L’Adjuvilo/I

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Chapitre I
Le Principe fondamental de la langue auxiliaire
Comment il est appliqué dans le système actuel de Ido.

«  La meilleure langue internationale, dit M. Jespersen, est celle qui présente le plus de facilité pour le plus grand nombre d’hommes.

«  Cette définition, ajoute M. Couturat, suffit pour déterminer complètement la solution du problème. »

De ce critérium de la « meilleure » langue internationale il se dégage logiquement un certain nombre de principes qui devront servir de base inviolable à tout l’édifice  ; — principes directifs, — si je puis ainsi dire, — qui guideront le créateur de la langue dans toutes ses recherches, l’inspireront dans le choix des formes les plus convenables.

Étudions ces principes, et voyons comment l’application en a été faite en Ido.

Le premier me semble devoir se formuler ainsi  :

La langue internationale doit être d’une régularité absolue.

Si ce principe est violé, et si, dans un cas, où dans deux cas particuliers, on trouve de bonnes raisons pour le transgresser, on ouvre toute grande la porte à l’arbitraire  : C’est à chaque pas que l’on éprouvera le besoin d’introduire des exceptions, des irrégularités nouvelles, sous prétexte de donner à la langue plus de variété, ou plus de richesse,

Les irrégularités et les exceptions fourmillent en Ido  :

a) Irrégularités dans l’accentuation  ;

D’après la règle générale l’accent doit porter sur l’avant dernière syllabe de chaque mot. Par exception, les mots terminés en ar, ir, or, et al, et un certain nombre d’autres, ont l’accent sur la dernière syllabe.

b) Irrégularités dans la formation du pluriel.

Le pluriel est en e dans l’article lorsque celui-ci se trouve devant un adjectif dont le pluriel ne peut être marqué que par un article.

Il est en i dans les substantifs, mais il faut préalablement faire disparaître l’o final caractéristique.

Pour le pluriel des adjectifs, il y a deux règles :

1o Dans les cas ordinaires, l’adjectif reste invariable.

2o Dans les adjectifs employés substantivement il y a des cas où le pluriel se forme en ajoutant i à la terminaison la bonai, d’autres cas où ils se forment comme dans les substantifs en ajoutant i au radical.

Dans les pronoms relatifs et démonstratifs assimilés aux adjectifs, le pluriel se forme en substituant la finale i à a (ta, qua, = ti, qui ; nia, mia, = nii, mii).

c) Irrégularités dans l’usage de l’accusatif,
qui n’existe pas en Ido, disent les Idistes, mais qu’il faut apprendre tout de même et employer obligatoirement dans certains cas. » C. à. d.,

1o Dans les inversions. 2o Dans les pronoms relatifs compléments. Cependant les adjectifs, auxquels pourtant les pronoms relatifs sont assimilés, ne prennent jamais l’accusatif.

d) Irrégularités dans la formation des adjectifs possessifs,
où, contrairement à la règle générale, d’après laquelle il suffit d’ajouter la finale a au pronom personnel, les possessifs de la 3eme personne du singulier se forment en ajoutant sa. Ainsi on dit : Me-a, tu-a, ni-a, mais il-sa, el-sa, ol-sa.
e) Irrégularités dans les désinences adjectives-pronominales,
où par une incompréhensible bizarrerie, dont on chercherait vainement l’explication logique, certains adjectifs en devenant personnels gardent la terminaison a, certains autres prennent la terminaison o, et une troisième catégorie se transforme en u !
f) Irrégularités dans la dérivation,
où le passage de l’adjectif au substantif contredit souvent la règle générale : Puisque bono d’après la dérivation idiste, signifie un homme bon, richo, un homme riche, santo, un saint, etc., nulo devrait signifier personne et non pas rien, ulo, un homme quelconque et non une chose quelconque, irgo, qui que ce soit, et non, quoi que ce soit, to quo celui qui et non ce qui.

Il y a dans cette inconséquence plus qu’une faute partielle, plus qu’une irrégularité et une complication injustifiables, c’est le vice du système lui-même de dérivation idiste qui se révèle.

Le système espérantiste, malgré des irrégularités que nous croyons remédiables, était, il faut en convenir, — à la fois plus simple et plus logique. Soit l’idée exprimée par l’adjectif bona. Nous pouvons considérer cette idée abstraitement, en elle-même, et nous avons, par la simple substitution de la désinence substantive à la désinence adjective, le mot bono (le bien). Nous pouvons considérer cette idée concrètement soit dans une chose, un objet, et nous avons bon-ajo (une chose bonne), soit dans un individu, et nous avons bon-ulo, (un individu bon). Si maintenant nous considérons la qualité bonne de cet individu ou de cet objet, nous avons bon-eco (la bonté). C’est simple, et c’est complet.

Qu’est-ce qui a bien pu déterminer M. Couturat à bouleverser le système de dérivation Zamenhofienne ? Il nous le dit quelque part, il l’a fait pour deux motifs ; d’abord par antipathie personnelle contre cette terminaison ulo qui allonge le mot d’une syllabe, et fait dire richulo au lieu de richo, bonulo au lieu de bono ; — nous pourrions lui demander alors pourquoi il n’en fit pas autant pour ajo, qui est tout aussi long sans être, croyons-nous, plus élégant que ulo ???

Mais il y a une autre raison… M. Couturat ne veut pas du système de Zamenhof, parce que ce système contredit ses opinions philosophiques. « Malgré Platon et ses disciples, dit-il, je ne reconnais ni le bien en soi, ni le vrai en soi… Je n’admets pas de distinction entre le bien et la bonté, le vrai et la vérité, le beau et la beauté… Je ne connais que des personnes bonnes ou des choses belles… » En conséquence le bien et la bonté s’expriment également en Ido par boneso ; le vrai et la vérité par vereso : Tant pis pour ceux qui ne partagent point les idées philosophiques de M. Couturat ! Ils n’entreront point dans le royaume d’Ido où s’ils y entrent ils devront se résoudre à lire sur la porte une inscription analogue à celle que Dante crut voir à l’entrée de l’Enfer : Lasciate ogni speranza.

À supposer même que M. Couturat ait mille fois raison philosophiquement il a mille fois tort linguistiquement puisqu’il enlève à la langue internationale une ressource et une distinction que possèdent toutes les langues anciennes et modernes. Que dis-je il se met dans l’incapacité d’exprimer dans sa langue ses propres idées, et nous le mettons au défi de traduire en Ido la phrase que nous venons de lui emprunter.

Ce n’est point d’ailleurs le seul reproche que mérite son système de dérivation, et nous aurons à revoir en détail des affixes de sa langue.

Le deuxième principe qui découle de la définition de M. Jespersen est celui-ci :

« La langue internationale ne doit renfermer aucune complication inutile. »

Il est vraiment étrange que les auteurs de l’Ido aient oublié ce principe point d’introduire dans la L. I. des formes dont vingt années de pratique avaient démontré la parfaite inutilité, et qui, bien plus sont complètement absentes dans la plupart des langues modernes.

Dans toutes les langues modernes le passif se forme à l’aide d’un auxiliaire accompagné du participe convenable. On dit : être aimé. « To be loved » « estar amado », « geliebt werden ». Il en est de même en Esperanto.

Cette forme est bien trop simple pour l’esprit philosophique de M. Couturat… Il n’ose pourtant pas la supprimer, mais oubliant complètement la grande loi de l’évolution, dont il se réclame ailleurs, il nous fait reculer de 20 siècles, et croit avoir fait une merveille en dotant l’Ido d’une voix passive tout à fait synthétique. La logique, par contre, y fait totalement défaut, et l’on se demande par quel prodige amesos peut signifier sera aimékantesis a été chanté ?

Ce que nous disons de la voix passive, nous devons le dire du mode infinitif.

Il y a en Ido, pour chaque verbe six formes infinitives : trois à la voix active : ar, ir, or, et trois à la voix passive : esar, esir, esor.

Voilà, il faut le reconnaître bien des complications inutiles dans une langue que ses auteurs ont la prétention de présenter au monde comme la solution « la plus simple et la plus facile de la L. I. »

Aux principes de simplicité et de régularité qui s’imposent lorsqu’on veut réaliser la « meilleure » langue internationale, et « La plus facile pour tous » on doit ajouter un autre principe dont la logique et le bon sens nous montrent la convenance pour ne pas dire la nécessité. On peut le formuler ainsi :

La langue internationale devra se présenter dans des conditions d’euphonie et de beauté poussées aussi avant que possible.

Entre deux langues également simples, également régulières, également internationales, mais dont l’une satisfait plus parfaitement que l’autre à ces exigences de beauté et d’harmonie extérieures, nous n’hésiterons pas à choisir cette dernière.

Ce principe a été, sinon formulé explicitement par les auteurs de l’Ido, du moins reconnu implicitement par eux comme nécessaire.

La encore, après avoir émis des principes, MM. Couturat et de Beaufront sont restés à mi-chemin dans leur application pratique.

L’invariabilité de l’adjectif, posée comme principe est contraire non seulement au génie et de toutes les langues néo-latines, mais encore aux habitudes de l’immense majorité des hommes civilisés, puisqu’il n’y a que deux langues qui la possèdent : l’anglais et le hongrois ; et, bien loin de corriger cette peu compréhensible et impardonnable lacune, le pluriel italien en i contrastant avec les terminaisons adjectives neutres et invariables en a et les finales anglosaxonnes en al (accentuées) la rend plus choquante encore[1]. C’est une anomalie d’autant plus inexcusable que, au point de vue de la facilité, l’invariabilité de l’adjectif est un leurre : Je dis un leurre, et elle mérite doublement ce qualificatif, puisqu’il faut quand même dans certains cas donner un pluriel à l’adjectif, et qu’il est beaucoup plus difficile de faire apprendre par cœur des exceptions qu’une règle générale.

La langue auxiliaire devra se composer d’éléments réunissant la plus grande internationalité possible, afin d’être intelligible avec le minimum d’efforts par le plus grand nombre d’hommes.

Nous ne nous étendrons pas longuement sur le principe d’internationalité contenu, lui aussi, dans la définition de M. Jespersen. Si nous ne le faisons pas ce n’est pas parce que nous nous refuserions à attribuer toute l’importance qu’il mérite à ce principe fondamental « sine qua non » d’une langue internationale : c’est parce que nous jugeons qu’il a été assez bien mis en évidence par Ido, qui dans les Vrais principes de la langue auxiliaire lui a consacré une place à peu près exclusive ; aussi est-ce dans le Vocabulaire que se trouvent les défauts les moins nombreux.

Il y en a cependant !

Nous ne pourrions pas, par exemple, tolérer ucel pour oiseau, qui est purement italien, tandis que la racine avi atteint tous les néo-latins ; puis les anglais par le mot aviary, et le monde entier par le mot aviation, devenu international, etc.

L’étude approfondie de son vocabulaire nous révèle une foule d’autres erreurs dans le choix des racines, et, qui pis est, l’absence de toute méthode, et la violation flagrante du programme qu’Ido avait tracé dans la brochure citée plus haut.

Des mots de catégorie commune que nous appellerons parallèles parce qu’ils ont dans toutes langues auxquelles ils sont empruntés une origine, une forme et un emploi en quelque sorte parallèles, cessent de l’être sans cause plausible. Pourquoi la forme diplomaco (et non diplomatio) à côté de demokratio ? pourquoi skrib-ar (et non skript-ar) à côté de lekt-ar — et quantité d’inconséquences du même genre ? Dans plusieurs cas, on l’a fait dans l’intention visible d’éviter les confusions : mais cette crainte elle-même n’était pas toujours justifiée.

Mais le défaut le plus grave est dans la forme orthographique qu’Ido a donné à ses mots.

Dans les Vrais Principes de la L. I. Ido écrit en caractères gras : « Le graphisme d’abord, le phonétisme après ! » Et il avait raison, pour deux motifs : 1o parce que 90 fois sur 100 la langue internationale sera écrite, et non parlée ; 2o parce que rejetant, pour des raisons d’ordre pratique, les lettres accentuées qui permettaient de concilier le graphisme avec le phonétisme, il était forcé d’opter pour l’un ou pour l’autre : il opte pour le premier, et par une inconséquence flagrante, il le met au second rang : c’est ainsi qu’il dénature tous les mots en kc ou en sc ; et écrit aceptar pour akceptar, suceso pour sukceso, instinto pour instinkto, ceno pour sceno, cienco pour scienco, etc… Par un scrupule de l’accentuation poussé au-delà des justes limites, il enlaidit toute la catégorie des mots en io, et écrit familyo, filyo, historyo, Eklezyo, religyo, radyo, etc… au lieu de conserver le graphisme international familio, historio, religio, radio etc…

Ajoutons que le pluriel de ces mots : historyi, religyi, augmente encore leur laideur, et les rend de plus, difficiles à prononcer.

L’internationalité doit régner non seulement dans le vocabulaire proprement dit, mais encore, autant qu’il sera possible, dans les formes grammaticales. Et il faudra bien veiller à ce que cette internationalité grammaticale, si l’on peut ainsi s’exprimer, ne porte préjudice, ni à la simplicité, ni à la régularité inviolables de la lange internationale.

L’Ido a introduit, contre toutes les règles de l’internationalité certains mots ou certaines formes grammaticales, que tant d’autres auraient beaucoup plus de motifs de remplacer. D’où viennent kad pour dire est-ce que ? et ol comme pronom personnel neutre de la 3e personne ?

Pourquoi avoir choisi ar pour caractéristique de l’infinitif, et ez comme finale du subjonctif impératif ?

En voulant flatter les Espagnols et les Français, ces deux terminaisons les choquent profondément. Si l’Espagnol approuve quand on lui traduit aimer par amar, si le Français comprend quand on lui dit venez, ils ne peuvent s’empêcher l’un et l’autre de trouver grotesques que venir se traduise par venar, dormir et courir, par dormar et kurar et que li irez signifie : qu’ils aillent.

Ajoutons que ces terminaisons arbitraires apportent dans la grammaire toute espèce de troubles. Les terminaisons en ar qui sont absolument condamnées par l’évolution, obligent à introduire des exceptions dans l’accentuation des mots, et elles ne peuvent d’autre part être prononcées convenablement par les Anglais. Quant à la terminaison ez inaccentuée elle n’est pas assez sonore pour jouer décemment le rôle d’impératif.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nous ne pouvons passer en revue ici toutes les défectuosités de l’Ido. Mais il fallait montrer en gros les tares les plus frappantes de sa grammaire et de son vocabulaire.

Ces tares n’enlèvent rien d’ailleurs à ses qualités. Aussi notre seule ligne de conduite sera celle-ci : faire disparaître les premières et conserver les secondes, en leur en ajoutant de nouvelles.


  1. « Un secret sentiment d’harmonie, » pour employer l’expression de M. Couturat, nous fait trouver tout à fait odieux ce rapprochement de a singulier et de i pluriel. Ex. : bela flori, multa homi, ou encore varm jorni, floroz voyi, etc…