qui contribua beaucoup à ces lenteurs ; c’est que le secret qui avait facilité la négociation du premier traité n’ayant pu être gardé plus longtemps et l’objet des pourparlers engagés entre les cabinets de Versailles et de Londres étant en quelque sorte devenu public, les gouvernemens étrangers, dont les vues étaient ainsi contrariées, l’Espagne, justement offensée de ce qu’on traitait sans elle de son démembrement, l’Autriche, assez ambitieuse pour aspirer à recueillir tout l’héritage de Charles-Quint et pour ne pas se contenter de la part magnifique que lui réservaient les deux rois, eurent la possibilité d’entraver, par leurs représentations et par leurs intrigues, le travail auquel se livraient avec une si active prévoyance les deux plus grands politiques de l’Europe. Les Hollandais, de leur côté, ne se résignaient pas sans peine à concourir à l’agrandissement de la puissance de Louis XIV, et toute la persévérance, toute l’habileté de Guillaume suffisaient à peine à les convaincre de la nécessité de surmonter, dans l’intérêt de la paix, leur profonde répugnance. Enfin les embarras toujours croissans que ce prince rencontrait dans le gouvernement de l’Angleterre, la lutte acharnée que les partis lui livraient dans le parlement, les refus, les humiliations que lui infligeait sans cesse une chambre des communes en qui l’esprit de faction semblait avoir étouffé tout sentiment de patriotisme et toute pensée vraiment politique, le mettaient en assez mauvaise situation pour traiter avec un roi absolu qui n’avait de comptes à rendre à personne dans l’intérieur de ses états, et qui au dehors n’avait pas d’alliés à ménager. Le gouvernement français suivait très attentivement le mouvement de ces querelles intérieures, et, comme il en comprenait trop peu la nature pour ne pas s’en exagérer la portée, il n’était par momens que trop enclin à se persuader qu’il pouvait sans péril élever ses prétentions en présence d’adversaires aussi divisés. Tallard continuait à faire tout ce qui dépendait de lui pour prémunir le cabinet de Versailles contre cet excès de confiance. Il informait Louis XIV des votes par lesquels la chambre des communes venait de refuser à Guillaume la possibilité d’appuyer ses négociations au moyen d’une attitude militaire imposante ; mais il lui écrivait en même temps : « Je dois avertir votre majesté que s’il survenait la moindre circonstance qui pût inspirer aux Anglais un sentiment d’inquiétude jalouse, si on pouvait leur persuader qu’ils ont des raisons de se tenir sur leurs gardes, le même esprit de liberté et de mobilité qui les pousse, à faire tout ce que j’ai eu l’honneur de vous exposer les amènerait à donner jusqu’à leur dernier penny pour leur défense, ou pour repousser ce qu’ils considéreraient comme une injure qu’on voudrait leur infliger. »

Après quinze mois employés par Guillaume III à surmonter ces obstacles divers et surtout à essayer bien vainement d’obtenir le consentement de la cour de Vienne, le second traité de partage de la monarchie espagnole fut enfin signé à Londres le 13 mars 1700, et à La Haye le 29 du même mois, entre les trois puissances qui avaient conclu le premier. Il assignait au dauphin les Deux-Siciles, les places de Toscane, les îles situées dans le voisinage, le Guipuzcoa et le duché de Lorraine, dont le souverain devait être dédommagé par la cession du Milanais. L’Espagne et toutes ses autres dépendances, c’est-à-dire les Pays-Bas, la Sardaigne et les colonies, étaient données à l’archiduc Charles. Un terme de trois mois était accordé à l’empereur pour accepter ces conditions ; ce terme passé sans qu’il y eut adhéré, les trois puissances contractantes devaient désigner un autre prince pour hériter des états offerts à l’archiduc. En vertu d’un article secret, si le duc de Lorraine se refusait à accepter l’échange avantageux qu’on lui proposait, le dauphin, au lieu de la Lorraine, devait avoir ou la Navarre, ou le Luxembourg, au gré de l’Angleterre et des Provinces-Unies et le Milanais aurait appartenu à l’électeur de Bavière.

L’empereur n’accepta pas. Conformément aux habitudes de la politique autrichienne, le langage de la cour de Vienne ne fut pourtant pas assez positif pour que, de prime abord, on dût croire à l’impossibilité d’un accommodement. Celle des stipulations du traité contre laquelle le gouvernement autrichien élevait le plus d’objections, c’était l’interdiction qu’on y avait insérer de réunir jamais sur la même tête la couronne impériale et celle d’Espagne. Il exprimait contre Guillaume un très vif ressentiment, mais il essayait ou il feignait d’essayer de s’entendre avec Louis XIV. Il lui faisait offrir pour le dauphin toutes les colonies espagnoles, s’il voulait renoncer aux états d’Italie, ou bien, à la place de la Lorraine, la Sardaigne et le Luxembourg. De telles offres, dont l’acceptation eut excité au plus haut point contre la France la jalousie défiante de l’Angleterre et de la Hollande, étaient des pièges trop grossiers pour qu’on pût consentir seulement à les discuter. L’ambassadeur impérial, le comte de Zinzendorff, fut aussi chargé de poser au marquis de Torcy une question plus sérieuse ; il lui demanda si, dans le cas où les Espagnols en viendraient, avant le terme fixé pour l’acceptation du traité de partage, à offrir à un prince français la succession de Charles II, la France se considérerait comme engagée à repousser la proposition. Torcy n’hésita pas à répondre qu’on la repousserait ; il ne prévoyait pas un avenir bien prochain pourtant. Les trois mois de délai accordés à l’empereur pour faire connaître sa détermination s’écoulèrent de la sorte en stériles pourparlers. Il finit par déclarer qu’il ne pouvait accéder au traité de partage, qu’heureusement la santé du roi d’Espagne ne devait inspirer aucune inquiétude immédiate, mais que, dans le cas où ce prince viendrait à mourir, il se considérerait comme son seul et légitime héritier, et qu’il espérait que les trois puissances, avec lesquelles il désirait maintenir les relations les plus amicales, ne voudraient pas compliquer encore une question si délicate en désignant, aux termes du traité, un successeur au trône d’Espagne.

Tandis, qu’on s’efforçait sans succès d’obtenir l’adhésion de l’empereur à des stipulations si avantageuses pour la maison d’Autriche, Louis XIV négociait aussi, d’une part, avec le duc de Lorraine, pour qu’il consentît à échanger son duché contre le Milanais, de l’autre, avec le duc de Savoie, pour qu’il cédât au dauphin la Savoie et le Piémont en échange des Deux-Siciles. Suivant un autre projet auquel Guillaume III donnait la préférence, le dauphin aurait eu la Savoie et l’île de Sicile, le duc de Savoie aurait conservé le Piémont en y joignant le Milanais, et le duc de Lorraine aurait reçu le royaume de Naples proprement dit. Quelle que fut celle de ces combinaisons qui vint à être adoptée, les frontières de la France devaient être grandement améliorées, et son territoire aurait obtenu des accroissemens plus considérables encore par la position des provinces qu’elle eût ainsi acquises que par leur valeur intrinsèque et par leur étendue.

Aucun de ces projets ne devait être exécuté. Pendant que les plus grands politiques de l’Europe épuisaient à les former toutes les ressources de leur habileté, il se passait à Madrid, dans le secret le plus intime du cabinet royal, un événement qui devait les mettre à néant. Charles II touchait enfin à son heure dernière. Dominé, dès sa première jeunesse, par des influences hostiles à la France, il s’était pendant longtemps montré disposé à préférer pour son successeur tout autre prince qu’un des enfans de Louis XIX. Par un premier testament, il avait, avant la paix de Ryswick, désigné l’archiduc Charles comme héritier de la monarchie espagnole : par un second, il avait appelé le prime électoral de Bavière à ce brillant héritage, mais la mort de ce jeune prince, les exigences hautaines de la cour impériale, et en même temps l’impuissance où elle semblait être de protéger l’Espagne contre le ressentiment de Louis XIV avaient peu à peu amené le cabinet de Madrid à d’autres dispositions. La nation espagnole, menacée de voir rompre par un partage le faisceau des états qui composaient encore son immense empire, en était venue à croire que le seul moyen d’en maintenir l’intégralité, c’était d’y intéresser le souverain le plus puissant de l’Europe, celui qui s’était montré jusqu’alors capable de résister seul avec succès à toutes les autres puissances coalisées. Un parti s’était formé en faveur du duc d’Anjou, second fils du dauphin, et l’ambassadeur de France, le marquis, depuis duc et maréchal d’Harcourt, sans prendre des engagemens qui eussent été en contradiction formelle avec l’objet des négociations qui se suivaient alors entre la France, l’Angleterre et les Provinces-Unies, avait su, par son habileté, sa patience, sa modération, ses ménagemens délicats, fortifier ce parti, tandis qu’au contraire l’attitude insolente et les maladroites menaces de l’ambassadeur impérial rendaient de jour en jour la cause de l’Autriche plus impopulaire. Le malheureux roi d’Espagne, cédant aux instances qui le pressaient de tous côtés, aux avis des théologiens, à ceux du pape lui-même, dont il avait imploré les conseils, se décida à signer un troisième testament qui instituait le duc d’Anjou héritier de tous ses états, et, dans le cas où il n’accepterait pas cet héritage, lui substituait l’archiduc Charles.

Quelques semaines après la signature de ce testament, qui était resté secret, le 1er novembre 1700, Charles II termina, à trente-neuf ans, sa triste existence. Le conseil de régence, ayant pris connaissance du testament, fit partir aussitôt pour Paris un courrier chargé de porter à Louis XIV l’offre de la couronne d’Espagne pour son petit-fils ; à défaut d’une acceptation complète et immédiate, le courrier devait se diriger sur Vienne.

Le gouvernement français se vit alors placé dans une des situations les plus difficiles, les plus embarrassantes où jamais gouvernement ait pu se trouver. Accepter le testament, c’était rompre les engagemens solennellement contractés avec l’Angleterre et les Provinces-Unies, c’était se donner les apparences, pour ne pas dire plus, d’une insigne mauvaise foi, et courir les chances presque infaillibles d’une nouvelle guerre européenne. Ces inconvéniens, ces dangers étaient graves ; mais ceux auxquels on se serait exposé en suivant une autre politique ne semblaient pas devoir l’être moins. En repoussant le legs de Charles II pour s’en tenir au traité de partage, on forçait en quelque sorte l’Espagne, pour échapper à un démembrement, à se jeter entre les bras de l’empereur, qui, seul de toutes les grandes puissances, n’avait pas accédé à ce traité ; les vice-rois et gouverneurs des diverses dépendances de la monarchie espagnole les eussent livrées aux forces impériales ; Louis XIV, pour entrer en possession des états attribués au dauphin par les arrangemens conclus avec les cabinets de Londres et de La Haye, se serait vu contraint de recourir à la force des armes, de faire la guerre, non-seulement à l’empereur, mais à une nation qui ne lui avait donné aucun sujet de plainte, qui, bien loin de là, avait voulu couronner son petit-fils, et ne lui demandait que de ne pas la dépouiller de ses légitimes possessions. Dans cette guerre injuste, odieuse, qui eût tourné contre la France l’opinion publique, elle ne pouvait pas même compter sur l’appui bien énergique des alliés équivoques auxquels elle eût essayé de complaire. Si la lutte se prolongeait tant soit peu, il était évident que l’Angleterre, que la Hollande surtout ne s’imposerait pas de grands sacrifices pour agrandir la puissance française, objet de leurs plus vives jalousies, aux dépens de l’Autriche et de l’Espagne, avec qui elles avaient fait cause commune dans les guerres précédentes : les termes du traité de partage les y obligeaient sans doute, ils étaient formels, ils les constituaient en état d’alliance avec la France pour tout ce qui concernait la succession espagnole ; mais un traité d’alliance, alors même qu’il est l’expression parfaitement sincère des intentions momentanées de ceux qui l’ont signé, ne prévaut guère, à la longue, contre la force des choses, contre les intérêts des états, contre les sentimens et les passions des peuples. Ce qui ajoutait encore à la force, de cette dernière considération, c’est que le cabinet de Versailles, trompé en ce point par une défiance injuste, mais assez naturelle, n’était pas même bien convaincu de la bonne foi de Guillaume, qu’il soupçonnait d’encourager secrètement la résistance de l’empereur à toute idée de partage.

Nous venons d’indiquer les argumens qui furent allégués pour et contre l’acceptation du testament de Charles II dans un conseil extraordinaire tenu en présence de Louis XIV, et où siégeaient seulement le dauphin, le chancelier de Pontchartrain, le marquis de Torcy, secrétaire d’état des affaires étrangères, et le duc de Beauvilliers, ministre d’état. Le seul duc de Beauvilliers opina pour qu’on s’en tînt au traité de partage ; le chancelier évita de conclure dans l’un ou l’autre sens ; le dauphin et M. de Torcy se prononcèrent pour le testament. Leur avis l’emporta, et le duc d’Anjou fut déclaré roi d’Espagne sous le nom de Philippe V.

Dans un mémoire qui fut remis au comte de Manchester, ambassadeur d’Angleterre, pour expliquer et, s’il était possible, pour faire agréer cette détermination, le ministre des affaires étrangères s’efforça de démontrer que, l’empereur n’ayant pas adhéré au traité de partage et ne pouvant manquer par conséquent d’accepter la clause du testament qui appelait son fils au trône d’Espagne en cas de refus de la part de la France, ce refus aurait eu pour effet de créer un droit légitime à l’archiduc, que la guerre serait devenue inévitable, et que l’avènement du duc d’Anjou à la royauté espagnole était le meilleur moyen de la prévenir. De pareilles raisons, sous quelque forme qu’on les présentât, n’étaient pas de nature à faire beaucoup d’impression sur l’esprit de Guillaume. L’irritation, le dépit que lui inspira la résolution du gouvernement français se peignent, vivement dans une lettre qu’il écrivit à son confident intime, le grand-pensionnaire Heinsius, au moment même où il venait de recevoir le mémoire communiqué au comte de Manchester.


« Je ne doute pas, lui dit-il, que le procédé inouï de la France ne vous surprenne autant qu’il m’a surpris. Je n’ai jamais beaucoup compté sur les engagemens qu’on pouvait prendre avec elle ; mais jamais, je dois l’avouer, je n’aurais pu me persuader qu’en cette occasion elle en vînt à rompre, à la face du monde, un traité aussi solennel. Les motifs allégués dans le mémoire que je vous envoie sont tellement déhontés, que je ne puis concevoir comment on a eu l’effronterie de produire une telle pièce. Nous devons reconnaître que nous sommes dupes : mais on prenant, le parti de fausser sa parole, de manquer à la foi promise, il est aisé de tromper tout le monde. Ce qu’il y a de pire, ce qui me met dans le plus grand embarras, c’est l’état des choses en ce pays, car l’aveuglement de cette nation est incroyable. Bien que l’affaire ne soit pas encore publique, le bruit ne s’est pas plus tôt répandu que le testament du roi d’Espagne était en faveur du duc d’Anjou, qu’on a commencé à dire généralement que, dans l’intérêt de l’Angleterre, l’acceptation de ce testament par la France était préférable à l’accomplissement du traité de partage… Pour moi, j’ai la ferme persuasion que, si le testament est exécuté, l’Angleterre et la république, sont dans le plus grand danger d’être totalement perdues ou ruinées. »


Dans la suite de cette lettre, Guillaume exprime un vif regret de se voir, par l’effet de la mauvaise disposition des esprits, dans l’impossibilité d’agir avec vigueur et de donner l’exemple aux autres puissances ; il espère que les Provinces-Unies s’en chargeront, et il promet de faire tout ce qui sera en son pouvoir pour amener peu à peu le peuple anglais à une politique mieux entendue. Il se demande s’il vaut mieux que l’Autriche accède enfin au traité de partage ou réclame tout l’héritage de Charles II. Suivant lui, ce que l’empereur a de mieux à faire en ce moment, c’est d’envahir sur-le-champ le Milanais et de travailler à soulever les Deux-Siciles. Quant aux Pays-Bas, Guillaume s’en montre assez inquiet, parce qu’il pense que l’électeur de Bavière, qui en a le gouvernement, se soumettra aux ordres qui lui arriveront de Madrid ; les troupes hollandaises, qui y tiennent garnison dans plusieurs places, devront donc être sur leurs gardes. En résumé, il conseille les mesures vigoureuses, tout en reconnaissant qu’il est assez mal placé pour demander aux autres une initiative énergique qu’il ne peut pas prendre lui-même.

Cette lettre, qui peint si naïvement les premières dispositions du roi d’Angleterre et la position singulière où il se trouvait, termine le recueil qui sert de base principale à notre travail. Je regrette que l’éditeur n’ait pas eu la pensée ou la possibilité d’y joindre des documens postérieurs qui nous auraient conduits jusqu’à la conclusion de la grande alliance formée contre la France. Une année entière devait s’écouler encore avant que les puissances se décidassent à prendre les armes. L’irritation était grande pourtant dans les cabinets, qui, en voyant la France et l’Espagne réunies sous l’autorité de Louis XIV, se croyaient plus que jamais menacés de la monarchie universelle ; elle était d’autant plus grande qu’on supposait généralement que le testament de Charles II avait été inspiré par les artificieuses manœuvres du gouvernement français, et qu’en négociant avec l’Angleterre et les Provinces-Unies les traités de partage, on n’avait eu d’autre but que de les endormir dans une trompeuse sécurité, de les empêcher de prendre d’autres mesures. C’était une complète erreur, dont les Mémoires de Torcy ont depuis fait justice, mais elle s’appuyait sur de telles vraisemblances, que des esprits moins prévenus y seraient eux-mêmes tombés. Louis XIV cependant prenait possession, au nom de son petit-fils, de la monarchie espagnole, expulsait des places des Pays-Bas les garnisons hollandaises, et, pour se prémunir contre les hostilités dont il était menacé, s’empressait de conclure avec la Savoie, le Portugal, la Bavière et d’autres états allemands des traitée d’alliance auxquels la plupart ne devaient pas rester longtemps fidèles, mais dont alors on ne pouvait prévoir la rupture si prochaine. Jamais la France n’avait paru plus forte, plus imposante ; jamais le trône de Louis XIV n’avait brillé d’un plus grand éclat. Vainement l’empereur protestait et réclamait l’appui de l’Angleterre et de la Hollande : ces deux puissances, ne se sentant pas encore en état de lui venir en aide, reconnaissaient le duc d’Anjou en qualité de roi d’Espagne, et se bornaient pour le moment à essayer, au moyen de négociations ouvertes avec les cabinets de Versailles et de Madrid ; d’obtenir dans les Pays-Bas, par l’occupation de quelques places, une barrière contre les empiétemens de la France, et dans les colonies des garanties pour leur commerce. Leurs propositions étaient repoussées, il était évident pour tout le monde qu’on ne parviendrait pas à s’entendre, et cependant les négociations se prolongeaient, parce que Louis XIV n’avait aucune raison, aucun prétexte de prendre l’initiative de l’attaque, et parce que ses adversaires n’étaient pas prêts encore. Il entrait d’ailleurs dans la politique de Guillaume III de bien démontrer à ses sujets qu’il avait fait tout ce qui dépendait de lui pour arriver à une conciliation, et que l’intraitable ambition de gouvernement français s’était refusée à tout accommodement. C’était le meilleur moyen de hâter le réveil de l’opinion publique, qui commençait à se ranimer chez les Anglais.

Comme l’avait si bien prévu la sagacité du comte de Tallard, la nation britannique, en voyant toute la monarchie espagnole passer sous le sceptre d’un prince français, sentait renaître ses vieilles jalousies. Vainement le parti tory, qui dominait alors dans la chambre des communes, où il décrétait d’accusation le lord chancelier Somers et d’autres ministres whigs, voulut-il d’abord essayer d’arrêter, d’éluder le mouvement : il fut bientôt entraîné lui-même par la force du sentiment national, et la chambre, par plusieurs votes non équivoques, manifesta l’intention de concourir à la défense de l’équilibre européen. Déjà l’empereur, assuré sans doute, de trouver bientôt des alliés, s’était décidé à commencer la guerre ; une année autrichienne, commandée par le prince Eugène, était entrée dans le Milanais, et les premières hostilités, bien que peu décisives encore, avaient semblé indiquer que, dans cette nouvelle lutte ; l’énergie, l’habileté, la fortune ne se trouveraient plus du côté où, depuis quarante ans, on les avait toujours vues, Guillaume comprit qu’il était temps d’intervenir. Le 7 septembre 1701, dix mois après la mort de Charles II, le traité qu’on a appelé depuis celui de la grande alliance, fut conclu à La Haye, entre l’empereur ; l’Angleterre et les Provinces-Unies. L’objet de ce traité, c’était de procurer une satisfaction à l’empereur et de donner des garanties, tant territoriales que commerciales, aux puissances alliées. On ne se proposait pas encore de détrôner Philippe V au profit de l’archiduc Charles, comme on y pensa plus tard, lorsque les revers de la France eurent inspiré plus de confiance aux coalisés ; mais on voulait faire des Pays-Bas une barrière en faveur des Hollandais, mettre l’empereur en possession du Milanais, des Deux-Siciles, des forteresses de la Toscane, et donner aux Anglais et aux Hollandais les plans qu’ils conquerraient, dans les Indes ; on s’engageait aussi à empêcher l’union de la France et de l’Espagne sous le même sceptre et la cession à la France d’aucune partie des colonies espagnoles. Telles étaient les stipulations, tel était le but du traité. Il était à peine signé et il n’avait pas encore reçu de publicité, lorsqu’un événement inattendu vint surexcitée l’irritation dont le peuple anglais commençait à être animé contre la France et prêter par conséquent un nouveau point d’appui à la politique de Guillaume III. Jacques II étant mort dans sa retraite de Saint-Germain, Louis XIV, entraîné par un faux sentiment de grandeur et de générosité, consentit à reconnaître son jeune fils en qualité de roi d’Angleterre. Vainement le cabinet français prétendit établir, par des raisonnemens subtils et par les précédens plus ou moins concluans, que cette reconnaissance était un acte de pure courtoisie, auquel on ne devait attacher aucune importance ; Guillaume, y voyant ou affectant d’y voir une violation du traité de Ryswick, par lequel la France l’avait reconnu connue souverain de la Grande-Bretagne, rappela sur-le-champ l’ambassadeur qu’il avait encore à Paris, en lui prescrivant de ne pas prendre, congé. La nation anglaise considéra comme une insulte le droit que s’arrogeait un prince étranger de proclamer un roi d’Angleterre ; un mouvement général d’indignation patriotique imposa silence à ceux qui auraient pu vouloir encore s’opposer à la guerre, et s’il n’est pas vrai, comme on l’a dit quelquefois, que le procédé imprudent de Louis XIV ait été la cause déterminante de cette guerre, on peut affirmer au moins qu’il assura à Guillaume l’appui unanime de tout ce qui n’était pas jacobite déclaré.

Tel fut le triste dénouement de ces longues négociations suivies avec tant d’habileté et, je le répète, avant tant de sincérité dans l’intention de maintenir la paix en garantissant l’équilibre de l’Europe. On avait été dès le début sur le point d’atteindre par voie de transaction le résultat auquel on devait finalement arriver après treize années d’une effroyable lutte. Lorsqu’on cherche les causes qui firent échouer les efforts pacifiques de Louis XIV et de Guillaume, et qui infligèrent au monde civilisé de telles calamités, on est amené à reconnaître qu’elles se résument en une seule, — la terreur, le ressentiment profond qu’inspiraient à l’Europe les souvenirs encore si récens des entreprises ambitieuses du monarque français. Les peuples et les princes qu’il avait si longtemps vaincus et humiliés, et dont il avait plus d’une fois envahi le territoire au mépris de traités formels, sous les prétextes les plus frivoles, croyaient ne pouvoir prendre trop de sûretés contre lui. La modération même, l’amour de la paix dont il se montrait maintenant animé, leur étaient suspects ; les témoignages qu’il en donnait leur paraissaient des pièges, et lors même qu’il serait parvenu à les convaincre de sa sincérité, ils en auraient conclu qu’il se sentait faible, parce que leur implacable rancune ne pouvait admettre la réalité d’une pareille conversion, et ils en seraient devenus plus exigeans, plus intraitables encore. Nous avons vu que dans le cours des longs pourparlers qui précédèrent la signature des traités de partage, les deux parties se soupçonnaient réciproquement de mauvaise foi. C’était injuste de part et d’autre, mais c’était naturel, et si deux princes tels que les rois de France et d’Angleterre, sans se dégager entièrement de ces préventions dangereuses, pouvaient par momens trouver dans la grandeur de leur caractère et de leur intelligence politique la force nécessaire pour les surmonter, il n’était guère possible d’espérer que les hommes d’état, que les peuples mêmes dont le concours et l’assentiment leur étaient nécessaires pour mener à bien l’œuvre de conciliation qu’ils avaient entreprise, s’élèveraient à la même hauteur. Il y a là, si je ne me trompe, une grande leçon : c’est que, dans le monde européen tel qu’il est constitué depuis plusieurs siècles, avec les élémens d’un équilibre qui tend toujours à se rétablir, les torts et les excès de l’ambition s’expient tôt ou tard : qu’il n’est donné à aucun souverain, à aucun gouvernement, quelque glorieux, quelque puissant qu’il soit, d’infliger impunément aux autres états de trop graves injures, et qu’une fois engagé dans les voies d’une prépotence inique, il n’est guère plus facile et guère moins dangereux d’en sortir que d’y persévérer.


II

Les informations diplomatiques dont je viens de donner le résumé ne sont ni les seules ni peut-être les plus importantes que contienne le recueil d’où je les ai extraites. Celles qu’on y trouve sur la situation de l’Angleterre pendant les premières années qui suivirent la révolution de 1688 sont d’un grand intérêt. Cette révolution a un caractère particulier qui la distingue de tous les événemens du même genre, et qui, si je ne me trompe, a puissamment contribué à en assurer le succès définitif, bien qu’il ait nui à l’éclat de ses commencemens. Les autres révolutions ont été, presque sans exception, le résultat, l’explosion d’un sentiment d’enthousiasme tendant à la complète d’institutions et de libertés nouvelles ; celle de 1688 n’a été qu’un acte de défense contre les injustes agressions d’un pouvoir usurpateur, et le peuple anglais ne s’y est même déterminé qu’à contre-cœur, à la dernière extrémité, après avoir supporté tout ce qu’il était possible de supporter sans renoncer à ses plus chers intérêts.

Cette longue patience s’explique par les agitations et les vicissitudes diverses que l’Angleterre avait eu à traverser depuis un demi-siècle. Entraînée un moment par le fanatisme religieux aux derniers excès du fanatisme politique, elle avait renversé les deux fondemens les plus solides de sa constitution, le trône et l’église. Elle en avait été punie par un despotisme glorieux sans doute, mais oppressif, et qui n’avait pu parvenir à se consolider. La royauté et l’épiscopat s’étaient relevés, et les Stuarts, en reprenant leur couronne, avaient trouvé les esprits tellement désabusés des illusions auxquelles on attribuait les malheurs du pays, tellement enclins même à confondre dans un anathème commun les égaremens de l’anarchie et les principes de la liberté, qu’il leur eût été possible, j’en suis convaincu, de rendre leur puissance absolue, au moins pour bien longtemps, si, plus ou moins dominés par les influences du catholicisme, ils n’eussent inquiété les seuls sentimens qui conservassent encore chez leurs sujets quelque vitalité et quelque énergie, la haine de la religion romaine et la crainte de retomber sous l’autorité du saint-siège.

On sait comment, pendant les vingt-cinq années du règne de Charles II, l’Angleterre, flottant sans cesse entre cette préoccupation passionnée qui la jetait dans les bras des amis de la liberté et les souvenirs terribles de la révolution qui la ramenaient repentante et docile aux pieds de son indigne monarque, s’abandonna successivement, dans les sens les plus contradictoires, à de sanglantes réactions. On sait, comment Jacques II, par l’ardeur téméraire de son prosélytisme catholique, bien plus que par les cruautés et les illégalités sans nombre de son gouvernement, parvint en trois années à tourner contre lui non-seulement le parti- whig, dont les dispositions lui avaient toujours été hostiles, mais le parti tory, qui avait défendu ses droits avec le dévouement le plus passionné, lorsqu’ils avaient été menacés. Une révolution nouvelle sortit de cette lutte, et les hommes qui n’avaient voulu d’abord qu’opposer une digue à l’arbitraire se trouvèrent, comme il arrive toujours en pareil cas, conduits par la force des choses bien au-delà de leur pensée première. Le trône fut déclaré vacant, et Guillaume III, à qui la majorité de la nation anglaise n’eût voulu conférer qu’une sorte de régence, mais qui n’était pas homme à s’en contenter, se vit investi du pouvoir royal, dont les conditions, mieux déterminées et désormais établies sur un pacte formel, cessèrent d’être une menace pour les libertés publiques.

C’est là ce que les Anglais appellent aujourd’hui la glorieuse révolution de 1688, ce que tous les partis proclament comme l’ère et le principe de la force de la prospérité et de la grandeur du pays : mais on se tromperait beaucoup, si l’on croyait que cette révolution, justifiée, illustrée, purifiée en quelque sorte aux yeux de la postérité par ses heureuses conséquences, se présentât aux contemporains sous l’aspect où nous la voyons maintenant. Accomplie à l’aide d’un prince étranger et d’une armée étrangère, elle froissait en beaucoup de points les sentimens, les croyances, les affections d’une partie considérable de la nation, et l’ordre de choses qui commençait ainsi, malgré les grandes destinées qui lui étaient réservées dans un avenir inconnu, ne pouvait exciter ces transports de joie, ces élans d’espérance et de confiance illimitées qui accueillent souvent des révolutions éphémères, dépourvues de toute vitalité, mais plus conformes aux passions du moment.

L’état moral de l’Angleterre était d’ailleurs fort triste à cette époque. Les esprits, fatigués par cinquante années de troubles et de changemens, n’éprouvaient plus ni ces convictions profondes, ni ces attachemens passionnés qui sont la force et l’honneur des partis. Non-seulement les hommes d’état s’étaient habitués à changer d’opinions, à passer d’un camp à l’autre au gré de leurs intérêts mobiles et de leurs passions, pour ne pas dire de leurs susceptibilités et de leurs rancunes, mais la trahison dans sa forme la plus grossière, la plus hideuse, était devenue quelque chose de si ordinaire, qu’il n’est presque pas un personnage considérable de cette époque qui n’en ait été convaincu par les révélations de l’histoire. Et en employant le mot de trahison, je n’entends pas ce qu’on a souvent qualifié de la sorte, dans notre siècle, comparativement bien moins perverti, quoi qu’on en puisse dire ; je n’entends ni la facilité à se rallier au vainqueur après avoir été comblé des faveurs du vaincu, ni même la prompte défection des serviteurs d’un pouvoir qui s’écroule : on voyait bien mieux que cela en Angleterre à l’époque de glorieuse révolution. Pour trouver dans nos récentes annales quelque chose qui y soit analogue, il faut se rappeler le rôle de Fouché, ministre de Napoléon pendant les cent-jours, conspirant à tout événement avec les gouvernemens et les partis qui aspiraient à renverser son maître. Ce qui, de la part d’un tel homme, a scandalisé notre génération était le procédé habituel des ministres et des dignitaires de la cour de Guillaume III dès qu’ils éprouvaient le moindre mécontentement. Pour ne citer que quelques-uns des plus illustres, il est parfaitement avéré que l’amiral Russell, le vainqueur de La Hogue, lord Marlborough, le futur vainqueur de Blenheim, lord Godolphin, dont la carrière ministérielle devait plus tard avoir tant d’éclat, ont été, sous Guillaume III, à des époques diverses, en relations secrètes avec Jacques II. D’après certains indices, on pourrait croire que quelques-uns d’entre eux, avant de former ces relations, s’étaient munis de l’autorisation de Guillaume, à qui ils servaient ainsi d’espions. Je ne pense pas qu’on trouve dans cette circonstance, en la supposant prouvée, une justification morale de leur conduite. Je ne pense pas non plus qu’on puisse se prévaloir, pour excuser les jacobites qui prêtaient serment à Guillaume avec l’intention de ne pas lui être fidèles, de la permission que Jacques II leur en avait donnée : une telle permission formellement accordée par un roi détrôné qui ne renonçait pas à revendiquer sa couronne n’était autre chose qu’une invitation à trahir le pouvoir nouveau, et les jacobites scrupuleux ne l’acceptèrent pas.

À défaut des sentimens de droiture et de haute probité dont on ne trouve aucune trace à cette triste époque, et qui, à vrai dire, sont toujours une exception dans les régions de la politique, une forte organisation des partis, telle qu’elle existe aujourd’hui en Angleterre, est un lien puissant qui suffit en général pour maintenir les hommes publics dans la ligne du devoir et de l’honneur. Malheureusement il n’y avait alors rien de pareil en Angleterre. Cette habile et persistante aristocratie, qui a fait depuis la gloire et la puissance du pays, n’était pas constituée encore. Ceci a besoin de quelques explications pour ne pas sembler paradoxal. Sans doute, dès cette époque et longtemps auparavant, la chambre des lords réunissait dans son sein les plus grands noms et les plus grandes existences du royaume ; la chambre des communes se composait, beaucoup plus exclusivement même que de nos jours, des grands propriétaires des comtés, de ceux qui, sans jouir comme les lords d’une fortune princière, étaient pourtant en mesure, par leurs possessions territoriales, d’exercer une influence considérable sur la population. C’étaient bien là, à divers degrés, des aristocrates ; il y avait bien là tous les élémens d’une aristocratie politique, mais on peut dire qu’elle n’existait pas encore en réalité. Les grands seigneurs, au lieu de se rallier sous la bannière de quelques hommes éminens par le talent ou par le caractère pour maintenir ou faire triompher quelque grand principe, se laissaient aller d’ordinaire à l’impulsion de leurs intérêts personnels les plus étroits, de leurs ressentimens, de leurs jalousies, de leurs rancunes, et changeaient à chaque instant d’alliances et de direction. Les gentilshommes de campagne (country gentlemen), dont se composait la chambre basse, avaient alors et conservèrent longtemps encore une rusticité de mœurs et d’habitudes qui les rendait peu propres à se mêler utilement des affaires publiques : dénués de toute instruction, passant presque tout leur temps dans la surveillance des travaux agricoles ou dans les plaisirs de la table et de la chasse, sauf les momens qu’ils donnaient à leurs fonctions de juges de paix, ne voyageant jamais, et ne se montrant même à Londres que lorsqu’ils y étaient appelés pour siéger au parlement, ils portaient dans leurs fonctions législatives les préjugés, la crédulité, l’ignorance, la facilité d’entraînement, la turbulence aveugle et passionnée que l’on croit généralement être le caractère exclusif de la démocratie. C’est qu’il n’y a rien de si difficile à constituer qu’une aristocratie politique ; c’est que la pratique de la liberté, l’exercice du pouvoir, sont nécessaires pour la former ; c’est qu’enfin cette éducation, comme toutes les autres, exige du temps, des épreuves multipliées, des sacrifices souvent pénibles. Les nations, comme les individus, ne s’instruisent que par leur propre expérience. Ceux qui, reconnaissant les avantages d’une constitution libre, veulent qu’on attende pour en doter un peuple qu’il soit parfaitement capable d’en manier sans danger les ressorts compliqués et délicats, ceux-là ressemblent au médecin qui, avant de consentir à entreprendre la guérison d’un mal, exigerait qu’il eût déjà repris, pour mieux supporter les remèdes, les forces que ces remèdes seuls peuvent lui rendre.

Ce qui augmentait singulièrement alors les difficultés de la situation, c’est que les principes de la constitution britannique étaient loin d’être définis et compris aussi nettement qu’ils l’ont été plus tard. On sait que cette constitution n’est écrite nulle part, qu’elle se compose de précédens successifs, sanctionnés en quelques rares occasions par un petit nombre de statuts applicables à des cas particuliers qui avaient appelé d’une manière plus spéciale l’attention et l’intervention des pouvoirs publics. À l’avènement de Guillaume III, le bill des droits pourvut à empêcher le renouvellement de quelques-uns des abus principaux qui, en étendant outre mesure la prérogative royale, avaient entraîné les Stuarts aux actes qui venaient de les précipiter dans l’exil ; mais le parlement n’eut pas la pensée, si étrangère à l’esprit anglais, de reprendre en sous-oeuvre l’édifice des institutions du pays pour lui donner des proportions exactes et régulières, il n’essaya pas de résoudre des questions de principe que la nécessité, et une nécessité immédiate, n’avait pas soulevées. Ces questions d’ailleurs ne se présentaient pas encore bien distinctement aux esprits. Les bornes de la liberté, ou, pour mieux dire, de la tolérance religieuse, dont on excluait presque complètement les catholiques et qu’on n’accordait même aux protestans dissidens que dans des proportions assez étroites, celles de la liberté de la presse, qu’on ne tarda pas à dégager de la censure préventive, mais à laquelle on ne reconnaissait pas le droit d’attaquer les dépositaires du pouvoir et qui voyait suspendue sur elle la menace permanente de la prison, des amendes ruineuses, du pilori, même du gibet, les conséquences de la responsabilité ministérielle sur les rapports des ministres avec le souverain, la force, l’autorité qu’ils doivent y puiser, l’indépendance des juges, toutes ces questions et d’autres encore dont la solution nous semble aujourd’hui la base essentielle et indispensable d’une constitution libre étaient alors enveloppées d’un véritable nuage. Ni la nation, ni le roi qu’elle s’était donné n’en comprenaient la portée.

Pour bien apprécier le rôle que Guillaume III joua en Angleterre, il est nécessaire de se rendre un compte exact de la position tout à fait extraordinaire qu’il occupait en Hollande et en Europe et du caractère singulier, des qualités étranges et diverses qui lui assignent une place à part entre les plus grands hommes de tous les temps.

D’autres ont parcouru une carrière plus éclatante, ont obtenu, soit à la guerre, soit dans la politique, des succès plus brillans, plus immédiats, plus propres à frapper les imaginations : aucun peut-être n’a atteint en réalité d’aussi grands résultats et n’a laissé dans l’histoire des traces aussi durables. Né dans une condition presque privée et au milieu de circonstances qui rendaient singulièrement difficile pour lui l’accès des fonctions publiques, appelé néanmoins, presque au sortir de l’enfance, au gouvernement d’une république que la France et l’Angleterre coalisées menaçaient alors d’effacer du nombre des états libres, Guillaume sut, à force de dévouement, de constance, d’habileté, la sauver de cet immense péril et la maintenir, malgré l’infériorité de ses forces, au rang des puissances prépondérantes. Plus tard, il eut la singulière fortune de rétablir les libertés, d’affermir, de perfectionner la constitution de l’Angleterre et de jeter les bases de sa prospérité future. Placé ainsi à la tête de deux peuples libres, il fit servir cette grande position à l’accomplissement d’une œuvre plus grande encore, — la défense de l’équilibre politique et de l’indépendance de l’Europe contre la prépotence de Louis XIV, qui semblait alors sur le point de réaliser la monarchie universelle.

Ce sont là sans doute de glorieux résultats, mais il ne fut pas donné à Guillaume, dans le cours d’une existence abrégée par les fatigues et les chagrins, de pouvoir jouir de ses triomphes ni même en constater lui-même l’étendue et la réalité. Sauf la délivrance des Provinces-Unies qu’au début de sa carrière il avait arrachées des mains victorieuses de Louis XIV, en les engageant, il est vrai, dans un système de politique extérieure qui préparait leur décadence, il put craindre on mourant d’avoir échoué dans les entreprises auxquelles il avait consacré sa vie. Louis XIV, en ce moment, semblait avoir réalisé le rêve le plus exalté de son ambition en plaçant sur le trône d’Espagne un de ses petits-fils dont il devait pour longtemps diriger les conseils, et bien que Guillaume, avec sa persévérance habituelle, eût déjà organisé la grande alliance dont le but était de garantir l’Europe contre les conséquences d’un tel événement, il était loin sans doute de prévoir avec certitude les prodigieux succès qui devaient couronner ce dernier effort de son habile diplomatie. Tout indique qu’il n’apercevait pas encore, dans l’état intérieur de la France, les principes d’affaiblissement qui devaient faciliter les victoires des alliés.

Bien moins encore paraissait-il avoir conscience des résultats définitifs de la révolution qu’il venait de faire en Angleterre. Autant qu’on en peut juger, l’importance de cette révolution consistait surtout pour lui dans le changement qu’elle avait apporté au système des alliances politiques ; Guillaume y voyait surtout l’avantage d’avoir fait rentrer dans les rangs des ennemis naturels de la France une puissance qui, sous la domination anti-nationale des Stuarts, avait presque constamment, pendant trente années, toléré ou même secondé les empiétemens et les conquêtes de Louis XIV. Quant à l’avenir de grandeur que la révolution de 1688 ouvrait à la nation anglaise, il le soupçonnait d’autant moins, que, comme il arrive souvent aux esprits les plus pénétrans et les plus élevés, la préoccupation bien naturelle des difficultés et des misères inséparables des premiers temps qui suivent ces grands changemens ne lui laissait rien apercevoir au-delà. Les proportions, la nature même de l’œuvre qu’il avait accomplie, échappaient à ses regards. Il se croyait simplement le successeur des Stuarts. Il se persuadait avec tous ses contemporains que la constitution de l’Angleterre était encore en principe ce qu’elle avait été sous ses prédécesseurs, mieux pratiquée seulement et plus fidèlement observée ; il ne voyait pas qu’il avait inauguré l’âge des libertés modernes, si différentes, même en Angleterre, des franchises du moyen âge, et cette illusion, ce malentendu ne contribua pas peu à irriter l’état d’hostilité presque permanent qui ne tarda pas à s’établir entre lui et ses nouveaux sujets.

Il faut lire les innombrables pamphlets du temps pour comprendre la violence des haines qui inspiraient celle lutte. Ceux que l’esprit de parti a dictés de nos jours contre Napoléon et contre Louis-Philippe peuvent à peine en donner l’idée. Les plus grossières, les plus absurdes, les plus monstrueuses calomnies faisaient le fonds habituel de ces publications, d’autant plus virulentes que leurs auteurs se sentant menacés, s’ils venaient à être découverts, des plus terribles châtimens, y portaient les sentimens de fureur, que l’on éprouve dans une guerre à mort. Une telle exaspération n’a rien qui puisse nous surprendre de la part des jacobites et même des tories, dont Guillaume avait vaincu la cause et les principes. On conçoit facilement l’aversion profonde qu’ils ressentaient pour lui et leurs efforts désespérés pour l’accabler sous les expressions les plus véhémentes du mépris et de l’horreur ; on conçoit qu’aussi longtemps que les Stuarts ont conservé des partisans en Angleterre, un nom qui rappelait aux défenseurs de la cause vaincue de si pénibles souvenirs soit resté en exécration parmi eux à tel point que plus de soixante ans après sa mort le célèbre docteur Johnson, que l’on peut tout à la fois considérer comme un des derniers tories jacobites et comme un des premiers tories hanovriens, ne le prononçait encore qu’en y joignant les épithètes les plus outrageantes. Ce qui pourrait nous sembler plus étonnant si l’expérience des révolutions ne nous avait appris l’injustice des partis envers les hommes qui les ont le mieux servis, c’est que les whigs eux-mêmes, qui depuis ont presque divinisé la mémoire de Guillaume III, ne cessèrent tant qu’il vécut de le contrarier, de l’entraver, de lui susciter toute sorte d’obstacles et d’humiliations, de l’accuser d’arbitraire et d’ingratitude. Il n’y avait pas deux ans qu’il était monté sur le trône, que déjà il semblait presque aussi impopulaire que Jacques II et beaucoup plus que Charles II. Pour soutenir son autorité, attaquée de toutes parts, il se voyait réduit à louvoyer entre les deux partis, à les opposer l’un à l’autre, à recourir, afin de neutraliser les pernicieux effets de l’esprit de faction, aux ressources de la corruption individuelle, à l’achat des votes parlementaires, non-seulement par la distribution des emplois publics, mais par l’expédient plus direct, plus grossier de largesses pécuniaires faites aux membres de l’opposition. La fierté de son âme répugnait pourtant à l’emploi de pareils moyens d’influence ; mais, comme il le disait, à l’évêque Burnet, il s’y croyait condamné par la profonde immoralité du temps. Il pensait qu’en s’en abstenant, il aurait tout mis en péril.

Le fond de cette situation, c’était la triste et inévitable condition des époques révolutionnaires ; mais il faut reconnaître que le caractère de Guillaume n’était pas fait, au moins sous bien des rapports, pour aplanir de semblables difficultés. S’il possédait à un degré éminent la fermeté d’âme, la persévérance, le bon sens, toutes les grandes facultés de l’homme d’état, il n’était pas doué au même point de cette souplesse, de cet esprit d’insinuation, de cette bienveillance réelle ou apparente qui sont indispensables pour concilier les partis, pour désarmer les haines et pour faire aimer ou simplement pour rendre supportable un pouvoir nouveau, toujours exposé à de si violens ressentimens. Au flegme, à la réserve naturels de ses compatriotes, il joignait des manières toujours froides, quelquefois dures, qui repoussaient également la confiance et l’affection. Il n’était certainement pas cruel : deux ou trois actes regrettables ne suffiraient pas pour justifier à son égard une telle qualification ; mais ce qui est incontestable, c’est qu’à l’exemple de beaucoup d’autres politiques du premier ordre, il ne voyait guère dans les hommes que les instrumens de ses projets, que des outils qu’il fallait employer avec ménagement sans doute, avec prudence, avec économie, mais dont la valeur consistait surtout dans l’utilité qu’on en pouvait tirer pour atteindre un but déterminé. Un passage des mémoires de Gourville, avec qui il avait eu des relations intimes, jette un grand jour sur son caractère. Gourville s’étant permis de lui demander s’il était vrai qu’il eût eu part au meurtre du grand-pensionnaire Jean de Witt, qui avait dirigé son éducation avec un soin et une intelligence admirables, mais dont l’existence faisait obstacle à son ambition, Guillaume protesta qu’il n’avait donné aucun ordre pour tuer le grand-pensionnaire, mais il avoua en même temps qu’en apprenant sa mort, il n’en avait pas éprouvé peu de soulagement. Gourville, encouragé par la franchise de ce langage, se hasarda à lui faire une autre question qui avait pour but de savoir s’il était vrai, comme on le racontait à Paris, qu’au moment où il avait livré au maréchal de Luxembourg la bataille de Saint-Denis, près Mons, il eût déjà dans sa poche le traité de paix signé à Nimègue. Guillaume répondit qu’il ne l’avait reçu que le lendemain, mais qu’à la vérité il en connaissait déjà la conclusion ; qu’il avait pensé que ce pouvait être une occasion pour le général français d’être moins sur ses gardes ; que, peu expérimenté encore dans la guerre, il avait voulu à tout prix prendre une leçon, et qu’il y avait surtout été déterminé par cette considération, qu’en supposant même qu’il lui en coûtât quelques hommes, cela serait de peu de conséquence, puisque, la paix faite, il aurait bien fallu les congédier. Il y a, ce me semble, dans cette dernière explication une naïveté qui fait frémir ; évidemment Guillaume ne soupçonnait pas même ce qu’elle avait d’odieux. L’emportement fougueux d’une nature ardente et passionnée excuserait à peine un si grand mépris de la vie humaine ; mais cette excuse manque à Guillaume, qui, comme il en convenait lui-même, n’avait obéi qu’à un calcul froidement personnel.

Il semblerait que le cœur d’un tel homme dût être fermé à toute affection ; mais le cœur humain est inconséquent dans ses défauts comme dans ses qualités. Guillaume eut quelques amis, il eut même des favoris. Il les aima avec abandon, avec passion, on peut dire avec caprice, et comme ces favoris étaient des Hollandais, la confiance absolue qu’il leur accorda, à l’exclusion de tous ses sujets anglais, les faveurs excessives et quelquefois illégales qu’il ne cessa de leur prodiguer, leurs exigences, leurs jalousies, les efforts auxquels il était condamné pour essayer, sans beaucoup de succès, de les mettre d’accord, l’irritation naturelle et légitime qu’éprouvaient les Anglais de ce traitement fait à des étrangers, devinrent pour lui la source de difficultés sérieuses. Ces tracasseries misérables, qui entravèrent plus d’une fois les plus importantes affaires, ne sont pas la moins triste page de l’histoire de ce grand prince. Il y paraît singulièrement rapetissé, et lorsqu’on on lit les détails, soit dans sa correspondance, soit dans les mémoires du temps, on se rappelle malgré soi Catherine II s’efforçant tout aussi vainement de concilier le comte Orloff avec le prince Potemkin. L’histoire pleine d’indulgence pour les entraînemens des âmes naturellement bienveillantes, a peut-être le droit de juger avec plus de sévérité celles qui, n’ayant pour l’humanité en général que sécheresse et rudesse, portent dans quelques affections intimes une faiblesse où l’on ne peut plus voir que le résultat de préférences égoïstes.

Guillaume, peu habile à dissimuler l’antipathie qu’il ressentait pour le peuple anglais en général, ne savait pas mieux cacher son impatience des obstacles que les institutions parlementaires, pratiquées par des chambres factieuses, opposaient à son autorité, et qui l’arrêtaient souvent dans l’exécution de ses plus utiles projets. Ce n’est pas qu’il désirât précisément le pouvoir absolu ; il était trop éclairé, il comprenait trop bien les nécessités de sa situation, pour le croire possible, et à certains égards même, par exemple en ce qui concerne les questions de liberté religieuse, les tendances libérales de son esprit allaient au-delà de ce que comportaient les lumières et les passions du temps. Il était né, il avait été élevé dans une république ; mais, habitué aux libertés municipales de la Hollande, à cette organisation d’états où des assemblées peu nombreuses délibéraient secrètement, avec calme et maturité, sur les intérêts du pays, il se sentait mal à l’aise en présence d’un parlement agité de toutes les passions du dehors, souvent modifié, dans son élément le plus puissant et le plus essentiel, par le mouvement des élections populaires, et dont les discussions et les votes, à raison du grand nombre de personnes qui y prenaient part, avaient déjà une véritable publicité de fait, bien qu’il fût encore interdit aux journaux d’en rendre compte. Guillaume d’ailleurs, populaire et presque tout-puissant, dans les Provinces-Unies sous la modeste dénomination de stathouder, s’irritait des soupçons, des défiances injurieuses, des tracasseries de toute espèce dont la pompe du titre royal ne le préservait pas en Angleterre. Il ne pouvait guère manquer de considérer les Hollandais comme le seul peuple apte à la liberté par sa flegmatique circonspection, la constitution des Provinces-Unies comme la seule qui mît dans un équilibre durable les droits d’un peuple libre avec les nécessités du pouvoir, et la nation anglaise, avec ses institutions et son caractère si différens, comme la proie d’une irrémédiable anarchie. Les sentimens qu’elle lui inspirait devaient être à peu près ceux qu’éprouvaient il y a quelques années, au spectacle des agitations aveuglément passionnées de nos élections et de nos chambres, les chefs de cette aristocratie britannique, devenue à son tour, à force d’expérience, si habile, si pratique, si conservatrice.

Je viens d’indiquer la situation respective de Guillaume III et du peuple qu’il était venu affranchir ; j’ai dit leurs antipathies réciproques et les causes presque nécessaires de cette antipathie. Les correspondances que j’analyse contiennent sur ce point des détails précieux et qui peignent au vif l’état de l’Angleterre à cette époque de transition. Voici comment s’exprime, par exemple, dans une dépêche adressée à Louis XIV, le comte de Tallard, son ambassadeur à Londres :


« Le roi d’Angleterre est très loin d’être le maître ici ; il est généralement haï par tous les hommes considérables et par la noblesse tout entière. Je n’oserais pas dire qu’il est méprisé, car en vérité on ne peut lui appliquer une telle expression ; mais c’est pourtant le sentiment que lui portent tous ceux que je viens de désigner. Il n’en est pas ainsi du peuple, qui est favorablement disposé à son égard, moins pourtant que dans les commencemens. L’amitié que ce prince témoigne aux Hollandais, son intimité avec eux et d’autres étrangers, les avantages démesurés qu’il leur accorde et la faveur déclarée du comte d’Albemarle, qui est un très jeune homme, ont produit l’effet dont je viens de rendre compte. »


La dépêche qui renferme ce passage est du 9 mai 1698. Un an après, la situation avait encore empiré, et, s’il faut en croire Tallard, l’autorité royale avait reçu de singuliers échecs.


« Tout ce qui s’est passé cette année dans le parlement et le mécontentement d’un grand nombre de lords ont tellement affaibli l’autorité royale, qu’on n’en tient presque plus de compte… Rien ne se fait plus dans ce pays que par acte du parlement. Quand une chose est ainsi réglée, on nomme des commissaires pour l’exécuter, et ils sont en quelque sorte indépendans, car le roi ne peut leur donner d’ordres contraires à leur mission, le secrétaire d’état n’oserait pas les signer. Ils sont donc maîtres de l’interprétation, et telle est la confusion où ce pays est tombé, qu’on ne sait à qui s’adresser pour les moindres affaires, aucun des fonctionnaires publics ne prenant sur lui de rien décider ni de rien signer. »


Telle était, dans ses rapports avec le parlement et l’administration intérieure, la situation du prince qui, en matière de politique étrangère, se croyait assez indépendant pour conclure le premier traité de partage, non-seulement sans l’assentiment des deux chambres, mais sans en faire part à ses ministres ! On voit qu’alors on comprenait autrement qu’aujourd’hui l’équilibre des pouvoirs, ou plutôt qu’il y avait encore à ce sujet beaucoup de confusion et d’incertitude.

Il serait trop long de rapporter tous les détails que contient la correspondance de Tallard sur les difficultés du gouvernement de Guillaume III, sur les embarras financiers où le plaçait sans cesse la mauvaise volonté du parlement, sur les accusations diverses, multipliées, dont sa politique était l’objet. La nation tout entière lui reprochait sa prédilection exclusive pour les Hollandais. Les grands seigneurs se plaignaient de n’avoir plus de part aux affaires importantes, que les favoris étrangers étaient seuls admis à traiter confidentiellement avec lui. La chambre des lords, s’indignant de la prépondérance que la révolution avait donnée à la chambre des communes, imputait à la volonté du roi ce qui n’était que le résultat de la force des choses. Toutes ces accusations se conçoivent ; bien qu’injustes ou exagérées, elles avaient quelque apparence de fondement. Ce qui se comprend plus malaisément, c’est qu’un prince dont la faible santé s’est usée prématurément dans les travaux du gouvernement civil et dans les fatigues de la guerre, un prince qui n’a jamais eu d’autres préoccupations véritables que celles du pouvoir, put être présenté par la malveillance sous les traits, tantôt d’un vil débauché, tantôt d’un homme paresseux et frivole consacrant des journées entières aux plaisirs de la table. L’esprit de parti, fidèle aux habitudes des temps révolutionnaires, mettait tout en œuvre pour le discréditer.

Quelle que fût sa patience, à quelque point qu’il fût doué du flegme proverbial de ses compatriotes, il n’était pas possible que Guillaume restât insensible à tant de provocations. Le ressentiment qu’il en éprouvait lui rendit bientôt insupportable le séjour de l’Angleterre. Lorsqu’il pouvait la quitter pour aller passer quelque temps en Hollande, dans ce pays où il se sentait, aimé, où il était sûr d’être apprécié, où il pouvait compter sur un concours sincère et affectueux, on eût cru voir un prisonnier qui recouvre sa liberté. « Sa contenance, écrit l’ambassadeur de France au moment de son départ pour un de ces voyages, sa contenance exprimait toute sa joie ; il n’a pris aucune précaution pour la cacher aux Anglais, et ils en parlent très ouvertement. » Dans une autre occasion où Guillaume avait plus que jamais lieu de se plaindre des procédés du parlement, il écrivait au grand-pensionnaire ces lignes significatives : « Enfin cette triste session est terminée, et je me propose, s’il plaît à Dieu, de quitter l’Angleterre au commencement du mois prochain. Dieu sait combien j’y aspire ! Je n’en ai encore parlé à personne, mais tout le monde en parle. »

La correspondance de Guillaume III avec lord Portland et surtout avec le grand-pensionnaire contient encore de nombreux passages qui peignent son irritation contre les Anglais et le jugement sévère qu’il portait d’eux. Il ne cesse de se plaindre de leur mobilité, de l’absence complète d’esprit politique qui les caractérise et qu’il se plaît à mettre en contraste avec la sagesse des Hollandais, des préjugés étroits, des agitations factieuses auxquelles ils s’abandonnent, et qui les rendent insensibles aux grands et sérieux intérêts du royaume. Il s’étonne de les voir, uniquement préoccupés des prétendus empiétemens du pouvoir et des dangers imaginaires de la liberté, fermer les yeux sur tout ce qui se passe en dehors de leur île, et marchander ou refuser au gouvernement les moyens de contenir l’ambition de la France. Il déplore amèrement l’impuissance où il se trouve réduit, par suite de cet aveuglement, de former avec quelque certitude des projets pour l’avenir, de contracter des engagemens que peut-être il ne pourrait pas tenir, et de se mettre d’avance en mesure contre des éventualités menaçantes. « Si la France, dit-il quelque part, avait donné de l’argent pour amener les choses au point où nous les voyons, elle l’aurait placé à un très bon intérêt : mais en vérité elle peut s’épargner cette peine, car ces gens-ci sont généralement si aveugles, si mal disposés, qu’ils n’ont nul besoin d’être payés pour abandonner complètement le soin de leur propre salut. »

Il y eut un moment où tant de contrariétés furent sur le point de triompher de sa constance. Réduit par les votes opiniâtres et persévérans de la chambre des communes et par la volonté unanime du pays à la nécessité de congédier la plus grande partie de l’armée et de renvoyer la garde hollandaise qui l’avait suivi en Angleterre, trompé dans tous les expédiens auxquels il avait eu successivement recours pour conjurer, pour atténuer cette extrémité si pénible, désarmé ainsi en présence de l’Europe au moment même où il aurait eu besoin de se présenter dans une attitude imposante pour exercer une utile influence sur le règlement de la question d’Espagne, il conçut la pensée de quitter l’Angleterre et de se retirer en Hollande. Il voulait se transporter en personne au sein des deux chambres et leur déclarer que, dans l’impossibilité de surmonter leurs défiances et leurs jalousies, il allait sortir du royaume après avoir fait passer un bill qui les eût autorisées à charger des commissaires pris dans leur sein des soins du gouvernement. Le discours qu’il devait prononcer à cet effet était déjà rédigé, et le texte en a été conservé. Peut-être conservait-il un vague espoir qu’en présence d’une telle menace le parlement deviendrait plus docile ; mais c’était beaucoup compter sur la prudence, et le bon sens des partis. Lord Somers, par ses énergiques remontrances, le fit renoncer à une résolution dont les conséquences eussent été si graves pour l’Angleterre et pour l’Europe entière.

Ce qui affaiblissait encore la situation de Guillaume, c’est qu’il n’avait pas d’enfans, c’est que, bien qu’il fût d’un âge peu avancé, l’état de sa santé ne permettait guère d’espérer qu’il pût vivre longtemps, en sorte que les ambitieux étaient naturellement portés à tourner leurs calculs vers de nouvelles combinaisons.

Ces diverses circonstances n’influaient pas seulement sur les dispositions du peuple anglais : plus ou moins connues des cabinets européens, elles ne pouvaient manquer de susciter des obstacles à la politique extérieure du cabinet de Londres. La cour de Vienne, voulant empêcher la conclusion du second traité de partage, représentait à l’ambassadeur de France que le roi d’Angleterre avait contre lui, dans son pays même, l’opinion publique, qu’il était mal avec le parlement, que sa santé ne valait guère mieux que celle du monarque espagnol, et que par conséquent il n’y avait pas de sûreté à se lier avec lui. Louis XIV de son côté, étudiant soigneusement le mouvement des affaires intérieures de l’Angleterre, s’efforçait d’en tirer avantage dans les négociations. Comme le lui recommandait le comte de Tallard, il évitait, autant que cela pouvait se concilier avec l’ensemble de ses projets et de ses vues, tout ce qui eût été de nature à inquiéter les Anglais, tout ce qui, en leur donnant l’idée qu’il méditait des entreprises dangereuses pour leur religion, leur liberté ou leur commerce, eût pu empêcher le parlement de refuser, comme il y était disposé, les subsides et les soldats demandés par Guillaume. Par momens, le cabinet de Versailles, — s’exagérant les difficultés contre lesquelles ce prince avait à lutter, ou plutôt, car il n’était guère possible de se les exagérer, ne rendant pas suffisamment justice à son énergie, à ses ressources personnelles et à la dignité de son caractère, — croyait entrevoir la possibilité de reconquérir sur le gouvernement britannique l’ascendant que des conjonctures semblables lui avaient permis de prendre au temps de Charles II. Louis XIV eut un instant la pensée de venir pécuniairement en aide à son glorieux adversaire, mais de plus mûres réflexions l’empêchèrent d’y donner suite. Une idée plus étrange encore, qu’on s’étonne de voir suggérée par un homme aussi judicieux que le comte de Tallard et que le cabinet de Versailles adopta avec empressement, c’est celle de proposer à Guillaume, comme moyen d’affermir son autorité en conciliant les partis, l’adoption du prince de Galles, fils de Jacques II. L’argument principal qu’on alléguait pour appuyer cette proposition était curieux : Guillaume, disait-on, serait moins exposé à voir son trône renversé par quelque nouveau caprice de la légèreté du peuple anglais, lorsque ce peuple aurait à craindre qu’il ne fût remplacé par un successeur catholique, comme si la révolution qui eût emporté le roi régnant n’eût pas dû emporter, à plus forte raison, les droits de son successeur désigné, bien plus odieux encore à raison de sa religion ! Tallard fut donc autorisé à proposer cet expédient, si l’occasion s’en offrait à lui ; mais il paraît qu’elle ne se présenta pas, ou que, mieux avisé, il finit par comprendre ce qu’un tel plan avait d’impraticable.

Tels furent les premiers temps du régime sorti en Angleterre de la révolution de 1688. On se demande par quelle transformation il est devenu ce qu’on l’a vu depuis, et comment Guillaume III a pu, en luttant contre tant d’obstacles, non-seulement maintenir l’édifice de la liberté britannique qu’il venait de fonder, mais former les combinaisons politiques qui ont sauvé l’indépendance de l’Europe, soutenir sans trop de désavantage une guerre de huit années contre le monarque français réputé jusqu’alors invincible, et préparer, commencer avant de mourir une guerre bien autrement longue, bien autrement terrible, dans laquelle la France faillit succomber complètement. Quelque part qu’il soit juste de faire aux grandes qualités de Guillaume dans ces résultats, on peut douter qu’elles eussent suffi pour les assurer sans un concours de circonstances singulièrement favorables.

Au moment de la révolution de 1688, le parti républicain, auteur de la révolution précédente, avait cessé d’exister en Angleterre, — en sorte que les tories et les whigs, qui les uns comme les autres voulaient la royauté, occupant seuls le théâtre de la politique, on n’avait pas à craindre, au milieu de leurs luttes les plus violentes, ces coalitions contre nature qui dans d’autres temps et dans d’autres pays ont plus d’une fois, par l’effet de déplorables surprises, donné le pouvoir à d’insignifiantes minorités aux dépens des opinions vraiment dominantes.

L’esprit de propagandisme politique n’était pas né encore à cette époque, et les communications entre les peuples étant beaucoup plus difficiles, beaucoup moins intimes qu’aujourd’hui, les gouvernemens étrangers, les rois, même les plus absolus, ne pouvaient être aussi vivement frappés qu’ils le sont de nos jours du danger de l’exemple donné par une nation qui détrône son souverain.

Enfin l’inquiétude que les plus prévoyans d’entre eux pouvaient en concevoir était plus que balancée par la terreur d’un danger bien autrement pressant et immédiat, celui que l’ambition du puissant Louis XIV faisait courir à l’indépendance européenne, et par l’implacable ressentiment qu’avaient déposé dans l’esprit des princes et des peuples les humiliations dont il les abreuvait depuis si longtemps. Pour se mettre à l’abri de ses entreprises et pour satisfaire leurs rancunes, tout moyen leur semblait bon, et la révolution qui enlevait à la France l’appui de l’Angleterre était, par cela seul, justifiée à leurs yeux. Telle était la force de cet entraînement, qu’il l’emportait même sur les passions religieuses qui, naguère encore, étaient le principe de toutes les alliances. La catholique Espagne apprit avec satisfaction la chute de Jacques II, renversé pour avoir voulu restaurer en Angleterre la religion romaine, et dans les premiers momens le pape lui-même, alors maltraité par Louis XIV, vit sans trop de déplaisir le triomphe de Guillaume III, qui lui apparaissait presque comme un vengeur.

Je le répète : ces circonstances plus ou moins accidentelles, en assurant le succès définitif de la plupart des entreprises du monarque anglais, contribuèrent puissamment à sauver la révolution de 1688, dont le triomphe, par une étrange destinée, se trouva lié à celui de la cause européenne. Les commencemens du nouvel ordre de choses qu’elle avait inauguré furent pourtant bien difficiles, bien pénibles ; ils annonçaient bien peu la grandeur de son avenir. On était encore séparé par plus de soixante années de l’époque où, cet ordre de choses étant enfin accepté unanimement par tous les partis, l’Angleterre devait rentrer dans la plénitude de ses forces, retrouver le sentiment de la stabilité, et recueillir enfin les fruits du grand changement auquel elle s’était résignée en chassant les Stuarts. Jamais on n’a vu une démonstration plus éclatante de cette vérité, que les révolutions les plus nécessaires dans le présent, les plus utiles dans l’avenir, entraînent pour la génération qui les accomplit d’inévitables, d’immenses souffrances ; que ce n’est pas elle qui est appelée à en goûter les bienfaits, et que la seule consolation qui lui soit réservée, c’est, si elle a véritablement foi dans son œuvre, de prévoir que les générations suivantes en profiteront.

L’Angleterre a eu cette fortune. La révolution de 1688, en lui assurant la réalité du gouvernement constitutionnel au prix de bien des agitations et même de quelques humiliations passagères, a jeté les bases du glorieux édifice où elle se repose aujourd’hui dans sa grandeur et dans sa sécurité. Par un contraste qui peut paraître singulier au premier aspect, mais qu’un peu de réflexion suffit pour expliquer, le despotisme de Louis XIV, en enlevant aux diverses classes de la nation toute influence directe et légitime sur les affaires publiques, donnait alors à la France quelques années d’un éclat sans pareil, qui malheureusement recelaient le germe fatal des faiblesses et de la corruption du règne de Louis XV, comme aussi des catastrophes dont l’interminable série se déroule au milieu de nous depuis plus de soixante années. Les développemens de ce contraste pourraient fournir à l’historien philosophe la matière d’un beau travail : il me suffit de les avoir indiqués.


LOUIS DE VIEL-CASTEL.

  1. Je dois avertir que les citations qu’on va lire ne sont pas textuelles : j’ai dû les retraduire en français sur une traduction du français en anglais.