L’Alpuxarra/02

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L'ALPUXARRA.




DERNIERE PARTIE[1]



III.

J’avais fait, à Almérie, la connaissance d’un compatriote, M. T… de Grenoble ; compromis dans la conspiration de Paul Didier, il avait depuis lors quitté la France. Après avoir erré quelques années en Suisse et ailleurs, il avait fixé ses pénates en Espagne, où il exploitait plusieurs établissemens métallurgiques. Précisément alors ses affaires l’appelaient dans l’Alpuxarra ; il fut décidé que nous ferions le voyage ensemble. C’était une bonne fortune pour moi, qui trouvais en M. T… un guide instruit et profondément versé dans la connaissance des lieux que je voulais visiter. J’avais licencié, en arrivant à Almérie, mes deux carabiniers ; le mozo fripon s’était licencié lui-même, à ma grande satisfaction. Je me pourvus d’un autre écuyer, et dus me contenter cette fois pour escorte d’un seul piéton armé d’une escopette ; il est vrai que l’arsenal de mon nouveau compagnon de voyage était aussi bien fourni que le mien : il avait comme moi dans ses fontes des argumens péremptoires, et son fusil de chasse à deux coups figurait avec avantage à côté de mon tromblon.

Almérie a quatre portes : la porte du Secours, la porte du Soleil, celles de la Mer et de Purchena ; nous sortîmes par la dernière, et prîmes la direction du nord. Le chemin, qui est d’abord assez bon, forme la tête d’une route militaire ouverte par les Français et abandonnée après eux ; non-seulement l’Espagnol ne fonde rien, mais il n’a pas même l’esprit de conservation dans ses mains tout se dégrade, tout périt. De ce côté de la ville, le paysage est aride, l’horizon borné ; des collines pierreuses et grisâtres courent tristement des deux côtés ; entre elles coule, à travers les lauriers-roses, le fleuve d’Almérie, torrent capricieux qui, selon la saison, laisse à sec son large lit, ou renverse tout sur son passage. Après quelques milles, on passe le pont des Palmes, ainsi nommé à cause du grand nombre de palmiers qui croissent à l’entour. Je n’en avais jamais tant vu. Ce qu’on remarque avec moins de plaisir, ce sont de nombreux milagros ; on appelle ainsi des croix de bois plantées à la place où quelque meurtre a été commis. Ces sinistres jalons évoquent des images peu pastorales sur les pas du voyageur, et l’invitent à la prudence.

Tout ce pays est plus que suspect ; des histoires de voleurs en défraient seules la chronique. Mon compagnon de voyage en savait quelque chose, et par expérience ; il avait été plusieurs fois attaqué sur la route même que nous suivions, et quinze jours s’étaient passés à peine depuis sa dernière aventure. Parmi les brigands qui cette fois l’avaient assailli se trouvait son domestique. Peu de temps auparavant, quatre assassins l’avaient salué, en plein jour, presque au même endroit, d’une volée de coups de fusil ; mais ceux-là n’en voulaient pas à sa bourse, et ne songeaient qu’à satisfaire une inimitié commerciale irritée encore par sa qualité d’étranger, qui, au-delà des Pyrénées, est un titre de réprobation. M. T… s’était toujours tiré d’affaire avec un rare bonheur, mais sa sœur avait été moins heureuse que lui : attaquée elle-même et blessée grièvement par ces sauvages, elle était morte des suites de ses blessures. De tels antécédens étaient bien faits pour inspirer quelques alarmes, et on n’affronte pas des dangers si certains sans une passion bien décidée pour les voyages. A cette époque d’ailleurs, un faccioso nommé Arraès exploitait l’Alpuxarra au nom du droit salique de don Carlos, qui ne s’en doutait guère. Cette rencontre entrait donc en ligne de compte dans les chances du voyage. Et qu’avions-nous pour faire face à tant d’ennemis ? Notre unique fantassin. Il est vrai que notre escorte compta bientôt un homme de plus : le hasard nous fit rencontrer un second fantassin connu du premier, armé comme lui de l’escopette classique, et qui consentit, sur notre demande, à faire route avec nous. Renforcés d’autant, nous poursuivîmes notre marche avec plus de sécurité et prêts à tout évènement.

Laissant à droite Viator et Pechina, deux villages insignifians de la juridiction d’Almérie, nous traversâmes Huercal, gros bourg noyé dans la verdure, et bientôt, quittant la grande route qui s’en va serpenter sur les montagnes, nous descendîmes dans le lit du fleuve pour y marcher durant quatre mortelles heures. La végétation des deux berges est assez belle, mais le milieu est d’une aridité désespérante ; les lauriers-roses font trop vite place aux cailloux, et pas un arbre, pas un misérable buisson ne s’élève pour modérer les ardeurs du soleil. Il était midi, un air immobile et chaud pesait sur nous comme un manteau de plomb. Nous ne traversions ni hameaux ni villages, mais nous en apercevions quelques-uns sur les hauteurs. A droite est le village de Rioja, où finit la sierra d’Alhamilla, qui arrive d’Almérie en ligne droite ; à gauche est celui de Gador, où commence la sierra qu’il baptise, et que les flores, plus poétiques, avaient nommée la sierra du Soleil Des carrières de jaspe, répandues aux environs, signalent ce point intéressant à l’attention des géologues. Plus haut est Santa-Fé de Mandujar ; puis vient Alhavia, où croissent en abondance des dattes, des figues, des pêches ; mais, hélas ! nous étions dans notre rambla comme Tantale, qui, du fond du Tartare, dévorait des yeux les vergers de l’Élysée. La seule halte que nous permît le temps fut une courte et assez maigre étape à la Calderona, taverne isolée et comme suspendue au versant d’un précipice, laquelle n’est guère hantée que par les charbonniers et les bandits.

Plusieurs torrens, descendus de la vaste et imposante sierra de Filabrès, viennent successivement grossir le fleuve d’Almérie : c’est d’abord le Rio de Tahernas, puis celui de Gergal, et enfin le Nacimiento ; ce dernier, descendu de la sierra de Baza, est le fleuve d’Almérie proprement dit, quoiqu’il ne prenne ce nom qu’au point de jonction ; l’autre affluent arrive de la sierra de Gador et s’appelle le Bogaraya, ou fleuve d’Andarax ; c’est celui-là que nous continuâmes à remonter. Nous le passions toutes les minutes, et souvent nous marchions dans l’eau. Je dois ajouter, à la gloire de nos deux janissaires, qu’ils s’en tiraient mieux que les chevaux eux-mêmes, et que, loin de se laisser dépasser par eux, ils étaient toujours en avant. Ils me représentaient fidèlement l’un et l’autre le véritable fantassin espagnol, sobre, discret, agile, infatigable ; tout lui suffit, rien ne le décourage ; son jarret de fer se joue de la fatigue, un ognon la lui fait oublier : pour un Bigarre, il irait au bout du monde. Jusqu’alors spacieuse, la route, je veux dire la rivière, se rétrécit par degrés et fait des coudes fréquens ; quelques moulins et quelques chaumines sont dispersés de loin en loin sur les deux rives ; les villages sont toujours sur les hauteurs : d’un côté s’élève Alicum, de l’autre Terqué, et, tout près de Terqué, Abentarique ou Ventarique, village arabe autour duquel on recueille du salpêtre en abondance. Le fisc s’en réserve le monopole ; mais il en est de cela comme des douanes : on a bien vite formulé une défense, il ne faut pour cela qu’un carré de papier ; quant à le faire exécuter, c’est moins facile. Sur le littoral, on fait la contrebande ; sur la montagne, on fait de la poudre : c’est l’industrie du lieu, et il n’y a pas de délateurs, parce qu’il n’y a que des complices ; chaque maison, chaque hutte, chaque grotte est une poudrière clandestine. La poudre ainsi fabriquée est loin d’être fine. Qu’importe ? telle poudre, telle escopette ; en Espagne, on n’y regarde point de si près, et l’on y tue son homme sans tant de cérémonie.

Nous quittâmes enfin le lit du Bogaraya ; il en était temps, car cette route frayée par la nature est des plus fastidieuses. Une fois sur la terre ferme, on gravit un chemin plus commode, tracé en corniche sur les premières pentes de la sierra de Gador. De l’autre côté du fleuve s’élève le Monténégro, sentinelle avancée : de la Sierra-Nevada. Il faisait chaud encore, mais les oliviers nous prêtaient leur ombrage, et nous pûmes bientôt nous rafraîchir à la magnifique fontaine d’Illar, dont les jets vigoureux sont autant de cascades. Les femmes du village y puisaient de l’eau dans des cruches de terre informes ; elles-mêmes étaient peu gracieuses, et nous firent un farouche accueil. Il se trouvait parmi elles une pauvre jeune fille de douze à treize ans, qui vint danser nue autour de nous. — C’est la gitana, nous dirent-elles cyniquement ; que vos seigneuries n’y fassent pas attention ! — La malheureuse enfant était folle, folle de naissance, et, malgré sa beauté, malgré son malheur, elle servait de jouet à cette population barbare.

J’ai dit barbare, et je maintiens le mot, car, à mesure qu’on s’enfonce dans les montagnes, le peu de civilisation que les côtes doivent au commerce et au mouvement des voyageurs disparaît et fait place à des mœurs plus rudes et plus sauvages. Le nombre des milagros augmente en proportion ; cela veut dire que les meurtres se multiplient, sans que la justice se donne la peine de rechercher les meurtriers, à moins pourtant qu’ils ne soient riches, car alors elle les exploite, les pressure, et leur vend heure par heure, c’est-à-dire écu par écu, des délais et des sursis qui ne les sauvent pas toujours, mais les ruinent infailliblement. Je connais un habitant de l’Alpuxarra, vieillard aujourd’hui fort pacifique et corrégidor de son village, lequel a eu le malheur de tuer un homme il y a une trentaine d’années. Un escribano a la preuve du crime, et vit depuis trente ans d’un silence qu’il se fait payer à prix d’or. Vous figurez-vous une persécution plus effroyable ? Le patient n’est pas riche ; comment le serait-il ? tout ce qu’il perçoit, tout ce qu’il gagne appartient à son bourreau ; c’est pour lui qu’il possède, c’est pour lui qu’il travaille. L’oublie-t-il un instant, il le voit tout d’un coup surgir devant lui comme un spectre acharné. De l’argent ! de l’argent ! toujours de l’argent ! Qu’il refuse, on insiste ; qu’il s’indigne, on le menace, et si le désespoir le pousse à la révolte, on évoque à ses yeux l’échafaud. C’est la victime elle-même qui m’a raconté son supplice, un supplice de trente ans ! et tandis que le vieux corrégidor me parlait d’une voix étouffée par la rage et la peur, il promenait autour de lui des regards inquiets, égarés, comme s’il eût vu, rôder à ses côtés exécrable escribano.

Après Illar, on traverse Instincion, hameau misérable. On passe près de Ragot, qu’on laisse dans les bas-fonds, au sein d’une vallée verte que le fleuve arrose et fertilise. Les crêtes sont arides et dépeuplées ; à peine y voit-on paraître, d’espace en espace, un chevrier vêtu de peau comme les pâtres de la Sabine, et qui joue de la musette quand il ne tire pas des coups de fusil. Son troupeau, rétif et vagabond, trouve à peine à brouter quelques touffes de thym entre les cailloux. La route en zig-zag passe à travers des rochers magnifiques ; et dont les brusques escarpemens, les formes abruptes et déchirées, portent l’empreinte de bouleversemens terribles. Un de ces rochers pittoresques nommé Pierre Forée, Piedra Forada, est coupé en deux comme par la hache d’un géant, et donne son nom à une rambla qui s’avance tortueusement et péniblement jusqu’au cœur de la sierra de Gador. Un petit vallon frais et riant est jeté comme une oasis au milieu de ce chaos de pierres ; on s’y repose avec charme à l’ombre des platanes et des figuiers. Non loin est une venta solitaire et proprette, dont la maîtresse accorte et jolie nous arrêta au passage pour nous offrir le gaspacho de rigueur ; c’est le sorbet du pays. Ne vous attendez cependant pas à quelque chose de raffiné ; rien au contraire n’est plus rustique : le gaspacho n’est qu’une salade au pain qui, étendue d’eau glacée, désaltère et rafraîchit fort bien quand on n’a rien de mieux.

Ici finit la terre de Marchena et commence l’Alpuxarra véritable, le pays des mines et des fourneaux. A peine a-t-on mis le pied sur ce sol métallifère qu’on rencontre la fonderie royale d’Alcora ; sur l’autre rive du Bogaraya est un autre établissement métallurgique nommé la Forge Catalane. La montée n’a pas cessé d’être rude et rocailleuse. On a devant soi le revers oriental de la Sierra-Nevada ; on aperçoit, dispersés sur ses larges flancs, plusieurs villages de l’Alpuxarra orientale, Tizis et son ermitage, Padulès, Ohanès, Canjayar, Beyrès, et d’autres dont les noms plus ou moins gutturaux m’échappent. Mais bientôt l’horizon se ferme, les montagnes se rapprochent, se resserrent, le fleuve lui-même disparaît et gronde invisible au fond des vallées. Au moment où£nous entrions dans cette gorge funèbre, le soleil s’était couché derrière les hauts pics de la sierra, et le crépuscule était venu attrister ces lieux déjà si tristes ; un épervier regagnait son aire en jetant dans l’espace un cri rauque et mélancolique ; une vague inquiétude envahissait la nature et nous envahissait nous-mêmes. Nous marchions en silence, la main sur nos armes, et serrés les uns contre les autres, comme si nous eussions craint à chaque pas une embuscade. La nuit gagnait, la solitude redoublait, on ne rencontrait personne, on ne distinguait rien, rien que le squelette noir et décharné des monts d’alentour. On arriva ainsi à l’entrée d’une gorge étroite et sombre ; une lumière brillait à travers les ténèbres ; nous avançâmes. C’était une maison, c’était le Pilar, le toit hospitalier sous lequel nous devions passer la nuit.

Le Pilar est une fonderie de plomb. Cet établissement, qui appartient à M. T…, chômait alors, par suite des manœuvres plus ou moins licites d’une forte maison espagnole qui avait accaparé tout l’alquifoux de la contrée. La victoire devait rester et était restée en effet aux gros capitaux ; tout ce qu’avaient pu faire les petits fabricans avait été de courber la tête sous cet orage industriel. Voilà les aménités de la concurrence : la ruine de l’un est la fortune de l’autre ; c’est le droit du plus fort érigé en loi dans toute sa brutalité. L’Évangile l’avait prévu : on donnera, dit-il, à celui qui a, on ôtera à celui qui n’a pas. N’apercevant ni bois ni houilles, on se demande naturellement avec quoi l’on chauffe ici les fourneaux : les ronces et les herbes qui croissent entre les rochers servent à cet usage, et suffisent à la fusion de l’alcool et de l’alquifoux. Rien, on le voit, n’est plus simple ni plus économique ; tout le monde peut arracher de l’herbe ; on en est quitte pour les frais de transport. Je ne crois pas même qu’on paie un droit à la commune, ou, si l’on en paie un, ce droit est minime. Aussi la fabrication du plomb s’obtient-elle ici à plus bas prix que partout ailleurs. Voici, pour l’estimer en chiffres, quelques renseignemens recueillis sur les lieux. Soixante quintaux d’alquifoux donnent en vingt-quatre heures de travail une moyenne de quarante quintaux de plomb, lesquels ne reviennent guère qu’à 2,330 réaux (environ 600 francs). Le combustible ne figure dans ce total que pour environ 90 réaux (moins de 24 fr.). L’alquifoux coûte à la mine 30 à 32 réaux le quintal (soit 7 à 8 fr. ), et la journée d’un ouvrier fondeur n’est que de 7 réaux (1 fr. 75 c. ) ; le surplus est absorbé par les faux frais et les frais généraux, surtout par les transports, qui, faute de canaux et de routes, s’effectuent ; chèrement à dos de mulet. Voilà pour les prix de revient ; quant au prix de vente, il était à Almérie, quand je m’y trouvais, de 64 réaux (16 francs) le quintal. Il est facile d’établir des calculs rigoureux sur ces bases, qui sont les véritables en temps normal, sauf les razzias des accapareurs.

Dès le matin, mon hôte s’enferma avec son régisseur pour s’occuper des affaires qui l’amenaient, et moi je me mis en campagne. Le Pilar est situé dans ce que, les Espagnols appellent un barranco, mot énergique et pittoresque qui peint ce qu’il nomme, c’est-à-dire un défilé profond, étroit, désert, taillé, à pic entre deux murailles de rochers. Tel est précisément le barranco du Pilar : rien de plus solitaire, rien de plus désolé ; en le remontant, je ne rencontrai pas une habitation, pas un habitant, et m’allai perdre, après beaucoup de fatigue et peu de plaisir, dans une espèce d’entonnoir creusé en spirale au milieu des montagnes ; c’est en vain qu’arrivé là je cherchai un sentier : j’aurais pu me croire au bout du monde. Je me demandais comment j’allais faire pour sortir de cet abîme, quand j’entrevis à quelque cent mètres au-dessus de ma tête la silhouette peu rassurante d’un homme armé d’un fusil, et au même instant un coup de feu fit retentir les échos d’alentour ; une palombe qui vint tomber sanglante à mes pieds me dit que ce n’était pas à moi qu’on en voulait. Le chasseur m’eut bientôt rejoint pour s’emparer de sa proie. Nous nous saluâmes en nous mesurant du regard avec curiosité ; je n’étais pas exempt d’une certaine inquiétude ; mon inconnu, quel qu’il fût, sentait son vagabond d’une lieue. Son costume se composait d’une chemise et d’un caleçon de grosse toile ; son feutre à grands bords avait pu avoir jadis une couleur, une forme ; il n’en avait plus. Après tout, cependant, la partie était égale ; si j’étais seul, l’ennemi l’était aussi ; s’il avait un fusil, j’avais mon rétac, et puis, en l’examinant de près, je fis sur sa physionomie des découvertes moins alarmantes : quoique horriblement brûlé du soleil, son visage n’était pas trop rébarbatif. Il s’apprivoisa même jusqu’à rompre le silence le premier. — Jésus ! s’écria-t-il, quel démon de l’enfer a conduit ici votre seigneurie ? — Le démon de la curiosité, lui répondis-je, et là-dessus la conversation s’engagea ; on fit connaissance. Mon homme était un mineur et se rendait pour une affaire importante (il le disait du moins) du village voisins d’Alamos à la ville d’Uxixar. Ce mot me fit dresser l’oreille, car Uxixar est, comme on sait, la capitale de l’Alpuxarra. Je n’en étais qu’à deux ou trois lieues, j’avais devant moi toute une longue journée d’été ; comment résister à la tentation ? On devine que je n’y résistai point, et me voilà parti en compagnie de mon braconnier.

Ne me demandez pas par où mon guide me fit passer, je ne pourrais vous le dire ; il s’était vanté de me faire aller en ligne droite, et il tint parole. Peu lui importait que le sentier fût ou non frayé ; il allait devant lui comme un chamois que nul obstacle n’arrête : montagnes, vallées, torrens, il franchissait tout. Heureusement que j’avais le pied montagnard, et je fis bonne contenance, bien que les alpargatas de mon compagnon eussent sur mes bottes un avantage incontestable pour courir sur les rochers. Du reste, rien ne me frappa dans cette course au clocher, si ce n’est la constante aridité du paysage et l’absence complète de végétation, toutes les fois qu’on s’élève de quelques bises au-dessus des vallées. Ces vallées même ne sont le plus souvent que des ramblas ou des barrancos ; c’est grand miracle quand le regard peut s’arrêter, comme aux environs de Lucaynena, que nous laissâmes à droite, sur un champ de seigle ou de maïs. De bois, il n’en faut pas parler, et, quant aux eaux, elles sont moins abondantes dans cette partie de l’Alpuxarra que dans les autres. Rien de plus monotone que l’aspect du pays, tant qu’on marche sur les plans inférieurs. Dès qu’on atteint les hautes cimes, on a, il est vrai, de magnifiques échappées sur la Sierra-Nevada et sur la sierra de Gador, qui courent parallèlement de l’est à l’ouest, la première au nord, la seconde au midi.

Point central de l’Alpuxarra, Uxixar est bâti entre les deux chaînes, plus près cependant de la Sierra-Nevada que de l’autre, sur le bord d’une rivière qui en descend, et qu’on appelle le fleuve d’Adra. Malgré son titre de capitale, et quoique élevé au rang de ville par le dernier roi more Abu-Abdalah, Uxixar n’est qu’une assez pauvre bourgade de deux à trois mille habitans, adonnés à la culture des terres et à l’élève des vers à soie. On remarque sur son territoire beaucoup de mûriers blancs et plus encore de cailloux : l’orge et le blé ne percent pas sans peine cette dure écorce. Les guerres et les haines religieuses ont depuis long-temps cessé, le souvenir même en est éteint ; cependant il existe encore parmi les habitans des bourgades voisines un préjugé contre Uxixar. Jaloux de ses privilèges de capitale, ils prétendent qu’un grand nombre de familles mores s’y fixèrent à l’époque de l’expulsion générale, et en effet, toute prévention à part, j’ai cru remarquer dans le peuple des physionomies singulièrement africaines. La permanence des types nationaux expliquerait ce fait, si toutefois la tradition populaire est fondée en raison, comme c’est probable. Malgré les rigueurs combinées de la politique et de la religion, beaucoup de familles ont pu et dû nécessairement, soit par une cause, soit par une autre, échapper à la proscription. Les exécuteurs de la loi étaient, après tout, des hommes, et, ce qui pis est, des subalternes la clé d’or a dû, par conséquent, ouvrir bien des cœurs à la pitié.

Quoi qu’il en soit, j’eus une excellente occasion d’étudier cette population suspecte, car ce jour-là on tirait la loterie, et il y avait foule, devant l’obscure échoppe où les numéros sortans étaient affichés. Je me plus à observer le jeu des physionomies. Gaies ou tristes, on ne cachait guère ses émotions ; chacun mettait son cœur à nu avec la naïve expansion des peuples au berceau. La joie bruyante des gagnans (c’était l’infiniment petite minorité) contrastait plaisamment avec les figures longues ; blêmes, désappointées de l’immense majorité des perdans. — Ah ! disait l’un en se frappant le front à grands coups de poing, c’est quatre qui sort, et j’avais trois ! Fatalidad ! — Et moi donc ? disait un autre ; je voulais le quatre : c’est ma femme qui m’a fait prendre le cinq ! — Ma foi ! disait un troisième, si je perds, ce n’est pas faute d’avoir prodigué l’huile à la sainte Vierge ; sa lampe a brûlé nuit et jour pendant trois mois. Après cela, ruinez-vous pour les dames du paradis (las señoras del paraiso) ! — Bah ! bah ! criait un quatrième, plus exaspéré que les autres et en brandissant son couteau d’un air furibond, on sait ce que cela veut dire ; le lotero nous vole, c’est sûr ! Les bons numéros restent toujours au fond ; les gros lots sont pour l’administration. Venganza ! — Une vieille femme qui avait gagné quelques piécettes passa près des mécontens en faisant sonner sa petite fortune dans le creux de sa main. Je vis le moment où ils allaient se jeter sur elle, et l’homme au couteau l’aurait volontiers écorchée vive pour se venger du lotero, dont elle était complice à ses yeux. Elle n’échappa qu’en se plongeant dans la foule au plus vite. La colère de ces forcenés, qui presque tous étaient des campagnards vêtus d’un simple caleçon de toile, tomba alors sur une espèce de demi-monsieur, qui pourtant n’avait pas gagné, et dont l’habit noir n’était pas fait pour exciter l’envie, car il était fort gras et fort râpé. Les mots de fainéant, de voleur, commencèrent à pleuvoir sur notre citadin, assaisonnés de l’inévitable épithète de Moro ! injure classique de ces contrées ; et si un personnage important de l’endroit, l’alcade ou son adjoint, ne se fût interposé, les pans du pauvre habit noir ne seraient certainement pas sortis entiers des griffes de ces furieux. Je compris mieux leur colère en apprenant que le susdit particulier était le commis, et, qui pis est, le cousin du lotero.

Je retrouvai là mon braconnier du matin. L’importante affaire qui l’amenait à Uxixar n’était autre, il en convint alors, que le tirage de la loterie ; il avait fait, pour venir, six mortelles lieues de pays, de ces lieues plus longues que larges, comme disent les paysans goguenards, et il lui en restait à faire autant pour s’en retourner les mains vides. Voilà une journée qui lui coûtait cher. Il est vrai qu’il avait pour compensation le produit de son braconnage. La loterie est la passion dominante du peuple espagnol, et cela sans distinction de sexe ni de rang : c’est un délire, une frénésie, surtout quand l’heure de la clôture approche ; alors la fièvre redouble ; si l’argent manque, on s’en procure à tout prix : on emprunte, on mendie, on vole, on vend son corps… On vendrait son aine pour un terne.

Je n’ai pas autre chose à dire d’Uxixar. Cette fameuse capitale n’est, en deux mots, qu’un village, comme Beninar, ou peu s’en faut ; elle n’a pour elle qu’ira air salubre et d’admirables vues sur la Sierra-Nevada. A peu de distance est le fief de Valor, qui avait donné à la famille ommyade d’Aben Humeya le nom chrétien qu’il portait lui-même à Grenade avant d’être élu roi de l’Alpuxarra ; non loin est Mecina de Bonbaron, où naquit son successeur, Aben Aboo, et au-dessus les sombres et inaccessibles cavernes de Berchulez, où ce dernier fut assassiné. Trevelez est plus haut encore, juste au-dessous du pic de Mulahacen, à l’extrême lisière des régions habitées et habitables. En redescendant vers Torbiscon et Orgiva, on rencontre Portugo, l’ancien château-fort de Jubilez, et plusieurs villages d’origine arabe, qui tous appartiennent à l’Alpuxarra et jouèrent un rôle dans la grande insurrection du XVIe siècle ; défendus par la force de leur position autant que par la bravoure de leurs habitans, ils soutinrent pour la plupart des sièges en règle contre les troupes exercées du marquis de Mondejar, du duc de Sesa et du grand-commandeur de Castille, don Louis de Requecens, car il est à remarquer, à la gloire des vaincus, que pendant trois années les plus illustres noms de la monarchie espagnole, y compris don Juan d’Autriche, sont venus se heurter et quelquefois se briser, témoin le marquis de Velez, contre une poignée de montagnards déterminés. Les colons du nord de la Péninsule qui ont remplacé les indigènes déploieraient-ils dans l’occasion la même énergie, le même courage ? C’est ce que personne ne saurait dire, attendu qu’ils n’ont point été mis à l’épreuve. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’ils n’ont jamais fait parler d’eux, d’où l’on peut conclure, sans leur faire injure, qu’ils ont hérité des terres sans prendre l’esprit indépendant et guerrier qui les ensanglanta si souvent. Le Galicien est resté Galicien, l’Asturies, Asturien ; il est vrai qu’en retrouvant sur la Sierra-Nevada les châtaigniers, les rochers et les neiges de leurs propres montagnes, ils ont pu se faire illusion et se croire encore dans leur première patrie.


IV.

En tirant une ligne droite d’Uxixar à la Sierra-Nevada, on laisse à l’est Larolès et Bayarcal, et l’on arrive au port du Loup, un des passages les plus élevés de ces montagnes ; car, pris dans cette acception, le mot port, puerto, a en Espagne le même sens que le mot col a dans les Alpes. A très peu de distance du premier est un autre col ou port, celui de la Raguaha ou Ravaha (mot arabe qui veut dire abondance d’eau), et en effet aucun point de la sierra n’est plus riche en sources ; ce second passage, qui de l’Alpuxarra conduit dans les plaines du Marquisat, côtoie les hauts pics de l’Almirez et de Montayre, et va déboucher entre Guadix et Fiñana, sous la vieille forteresse de la Calahorra, bâtie pour en défendre l’entrée. Cette forteresse a joué un grand rôle dans la guerre des Morisques. Le marquis de Velez, ne trouvant pas le passage suffisamment défendu, eut l’idée au moins téméraire d’élever un fort au sommet du col, afin de se rendre tout-à-fait maître du défilé ; on envoya à cet effet des ouvriers et, pour les protéger, trois compagnies d’infanterie sous les ordres du capitaine Hernandez. A peine les premières tranchées étaient-elles ébauchées, que les Mores tombèrent sur les Espagnols, en tuèrent un grand nombre et mirent si bien le reste en déroute, que les fuyards se sauvèrent tout d’une traite jusqu’à Guadix, d’où ils étaient partis et où ils revinrent sans arquebuse, sans épée, sans habits ; ils avaient tout jeté pour courir plus vite. Cette déroute fit peu d’honneur aux armes chrétiennes et contrista profondément le cœur magnanime de don Juan d’Au triche. Le projet de fort fut abandonné, et jamais depuis il n’en fut question.

Non loin de la Raguaha est une caverne creusée dans la montagne et qui porte le nom sinistre de Grotte du Pendu (Cueva del Ahorcado). Cette grotte a sans doute été le théâtre de quelque sombre drame, mais la tradition est muette à cet égard, et le nom seul demeure comme une épitaphe énigmatique dont le sens est perdu. Je me figure que cette caverne mystérieuse dut servir de refuge, lors des persécutions dirigées contre les Morisques, à quelque malheureux proscrit que les attaches toutes puissantes de la patrie enchaînaient malgré tout au sol qui l’avait vu naître. Découvert dans sa retraite par les bourreaux et traîné par eux sur le gibet, il aura payé de sa vie l’amour sacré du pays natal. Tous ces lieux sont sauvages, solitaires et bien faits pour inspirer par eux-mêmes les pensées les plus lugubre. Ce n’est qu’en se rapprochant des plaines qu’on finit par rencontrer des châtaigniers, des mûriers, des oliviers, et partout des pâturages admirables ; justement renommées en Espagne, ces prairies exhalent je ne sais quels parfums suaves, pénétrans, et sont d’une fraîcheur délicieuse ; des eaux vives, dont beaucoup sont ferrugineuses, donnent à la chair des troupeaux comme à leur lait une saveur toute particulière.

Ce pays, qui est l’ancienne Taha d’Andarax, est, comme son nom l’indique (Andarax veut dire en arabe ère de vie), le meilleur de l’Alpuxarra et aussi le plus peuplé ; on y compte sept à huit villes ou villages groupés les uns près des autres dans l’espace d’une lieue ; d’abord le préside d’Andarax, qui donne son nom au district et au fleuve qui le traverse ; un peu plus haut est Paterna, qui a des sources médicinales et, chose inouïe, un pont sur sa rivière ; tout près est Alcolaya et Iniza ; plus bas, Lauxar, un gros bourg, presque une ville, située au sein d’une large et splendide vallée qui la sépare de la sierra ; sa population, supérieure à celle d’Uxixar en nombre, en activité est partagée entre l’industrie agricole et l’industrie métallurgique. Les fourneaux fument à travers ses vergers, et des convois de minerai traversent incessamment et animent ses belles prairies. Le plomb de la sierra de Gador est seul exploité ; on ne tire aucun parti des mines de fer et de cuivre de la Sierra-Nevada. A une portée de mousquet de Lauxar est le Fondon avec son annexe Bénécid, où la couronne d’Espagne a une grande fabrique de plomb. On vante près de là les eaux thermales connues sous le nom de Bains-des-Vieilles-Gardes-de-Castille.

Le Fondon n’est qu’un faubourg de l’ancienne ville de Codbaa, qui était capitale de l’Alpuxarra avant Uxixar et qui fut détruite par les Espagnols pendant la guerre des Morisques ; c’est à Codbaa que le dernier roi de Grenade, Abu Abdalah, s’était retiré après son abdication forcée, et il y vécut cinq ou six ans au sein d’une petite cour animée des illusions et des rêves dont on nourrit toujours et partout les rois déchus. Cependant il se trouvait parmi ces courtisans de l’espérance un homme de bon sens, le vizir Tomixa. Les rois catholiques avaient abandonné en toute propriété à leur ennemi vaincu la Taha de Purchena. Tomixa la leur vendit 80,000 ducats d’or à l’insu de son maître. « Seigneur, lui dit-il en déposant cette somme à ses pieds, partez pour l’Afrique, quittez à jamais cette terre où vous avez régné et où tout est fini pour vous. » Le pauvre roi détrôné suivit en pleurant le sage conseil de son ministre, et, chose étrange, ce même homme qui n’avait pas su mourir pour son peuple et pour son royaume s’alla faire tuer au Maroc en combattant vaillamment à la bataille de Bacuba pour un parent dont les droits étaient contestés. Élevée dès-lors au rang de ville, même de capitale, Codbaa fut au siècle suivant la résidence d’Aben Humeya, et c’est là qu’il fut assassiné à la suite d’un complot raconté fort en détail par les historiens du temps. Nos voisins ont un proverbe trop cru pour que je me permette de le citer littéralement, mais dont le sens est que, toutes les fois qu’on creuse une affaire, on trouve une femme au fond. Le roi Charles III en était si convaincu, que sa première question en toutes choses était celle-ci : « Comment s’appelle-t-elle ? » La mort d’Aben Humeya démontre énergiquement la vérité de l’adage espagnol, et c’est plus que jamais le cas de demander - Comment s’appelle-t-elle ? L’histoire n’a pas conservé son nom ; nous savons seulement qu’elle était belle, bien née, pleine, de grace et de raison, capable au besoin de résolution et sachant agir comme elle savait vouloir, ce qui ne l’empêchait pas de s’habiller avec élégance, de jouer du luth à ravir, de chanter encore mieux et de danser comme une bayadère. Mariée à un parent d’Aben Humeya, don Vincent de Roxas, tué dans cette guerre, elle était restée veuve fort jeune, et recevait les soins d’un cousin nommé don Diégo Alguazil, qui l’aimait éperdument. Cet heureux, mais imprudent amant vivait dans la familiarité du roi et lui parlait si souvent de sa belle cousine, qu’il arriva ce qui arrive toujours en pareil cas, c’est que le roi voulut la voir ; il la vit en effet, et s’en éprit si fort lui-même, qu’ayant éloigné le cousin, il profita de son absence pour lui enlever sa maîtresse ; il fallut user de violence pour la mettre au pouvoir de son adorateur couronné. Quoique marié déjà à plusieurs femmes, Aben Humeya promit à la belle veuve de l’épouser, pourtant il n’en fit rien ; de là des plaintes amères et d’implacables ressentimens ; on ne se plaignait pas précisément d’avoir été enlevée, l’amour, et surtout l’amour d’un roi, fait pardonner ces choses-là, mais on s’indignait qu’étant femme de qualité, on fût abaissée au rôle ignominieux de concubine. Le ravisseur avait emmené sa nouvelle conquête à Codbaa. Quoique roi des Mores, Aben Humeya n’écrivait point l’arabe, il savait à peine signer son nom, et avait auprès de lui pour suppléer à son ignorance un neveu d’Alguazil, nommé Deyré, qui l’accompagnait partout ; la jeune veuve, qui était lettrée, remplissait elle-même au besoin les fonctions de secrétaire elle profita de cette circonstance pour accomplir le projet meurtrier qu’elle nourrissait au fond de son cœur ; elle entraîna Deyré dans le complot, et tous les deux se concertèrent pour venger, elle sa propre injure, lui celle de son oncle. Ils informèrent secrètement Alguazil qu’Aben Humeya devait expédier un courrier aux Turcs auxiliaires commandés par Aben Aboo et lui fournirent les moyens de contrefaire ses dépêches. Alguazil n’eut garde de laisser échapper une si belle occasion ; usant du même stratagème que le fameux comte Julien avait mis en pratique à Ceuta contre les lieutenans du roi Rodrigue, il fit croire aux Turcs, au moyen d’une lettre simulée, que l’intention d’Aben Humeya était de les attirer dans un guet-apens pour les faire tous égorger. Leur fureur égala leur surprise, et leur vengeance fut aussi prompte que terrible : ils marchent sur Codbaa ; connus des sentinelles, ils pénètrent sans résistance dans la place, occupée alors par seize cents hommes ; quatre cents autres faisaient la garde extérieure du palais, et vingt-quatre le gardaient intérieurement ; pas un des nombreux satellites d’Aben Humeya n’eut seulement la pensée de défendre le roi qu’ils s’étaient choisi. Après avoir enfoncé la porte de sa chambre au milieu de la nuit, les Turcs le surprirent couché entre deux femmes, dont l’une, il faut bien le dire, était précisément l’héroïne de l’aventure. Cela ne laisse pas de dépoétiser quelque peu la belle Morisque, mais l’histoire est sans égards ; elle ajoute que la veuve paya bravement de sa personne dans cette scène tragique, et qu’elle tint elle-même les bras de la victime pendant que le vindicatif Alguazil, qui naturellement jouait ici le premier rôle, les lui attachait derrière le dos. La garde du palais avait été désarmée pour plus de sûreté, et le palais fut pillé, saccagé ; femmes, argent, habits, les conjurés se partagèrent tout. Quant au roi, son procès fut bientôt fait : il eut beau récuser ses juges, nier la lettre frauduleuse qu’on lui attribuait, prouver en un mot son innocence : il avait affaire à des passions aveugles et sourdes, l’amour, la haine, la vengeance, la cupidité. Sa mort fut prononcée à l’unanimité, après un simulacre de jugement, où l’impitoyable veuve de Roxas intervint comme accusatrice. Se voyant perdu sans retour, Aben Humeya déploya tout à coup un grand courage et un grand caractère ; il déclara hautement que son intention n’avait jamais été d’être musulman, qu’il n’avait accepté la couronne que pour se venger des injures que lui et son père avaient reçues des ministres de Philippe II, qu’il avait atteint son but, et avait fait assez de mal à ses ennemis pour se dire satisfait. Il prédit à son successeur Aben Aboo, pour prix de sa félonie, une fin prochaine et semblable à la sienne, puis il ajouta qu’il mourait dans la foi des chrétiens comme il comptait y vivre s’il avait vécu. Il parlait encore quand Alguazil lui jeta une corde autour du cou et la tira violemment d’un côté, tandis qu’un de ses acolytes, Diégo d’Arcos, la tirait de l’autre. Le patient fit comme César, il arrangea ses vêtemens, se couvrit le visage et mourut sans pousser un cri ni même un soupir. On se rappelle avec tristesse qu’il n’avait que vingt-trois ans. Son bourreau, Diégo Alguazil, ayant passé au Maroc après la guerre, y épousa sa cousine et s’établit avec elle à Tétuan ; là ils vécurent en paix sous la loi de Mahomet, et eurent, dit-on, beaucoup d’enfans. Ainsi l’une des tragédies les plus terribles de cette tragique histoire d’Espagne finit par un mariage, ce dénouement obligé de toutes les comédies.

A quelques lieues du Fondon s’élève la montagne du Préside, le point de la sierra le plus riche en mines ; car, à la lettre, on y trouve plus de plomb que de pierres. J’y accompagnai M. T… qui allait y chercher de l’alcool avec son régisseur du Pilar et l’employé d’en-haut, c’est-à-dire l’employé chargé spécialement des achats de minerai. L’oncle Pierre (c’était son nom), petit vieillard sec et musculeux, supportait la fatigue mieux que beaucoup d’hommes jeunes, et passait pour connaître à fond les mystères des mines. L’exploitation de la sierra se divise en saisons ; chacune de ces périodes s’appelle une barada. La saison morte est l’été, précisément celle où nous étions ; il était donc au moins douteux que mon hôte pût obtenir ce qu’il cherchait. Qu’en pensait l’oncle Pierre ? Il ne disait ni oui ni non : « Qui sait ? répondait-il sans se compromettre ; il faut voir. Allons toujours. » Nous allâmes.

Une côte horriblement nue, toute brûlée du soleil, et si raide que les mulets même avaient peine à s’y maintenir en équilibre, nous conduisit, après une descente non moins escarpée que la montée, au barranco de la Plomera, où l’on voit d’anciennes mines exploitées au temps des Mores et peut-être avant eux ; une fabrique en activité porte encore aujourd’hui le nom de la Plomera, et s’élève un peu plus loin. Rien d’ailleurs ne me frappa sur cette route, si ce n’est deux ou trois belles fontaines dont le voyageur goûte d’autant mieux les bienfaits, qu’arrivé sur la sierra, on ne rencontre plus d’eau. Pour ma part, je ne me rappelle pas avoir jamais eu plus soif. Il était onze heures ; la chaleur était effroyable. Heureusement que le vent se leva dans l’après-midi ; mais ce fut alors un autre supplice : on vannait de tous côtés la terre des mines pour en retirer les grains de minerai, et c’était aux quatre points cardinaux des tourbillons d’une poussière fine et métallique qui nous aveuglait, nous suffoquait.

Je ne saurais mieux comparer la montagne du Préside, pour la forme, la couleur, le mouvement, qu’à une fourmilière gigantesque. Quoiqu’on fût, comme je l’ai dit, dans la morte saison, il y régnait cependant de l’activité, mais à l’extérieur seulement ; le labeur souterrain était suspendu. Je descendis dans plusieurs mines, dans l’une entre autres dont le puits a sept cents pieds de profondeur : j’en fus pour ma peine, et remontai comme j’étais descendu. Ne croyez pas que ce soit une opération commode : on n’a, pour faire ce voyage vertical et ténébreux, qu’un mauvais panier d’osier soutenu par une mauvaise corde de sparte, et tout le reste à l’avenant. Les procédés en usage aujourd’hui sont les mêmes absolument qu’au temps des Arabes, et si les procédés mécaniques sont misérables, la vie des hommes est plus misérable encore. Plongés nus ou presque nus dans les froides entrailles de la terre, ils l’arrosent en vain de leurs sueurs : cette rude marâtre ne leur donne rien ; je dis rien, car la chétive pitance que le monopole jette par grace aux mineurs est insuffisante pour réparer leurs forces, et les énerve au lieu de les ranimer. Voici ce que j’ai vu : une espèce de brouet noirâtre, hideux à voir, plus hideux à sentir, servi dans une gamelle, tranchons le mot, dans une auge, quelque chose enfin qui n’a pas de nom. Pour se résigner à une pâture ainsi faite, il faut la faim d’Ugolin ou l’instinct grossier des animaux voraces. Nous n’avions point apporté de vivres, et, pour ne pas tomber d’inanition, il nous fallut prendre notre part de cette agape immonde ; cela me fut impossible. Si seulement nous avions pu apaiser notre soif ; mais, non : la boisson qui a cours à la sierra sous le nom de vin est épaisse, aigre, et sent le bouc à plein nez. Les Espagnols aiment ce parfum ; ils appellent bouquet l’arrière-goût de certaines outres puantes contre lesquelles don Quichotte s’escrimait si bien, et qu’il aurait mieux fait d’éventrer toutes une bonne fois pour l’honneur de la Péninsule. Convenez qu’il est dur d’être condamné à un pareil breuvage en vue presque de Malaga, sous le soleil de Xérès et d’Alicante. Ne pouvant boire ni manger, je fus heureux de trouver par hasard quelques gouttes de mistela, sorte d’hydromel indigène fait avec du verjus, du sucre et du miel. Je demande grace pour ces détails. Un voyage n’est pas une épopée, et les humbles particularités, les trivialités même de la vie journalière, contribuent souvent mieux que d’éloquentes généralités à faire connaître l’état vrai d’un pays.

Pendant que mes compagnons dînaient ou croyaient dîner, je m’esquivai furtivement du hangar, pour ne pas dire de l’étable, où l’on nous avait servi cet affreux repas, et, trompant la faim par les yeux, je gravis seul le point culminant de la montagne. Quelle vue ! quel horizon ! A mes pieds se déroulait, comme une mer onduleuse, l’Alpuxarra tout entière, hérissée de vagues écumeuses, c’est-à-dire de crêtes blanches qui figuraient des vagues, tandis que les vallées dessinées en noir sur ce fond clair avaient l’apparence de longs serpens d’eau dépliés au soleil. On découvrait les villes et les villages visités ou seulement entrevus par nous les jours précédens ; la vue s’étendait même, à travers les riches campagnes de Berga et la plaine de Dalias, jusqu’aux tristes landes d’Adra ; la ceinture bleue de la Méditerranée tranchait gracieusement sur le gris terreux des grèves, et le regard s’égarait au loin sur le mélancolique infini des flots. De l’autre côté s’élevaient en amphithéâtre les immenses gradins de la Sierra-Nevada qu’on embrasse de là dans tout son développement, et que d’aucun point on ne voit aussi belle ; l’ampleur et la majesté sont les caractères distinctifs de cette admirable montagne. Le vert tendre des prairies, le vert plus foncé des châtaigneraies, s’y marient harmonieusement avec les teintes brunes des terrains et le gris perlé des rochers. Les deux pics solitaires de Mulahacen et de la Véléta, couverts de neige jusqu’au faîte, dominent, écrasent tous les autres, et couronnent dignement ce paysage incomparable.

La sierra de Gador, qui me cachait Almérie, est bien moins accidentée, moins pittoresque, que la Sierra-Nevada, et surtout beaucoup moins majestueuse. Toutes ses beautés, toutes ses richesses, sont invisibles : je veux dire que ses marbres et ses métaux précieux sont enfouis dans ses flancs féconds. A l’extérieur, et vue d’où j’étais, elle a la forme d’une longue arête en dos d’âne, et son aspect est ingrat, stérile, même assez maussade. Pas un bois, pas une prairie n’y repose l’œil ; pas un point ne s’y élève au-dessus des autres ; ses lignes sont uniformes, ses croupes aplaties, sa couleur terne. Le soir seulement, quand la poussière des mines s’allume au soleil couchant, ces mornes sommets s’embrasent, se transfigurent, et la sierra tout entière disparaît, comme l’Ida des divinités d’Homère, dans un nuage d’or.

Du côté opposé, la vue n’est pas moins magnifique. Derrière moi s’étendaient, comme une nappe verte frangée d’argent, les frais pâturages d’Andarax, enlacés mollement dans les méandres du Bogaraya ; au-dessus des prairies se dressait la sombre tête du Monténégro, et plus haut encore, aux dernières limites de l’horizon, on apercevait comme une vapeur légère les cimes bleuâtres de la sierra de Filabrès. Il serait difficile d’imaginer un panorama plus étendu, plus imposant, plus varié. Rien de brusque ou de disparate, rien de confus n’y choque le regard. Ces plans successifs sont gradués avec art, les couleurs bien fondues, les transitions ménagées, et l’accord le plus parfait règne entre toutes les parties de l’ensemble ; la majesté n’en exclut pas la grace. Ajoutons, pour compléter ce tableau merveilleux, que le fond du ciel était d’un bleu vif et profond, l’air transparent ; qu’une lumière abondante et splendide baignait toutes ces montagnes, toutes ces plaines, et que l’azur chatoyant de la Méditerranée rivalisait avec le ciel de douceur, d’éclat et de limpidité.

Je fus arraché trop tôt à ce spectacle magique par mes compagnons, qui recommençaient, mais en vain, leur tournée ; les monopoleurs avaient si bien accaparé tout, que le marché était entièrement dégarni ; nous entrâmes dans trente mines au moins sans y trouver à acheter un kilogramme de minerai. L’exaspération des petits fabricans était au comble, car ce chômage forcé était pour eux la ruine et la faillite. On n’entendait de tous côtés que plaintes, malédictions et menaces. Si les monopoleurs ou leurs agens, même les plus subalternes, avaient eu l’imprudence de se montrer sur ce champ de bataille, jonché de leurs victimes, vingt escopettes vengeresses en auraient fait justice au même instant ; mais ce danger est trop connu pour qu’on l’affronte : on traite de loin avec une prudence, un mystère à désorienter le diplomate le plus consommé ; aussi bien les négociations les plus ténébreuses de la diplomatie ne sont-elles que des jeux d’enfans comparées aux roueries diaboliques, aux manèges clandestins du commerce et de l’industrie. On avait gardé pour la fin et comme dernière ressource la mine de la Topera ; vain espoir ! on fut plus malheureux encore dans celle-là que dans les autres, car on ne nous en permit pas même l’entrée sous le prétexte aimable que nous venions reconnaître la direction des filons. Ici la colère de l’oncle Pierre éclata ; il s’était assez bien possédé jusque-là, répétant toujours qu’il fallait voir ; tout était vu désormais, le monopole était flagrant, avéré. — « Ah ! ah ! s’écria-t-il en mettant de travers son chapeau gris, vous croyez donc, messieurs les accapareurs, qu’il n’y a qu’à voler le pain des pauvres chrétiens, parce que vous avez dans vos coffres des onces plus ou moins mal acquises ! Oh ! que non pas, mes maîtres ! Ce n’est pas tout que d’acheter la bête, il faut la prendre, et venez-y, par saint Jean de Dieu ! venez chercher votre minerai, je veux être brûlé vif comme un juif de votre espèce, s’il sort un arrobe de la sierra, dussé-je couper moi-même les jarrets de vos mules et de vos muletiers. » L’oncle Pierre parla long-temps, sa colère ne tarissait pas ; nous étions de retour au Fondon qu’il parlait encore, et, pour donner plus de poids et d’accent à ses paroles, il frappait à la fin de chaque phrase sur la crosse de son escopette avec un geste significatif.

Notre retour fut marqué par un épisode qui peint bien la population sauvage au milieu de laquelle le hasard m’avait amené. L’oncle Pierre, qui demeurait au Fondon, nous avait quittés à la porte de sa maison ; le régisseur du Pilar avait pris les devans, ce que voyant, une douzaine de rustres réunis sur la place du bourg se mirent en tête de nous fermer la rue par laquelle nous devions passer, en nous saluant par-dessus le marché des épithètes d'afrancesados, picaros, et autres aménités du même genre. Je ne sais s’ils nous prenaient pour les accapareurs de la sierra, mais à coup sûr ils nous traitèrent comme tels. La plaisanterie ne nous parut pas bonne, et nous le témoignâmes à ces malandrins en termes catégoriques ; ils n’en tinrent compte : au contraire, ce fut pour eux un motif de la réitérer. Notre patience était à bout, car enfin nous voulions passer, et le droit, sinon la force, était de notre côté ; bref, M. T… prit son fusil, moi mon rétac, et Dieu sait ce qui allait arriver, si l’intervention subite et imprévue de l’oncle Pierre n’était venue donner à cette méchante affaire une issue pacifique. Le vieux mineur réprimanda les assaillans avec l’autorité d’un patriarche et du ton dont Neptune gourmandait les fils d’Éole. Un religieux silence succéda à ses paroles, et nous profitâmes de la première ouverture qui se fit dans les rangs ennemis pour partir au galop, non sans avoir secoué derrière nous la poussière de cette ville inhospitalière et barbare. J’ai gardé rancune au Fondon.

Le soir était venu, et, pour regagner le Pilar, où nous voulions coucher, il nous fallait traverser de nuit tout le Plan de Cacin. Ce vaste banc calcaire sépare les deux sierras, et paraît avoir coulé sur les terrains de première formation qui en constituent la base ; il passe pour fertile, mais, à l’exception d’une ferme, une véritable Thébaïde, où M. T… avait vécu dix-huit mois avec sa famille, il est entièrement inhabité ; je me trompe, nous y trouvâmes de loin en loin quelques fonderies de plomb d’où s’échappaient des gerbes d’étincelles, et une fumée rougeâtre. Nous entrâmes dans une de ces fabriques, celle de Las Augustias, qui se trouvait sur notre passage. Je crus pénétrer dans l’antre de Vulcain ; nus, aux caleçons près, les travailleurs, borgnes pour la plupart, avaient l’air de cyclopes ; leur œil oblique et jaunâtre, couvert d’épais sourcils, nous jetait des regards peu bienveillans, pour ne pas dire hostiles ; leur crinière, roussie par la flamme, tombait en désordre sur leurs épaules, et donnait à leur visage, déjà assez farouche, une expression plus farouche encore ; leur peau, rougie et calcinée par l’effet constant de la chaleur, avait cette couleur de brique si chère à l’école espagnole, et leurs jambes velues, leurs bras noueux rappelaient les types les plus énergiques de Ribéra. Le plomb liquéfié bouillonnait au sein de la fournaise et coulait dans les moules de terre d’où il devait sortir à l’état solide de lingots. Nous ne pûmes supporter long-temps l’excessive élévation de la température, et le brusque passage de cette étuve étouffante au grand air fit sur nous l’effet d’un bain russe.

La soirée d’ailleurs était ravissante ; quelle fraîcheur divine ! Après la journée brûlante que nous avions subie, la brise du soir était, suivant l’expression du maître fondeur de Las Augustias, le vent du paradis. Le firmament étoilé avait cette sérénité, cet éclat, cette profondeur incommensurable qu’on admire dans les contrées méridionales ; les feux du ciel brillaient à la crête des sierras comme des feux de joie allumés par les pâtres ; la plaine ondoyait dans les demi-ténèbres des nuits espagnoles, et le silence était si profond, qu’on entendait bien loin dans le fond d’une vallée invisible le sombre et sourd murmure du Bogaraya. Nous marchions lentement et tout droit devant nous sans trop nous soucier de suivre ou non le sentier battu ; nous traversions tantôt un champ, tantôt un pré, le plus souvent des bruyères où la charrue ni la faulx ne passèrent jamais. Le sol est uni ; une fois pourtant, il se brise ; la route est traversée par le barranco de Cacin, gorge effroyable qui coupe en deux la sierra de Gador, et, passant par la Sépulture du Géant, aux confins de l’Alpuxarra, va déboucher à Dalias. Un vent impétueux règne en toute saison dans ce redoutable abîme, hanté par les oiseaux de proie, les loups errans, et où les chasseurs les plus intrépides ne s’aventurent pas sans inquiétude. Arrive-t-il par miracle que la justice se mette à la poursuite de quelque malfaiteur trop fameux, il se jette comme un sanglier traqué dans cette bauge inaccessible, et là défie tous les escopeteros et tous les miquelets de la monarchie espagnole. Comme nous franchissions à un angle droit ce défilé formidable, un coup de sifflet aigu, suivi de plusieurs autres, frappa tout à coup nos oreilles. Une bande de voleurs ou de sbires (c’était la même chose à pareille heure et dans un pareil lieu) était-elle campée au fond du barranco, et les sentinelles avancées venaient-elles de donner le signal de l’attaque ? Ce n’était qu’un jeu du vent dans les rochers.

A cent pas de là, nous aperçûmes devant nous une forme d’abord vague et confuse ; en approchant, nous reconnûmes un cavalier immobile au milieu du chemin. Nul doute qu’il ne nous attendît. Voulait-il nous demander l’aumône à la façon du mendiant classique que notre ami Gil-Blas rencontra sur la route de Pénaflor ? Ce cavalier suspect n’était autre que le régisseur du Pilar. Parti du Fondon une heure avant nous, il s’était endormi sur sa selle, et, en attendant qu’il se réveillât, sa paisible monture paissait sur place les longues herbes du sentier. Nous revînmes tous les trois ensemble et sans autre aventure au Pilar, dont le barranco s’ouvre sur le plateau de Cacin.

V.

M. T… avait de l’autre côté du plateau, au pied de la Sierra-Nevada, une fabrique de plomb dite de seconde fondition, parce qu’on y fond les orruras, ou résidus de la première fusion ; cette fabrique s’appelle le Rincon (le Coin), ce qui veut dire en espagnol comme en français dans cette acception un lieu solitaire et retiré. Le Rincon mérite tout-à-fait son nom : là pas de vues magnifiques, pas d’horizons étendus, mais des réduits champêtres, des sites gracieux, des jardins jonchés de fleurs et de fruits, des figuiers, des amandiers, des treilles, et de tous les côtés des taillis remplis d’oiseaux babillards. Le Bogaraya, qui n’est encore ici qu’un ruisseau, y coule au milieu des aulnes et roule des grenats dans ses eaux cristallines. J’avais besoin de repos et je passai dans ce charmant élysée toute la journée du lendemain, l’une des plus paisibles, des plus fraîches dont j’aie gardé la mémoire. Un seul incident marqua mon séjour au Rincon. Il était midi, je venais de m’endormir prosaïquement sous les aulnes au murmure assoupissant du ruisseau qui me baignait les pieds ; tout à coup un cri sauvage éclate à mes côtés, je me réveille en sursaut. Une vieille femme, une gitana, une véritable sorcière, était appuyée à trois pas de moi sur un long bâton blanc. Une loque rougeâtre l’enveloppait aux trois quarts en guise de mantille, le reste de sa toilette se composait d’une jupe trouée et rapiécée, fabriquée de lambeaux de toutes formes, de toutes couleurs. « Caballero ! me dit-elle à voix basse en posant mystérieusement son doigt de squelette sur sa bouche édentée ; pas de bruit ! suivez-moi, je vais vous conduire au trésor. Il est là haut, ajouta-t-elle en m’indiquant du bout de son bâton la cime d’un coteau voisin ; oui, c’est là qu’il est ; venez, caballero, venez, vous dis-je, il est à vous pour un duro. » Elle m’en aurait donné cent que je ne l’aurais pas suivie ; je me trouvais trop bien où j’étais, et je m’y trouvais d’autant mieux que le chemin que la vieille me montrait à travers les branches était, comme celui de La Fontaine,

… Montant, sablonneux, malaisé,
Et de tous les côtés au soleil exposé.

Encore n’aurais je pas eu pour le gravir le fameux coche du fabuliste. Je refusai donc tout net le trésor et le dura « Votre seigneurie a tort, reprit la vieille sans se décourager, elle a tort, vraiment ; le trésor, foi de chrétienne, est là qui vous attend. — Eh bien ! qu’il attende, lui répondis-je impatienté de son insistance et mécontent qu’elle eût troublé mon somme. Que n’y vas-tu seule ? Ton trésor, s’il existe, est aussi bon pour toi que pour moi. — Oh moi ! répliqua-t-elle, je ne peux qu’en indiquer la place ; pour y toucher, j’ai passé l’âge, et d’ailleurs, moi, je suis du pays. La prophétie dit :

« A l’étranger tout droit ira,
Et vieilles mains toujours fuira. »

En ce moment, on entendit la voix des ouvriers fondeurs qui retournaient au travail. Il ne paraît pas que ma chercheuse de trésors vécût avec eux dans la meilleure intelligence, car elle s’enfuit incontinent à travers les fourrés comme une laie relancée par les chiens. Je sus plus tard qu’un village arabe nommé Bogayrayra, ou par ellipse Bogaraya, s’élevait jadis sur la hauteur voisine, et que, détruit dans la guerre des Morisques, il avait laissé son nom au fleuve d’Andarax[2]. La pioche et la charrue en découvrent de temps en temps quelques vestiges ; il n’en faut pas davantage pour que la tradition populaire y place des trésors. Où n’en place-t-elle pas ?

Au-dessus du Rincon est le grand village de Padulès, bâti sur un sol inégal et rocailleux ; une belle plaine plantée d’oliviers s’étend à l’ouest, et c’est là sans doute que don Juan d’Autriche avait dressé son camp ; c’est là aussi qu’il reçut la soumission des tribus soulevées de l’Alpuxarra. Voici comment la chronique contemporaine raconte cet évènement. « Les commissaires chrétiens et morisques s’étaient abouchés au Fondon le vendredi 19 mai 1570. Parmi ces derniers se trouvait le propre frère d’Aben Aboo, Hernando et Galip, et son général de confiance Habaki. Il s’agissait de fixer les conditions de la capitulation générale et de s’entendre sur la reddition du pays. La journée se passa en récriminations, en disputes ; enfin l’on tomba d’accord, et, pour mieux fraterniser, on soupa le soir tous ensemble. Le lendemain, Habaki s’achemina vers Padulès avec Alonzo de Velasco, l’un des commissaires morisques, et une escorte de trois cents escopeteros. Les commissaires chrétiens, qui avaient pris les devans, les reçurent à la porte du camp, et les trois cents escopeteros mores, rangés sur cinq de front, furent placés au centre de quatre compagnies espagnoles commandées à cet effet pour les honorer ou les surveiller. Le cortége, ainsi composé, défila entre les troupes chrétiennes, infanterie et cavalerie, au bruit de la musique militaire et d’une salve de mousqueterie qui dura un quart d’heure. Don Juan était dans sa tente avec son état-major ; Habaki descendit de cheval à quelque distance, et se jetant aux pieds du jeune prince

« Miséricorde, seigneur, s’écria-t-il, que votre altesse nous fasse miséricorde au nom de sa majesté et nous accorde le pardon de nos fautes, que nous reconnaissons avoir été énormes. » Détachant alors un cimeterre qu’il portait à sa ceinture et montrant l’étendard d’Aben Aboo qu’il avait remis à Jean de Soto, secrétaire de don Juan : « Je rends à sa majesté, continua-t-il, cette bannière et ces armes au nom d’Aben Aboo et de tous les insurgés en vertu des pouvoirs que je tiens d’eux. » Jean de Soto jeta l’étendard du roi de l’Alpuxarra aux pieds de don Juan d’Autriche, et le jeune prince, ayant fait relever Habaki, lui rendit son cimeterre. « Gardez-le, lui dit-il avec beaucoup de grace et de sérénité, et usez-en désormais pour le service de sa majesté. » Les trois cents escopeteros mores retournèrent à Codbaa, mais Habaki resta au camp, où don Juan le combla de faveurs et de présens. Il dîna ce jour-là dans la tente de don François de Cordoue, un des premiers généraux de l’armée espagnole, et le lendemain à la table de l’évêque de Guadix, qui s’applaudissait naïvement d’une conversion si éclatante. Habaki retourna ensuite à l’Alpuxarra pour y rendre compte de sa mission. On sait l’accueil qu’il reçut d’Aben Aboo et comment le successeur d’Aben Humeya joignit le meurtre au parjure. Le souvenir de cette mémorable entrevue s’est conservé dans le pays, il n’est personne qui ne vous montre en passant le champ où le général des Mores rendit son épée au général des chrétiens.

Les habitans de Padulès passent pour indolens, et poussent, m’a-t-on dit, la paresse plus loin qu’il n’est permis, même en Espagne. Ils ont des mines qu’ils ne prennent pas la peine d’exploiter et des vignes qui, faute de soins, leur donnent un vin détestable. Un peu au-dessus de Padulès, vers l’est, est une autre commune, Canjayar, dont la population, plus industrieuse, plus active, tire un meilleur parti de ses mines, de ses terres, et vit dans une abondance relative, bien que son nom signifie village de la famine. Dans la première révolte de l’Alpuxarra contre les rois catholiques, un gros d’insurgés se trouva cerné dans ce lieu sauvage, et y fut serré de si près par le comte de Lorin, que tous moururent de faim jusqu’au dernier. De là ce nom néfaste de Canjayar, qui rappelle aux enfans (en arabe, il est vrai) le supplice de leurs ancêtres.

Almocita est un village, je devrais dire un hameau, qui confine avec les deux précédens. Nous y montâmes le lendemain matin par une côte rude et pierreuse. Le régisseur du Rincon y faisait baptiser un fils ce jour-là, et le parrain était M. T… Quoique étranger, j’eus un rôle dans la cérémonie, et signai le registre de la sacristie en qualité de témoin. « Ah ! me dit le curé, vous êtes donc aussi Français ; c’est comme ce digne monsieur Augustin Leclai ! — Et comme beaucoup d’autres, répondis-je à sa révérence ; mais ce monsieur Leclai, quel est-il ? — C’était un homme de bien et charitable comme saint Jean de Dieu. Il avait eu dans sa jeunesse le malheur de tuer en duel un grand seigneur de votre pays. Forcé de s’expatrier, il vint chercher un asile dans notre vieille Espagne et s’établit à Almocita, d’où il ne bougea plus. Il était médecin, mais médecin des pauvres, car, bien loin de se faire payer ses visites, il donnait lui-même à ses malades des médicamens gratis et de l’argent quand ils en manquaient. Aussi sa mort a-t-elle été une véritable calamité publique. Hommes, femmes, enfans, la commune en masse accompagna son corps à l’église, et quand il fallut célébrer l’office des trépassés, au lieu de chanter, on pleurait ; je m’en souviens encore comme si c’était hier, et pourtant j’étais bien jeune et il y a de cela bien long-temps : c’était avant la révolution de Robespierre. » Qui jamais serait allé, chercher dans un hameau perdu de l’Alpuxarra un Français du XVIIIe siècle transformé par un duel en médecin bienfaisant ?

La cérémonie alla bien, je parle du baptême. La famille, c’est-à-dire à peu près tout le village, remplissait l’église en chantant les litanies d’usage. Le curé, un vieux prêtre septuagénaire qui jamais, je le gage, n’était sorti de son Alpuxarra, administra l’eau de la rédemption avec l’indifférence d’une longue habitude ; son air semblait dire : Combien n’en ai-je pas baptisés, puis enterrés ! — Pour moi, je ne pouvais me défendre de réfléchir aux bizarreries du hasard qui m’avait conduit si loin de ma patrie, si loin de ma propre famille, au sein de cette famille étrangère ; puis mes regards distraits se portèrent du troupeau sur l’église, qui n’était pas trop mal pour une église de montagne. Le plafond était de bois sculpté et doré dans le style moresque. Était-ce une ancienne mosquée ? La pauvreté du pays autorise à croire que plus d’une fois on aura changé le dieu sans changer le temple. Cordoue même n’a-t-elle pas érigé en cathédrale la fameuse mosquée du calife Abdérame ?

De nouveaux souvenirs de Mahomet m’attendaient à la sortie de l’église l’usage, aux baptêmes, est de jeter aux enfans du village des quartos, c’est-à-dire des sous. Vous voyez d’ici la mêlée : on se rue, on se pousse, on se bat, sans compter les gros mots. Or un de ces gros mots fut naturellement more, qui revint bien vingt fois dans l’espace d’un quart d’heure. Telle est la persistance des haines religieuses sur cette terre immobile et fanatique, qu’aujourd’hui encore il n’y a pas de plus grave injure que celle-là dans le dictionnaire picaresque des vieux chrétiens de la vieille Espagne.

Un sentier frais et ombragé de chênes nous conduisit d’Almocita an village de Beyrès, dont le curé, don Antonio Navarra, oncle de l’enfant baptisé le matin, nous offrit un excellent déjeuner, excellent du moins pour l’Espagne, où l’on mange partout si mal et où l’huile rance empoisonne tous les mets. Notre honnête ecclésiastique avait pour occupation favorite de dresser des perdrix à la chasse, et le déjeuner s’en ressentit, car avec les fruits du presbytère le gibier en fit tous les frais. Beyrès a des mines de fer et d’asphalte. En ce moment, le factieux Arraès battait les environs, et poussait souvent ses reconnaissances jusque dans les maisons du village. Nous devions donc plus que jamais nous attendre à le rencontrer ; mais d’après tout ce que nous racontait de lui notre amphitryon, prévenu peut-être en sa faveur et pour cause, cette perspective n’avait rien de trop alarmant. Arraès était un factieux, c’est vrai, mais enfin ce n’était pas un voleur, et s’il lui arrivait quelquefois de lever sur les passans, au nom de sa majesté don Carlos, des contributions plus ou moins directes, c’était toujours avec des formes et quand il ne pouvait faire autrement. L’état de guerre a ses nécessités. Nous poursuivîmes donc notre voyage sans trop d’inquiétude, quoique nous fussions alors réduits à nos propres ressources, sans autre escorte qu’un mozo de quinze ans qui courait devant les chevaux et plus vite qu’eux. Aussi bien qu’auraient pu faire contre une bande organisée nos piétons d’Almérie et même mes deux carabiniers de la Real Hacienda ?

Nous étions en pleine Sierra-Nevada, et nous montions toujours par des sentiers fort raides et fort raboteux. Ces chemins ne devaient pas être meilleurs au temps des Morisques, et la guerre n’en était que plus difficile. Ayant fait une pause pour laisser respirer nos montures, je vis sous nos pieds, en me retournant, les vastes champs d’oliviers de Padulès, et plus bas la vallée du Bogaraya. Au-dessus de la rivière se déroulait le vert plateau de Cacin, et l’horizon était fermé par la sierra de Gador, que j’apercevais pour la dernière fois. J’en pris congé là pour ne la plus revoir ; de nouvelles sierras nous réclamaient. Faisant donc nos adieux et tournant le dos, non sans quelque regret, à tout le pays que j’avais parcouru les jours précédens, je me jetai, comme Curtius, dans une espèce de gouffre de pierre au fond duquel est Ohanez, gros village qui dépendait, ainsi que les quatre précédens, de l’ancienne taha de Luchar. C’est encore un lieu consacré par les Morisques. Le marquis de Velez marchait sur Apdarax à travers ces âpres sommets avec cinq mille hommes d’infanterie, dont huit cents arbalétriers et le double d’arquebusiers ; le reste était armé d’épées, de lances et de hallebardes ; quatre cents cavaliers bien montés complétaient sa petite armée. Les Mores n’étaient que deux mille, mais bien résolus, quoique si inférieurs en nombre, à lui disputer le passage, même à prendre l’offensive. Le choc fut terrible, la mêlée sanglante : c’était l’hiver, on se battait sur la neige, les morts et les blessés glissaient au fond des abîmes. L’avantage se déclara d’abord pour les Morisques, et la victoire leur serait définitivement restée, si le marquis de Velez ne fût accouru à la tête de sa cavalerie pour soutenir son avant-garde, qui pliait déjà. Il rétablit le combat par sa présence et paya de sa personne en bon cavalier ; oe mostro, dit Mendoza, qui pourtant ne l’aimait guère, por su persona buen caballero. Le champ de bataille demeura enfin aux Espagnols ; près de mille Mores et Tahali lui-même leur général furent tués. Poursuivis à travers la montagne, les fuyards se réfugièrent dans des cavernes inaccessibles ; on en pendit autant qu’on en prit. C’est ainsi qu’on traitait les prisonniers de guerre. En Navarre, il y a quelques années, on ne les traitait guère mieux.

Ohanez n’est célèbre aujourd’hui dans l’Alpuxarra que par des raisins qui sont excellens, et par des draps si grossiers qu’ils ne valent pas l’honneur d’une mention. C’est une population farouche, cruelle, toujours prête à faire le coup de fusil ou le coup de couteau. Le brigandage est ici un mal endémique. Beaucoup de Français furent massacrés en 1808 dans ce village, que par excès de prudence nous traversâmes au galop. Les femmes fuyaient devant nous, les enfans criaient, les hommes juraient, les chiens aboyaient ; nous allions toujours, au risque d’écraser tout le monde et de nous rompre les os, car le site est affreux, les rues sont de vrais précipices. Nous galopâmes ainsi sans respirer jusqu’à l’entrée du barranco de Tizis ; là nous mîmes pied à terre pour attendre le moto, qui, cette fois, était en arrière. Tizis est un ermitage fondé par un dévot de Grenade, que sa vie retirée et cénobitique avait fait surnommer le Coucou. L’église est assez jolie, et même a deux tableaux passables : un Christ portant sa croix, et une Conception, deux sujets de prédilection des peintres et des dévots de la Péninsule. Le lieu d’ailleurs est agréable, riche en verdure, riche en eaux ; jeté d’un bord à l’autre du défilé, un aqueduc à plusieurs arches produit dans le paysage un effet pittoresque et fort inattendu.

À peine avions-nous fait quelques pas dans le barranco, qu’un berger quitta son troupeau pour venir à nous, et nous fit signe de l’attendre. « Caballeros, nous dit-il, quand il nous eut rejoints, on m’a demandé des nouvelles de vos seigneuries. — Quand ? — Tout à l’heure. — Qui ? — Des gens de mauvaise mine. -Plusieurs ? — Beaucoup. — Armés ? — D’escopettes et de couteaux longs. — Où vont-ils ? — Qui le sait ? — Par où ont-ils passé ? Par là. — Et que nous veulent-ils ? -Ah ! voilà !… Si vos seigneuries veulent m’en croire, elles prendront un autre chemin, ou attendront du renfort ; il y aura là-bas, c’est sûr, des coups de fusil. » Si l’avis était faux, il était du moins désintéressé, car l’officieux berger nous quitta sans attendre les deux réaux que nous allions lui donner pour sa peine, et disparut dans la montagne. « Je connais le pays, me dit T…, le conseil est bon, suivons-le ; nous voyant seuls (le mozo ne comptait pas pour un homme), quelques rateros d’Ohanez se seront mis à nos trousses, et nous auront dépassés, tandis que nous étions arrêtés à Tizis. Nul doute qu’ils n’aillent nous dresser quelque embuscade pour nous voler après nous avoir préalablement lâché double et triple bordée. C’est à vous de voir si cela vous sourit. »

Avant tout je dois expliquer ce que c’est qu’un ratero ; le ratero est un voleur isolé, non patenté pour ainsi dire, qui vole quand l’occasion se présente et sans mener la vie nomade ; les autres, je veux parler des voleurs organisés en bandes, prennent le nom pompeux de caballistas, et professent pour les premiers un souverain mépris ; ils les accusent de gâter le métier, et les maltraitent quand ils les rencontrent. Les rateros sont les plus dangereux ; étant moins nombreux, moins aguerris, ils craignent les résistances, et les préviennent en commençant presque toujours par tuer ceux qu’ils veulent dévaliser, ce que les caballistas ne font jamais. « Nous ne sommes pas de vils assassins, disent ceux-ci avec orgueil, nous levons des contributions comme le roi, voilà tout. » Cette distinction superbe était tout justement faite pour augmenter nos alarmes, bien loin de les atténuer, car nous avions affaire évidemment à de misérables rateros. Nous revînmes donc sur nos pas jusqu’à Tizis pour y attendre en sûreté l’arrivée des renforts. Il faut savoir que M. T… avait donné ordre à ses ouvriers de quitter le Pilar pour le Rebenton, autre fonderie de plomb qu’il avait dans la sierra de Gor, et où nous allions directement ; or, ces ouvriers nous suivaient de près et ne pouvaient manquer de nous atteindre bientôt. Ils nous rejoignirent effectivement au nombre de sept, dont trois étaient armés d’escopettes ; nous avions dans nos fontes de quoi armer les quatre autres, et il nous restait encore, à M. T…, son fusil à deux coups, à moi mon rétac. Notre première décharge était donc, tout compte fait, de quatorze coups : c’était assez pour nous rassurer, mais ce n’était pas trop, car on pouvait craindre que l’ennemi ne fît des recrues parmi les charbonniers marrons dont cette partie de la sierra est infestée. Nous fîmes nos dispositions en conséquence : deux ouvriers, armés chacun d’un pistolet d’arçon, marchaient en éclaireurs et composaient l’avant-garde ; deux autres fermaient la marche, armés comme les premiers ; nous formions, nous, le corps d’armée avec les trois derniers, et de plus le moto, qui, malgré ses quinze ans, voulait jouer son personnage ; il avait fallu lui céder mon yatagan maure. A l’air joyeux et féroce dont le sauvage adolescent le brandissait et le faisait reluire au soleil, on voyait que le sang des Monfis coulait dans ses veines, leurs passions sanguinaires éclataient dans ses yeux. Enfin l’armée s’ébranla, et l’on pénétra en bon ordre dans le barranco suspect. L’entrée de cette gorge est assez large et parée d’une belle verdure ; peu à peu cependant le passage se rétrécit et s’assombrit ; les parois se rapprochent, se déboisent, la verdure s’éclaircit, disparaît ; à peine quelques maigres buissons végètent-ils de loin en loin au pied des rochers, et, à vrai dire, j’aurais mieux aimé que ces buissons n’y fussent point, attendu qu’ils formaient autant de remparts excellens pour masquer un guet-apens ; c’était bien assez que le chemin fît des coudes, et que de distance en distance de petits barrancos latéraux vinssent s’ouvrir mystérieusement sur le barranco principal. Toutes ces circonstances étaient favorables à l’attaque plus qu’à la défense, et avaient cela de particulièrement inquiétant pour nous, qu’à chaque enfoncement, à chaque détour, à chaque arbuste, on pouvait s’attendre, sans découvrir personne, à recevoir une bordée de coups de fusil. Un combat en règle eût été préférable et moins ennuyeux que cette menace perpétuelle de l’inconnu. Cette attente, cette anxiété fiévreuse dura plusieurs heures ; enfin l’armée sortit du terrible pas, comme elle y était entrée ; ennemis ou amis, on ne rencontra personne. Les rateros d’Ohanez nous attendaient-ils plus loin, ou, nous voyant si bien escortés, avaient-ils renoncé à leurs perfides desseins ? C’est une question qui pour nous resta sans réponse.

Quoi qu’il en soit, nous n’étions pas encore sauvés ; il nous restait à franchir le Port ou Col de Santillane, l’un des plus suspects de la Sierra-Nevada, car il est peuplé en toute saison par ces charbonniers marrons dont nous parlions tout à l’heure. Habitués à fabriquer leur marchandise illicite avec le bois d’autrui, ces sauvages fraudeurs n’ont pas sur le droit de propriété des notions fort saines : ils confondent aisément le tien avec le mien, et il n’est jamais prudent de les aller chercher dans leurs charbonnières. Quoique nous en fussions bien près, nous n’en découvrîmes cependant aucun ; la solitude était profonde. Les éclaireurs prétendirent bien avoir aperçu au coin d’un bois deux hommes en manteaux, ou peut-être deux troncs qu’ils avaient pris pour deux hommes ; n’importe, ils avaient tiré dessus résolument, mais de si loin que les balles durent s’enterrer à moitié chemin. Ici d’ailleurs, si nous n’étions pas à l’abri de toute rencontre, une surprise n’était plus si facile ; nous gravissions une montagne ouverte de tous côtés, et sauf quelques bouquets de sapins clair-semés, la vue se portait sans obstacle aux limites de l’horizon : à droite, s’élevaient les sombres crêtes du Boloduy ; à gauche, nous avions, mais à une grande distance, les pics de l’Almirez et de Montayre. La pente était douce, le sentier commode, émaillé de bruyères en fleur, l’air vif et léger comme il l’est sur toutes les montagnes ; un soleil radieux nous souriait sans nous brûler, la brise nous apportait l’agreste senteur des sapins et du thym, un troupeau de brebis broutait paisiblement autour de nous ; une nature si calme, si pastorale, excluait toute idée sinistre, et les alarmes de Tizis étaient oubliées. Toutefois, en passant devant les cortijos, espèce de chalets alpestres groupés au sommet du col, et qui forment les dernières habitations de l’Alpuxarra, nos gens s’obstinèrent à les visiter ; car, à les entendre, les ennemis étaient cachés là, et malheur à eux si on leur mettait la main dessus ! Nous dûmes consentir à cette visite domiciliaire, infiniment peu légale, mais on n’y regarde point de si près sur la Sierra-Nevada, et d’ailleurs qui donc en Espagne se soucie de la légalité ? Les chalets furent fouillés de fond en comble, et on n’y trouva ni voleurs ni charbonniers. Les femmes et les enfans des pasteurs (les hommes étaient aux pâturages) se croyaient pillés, assassinés, et poussaient des gémissemens lamentables ; quelques réaux les firent taire, et changèrent en bénédictions leurs cris d’épouvante.


VI.

Nous avions atteint en bon ordre, et marchant toujours militairement, le sommet du Port de Santillane. Là finit l’Alpuxarra et commence la juridiction de Guadix, encore un nom arabe qui signifie fleuve de la vie (Guet ayx). A peine a-t-on franchi le point culminant du col, qu’on découvre à ses pieds les riches et belles campagnes du Marquisat, fermées au nord par la sierra de Baza. Ce premier coup d’œil est inattendu, saisissant ; je ne saurais mieux le comparer qu’à une vue du Piémont au sortir des Alpes. La manière oblique dont la plaine était alors éclairée lui donnait une teinte bleuâtre, et le Nacimiento ou fleuve d’Almérie, qui la traverse dans toute sa longueur, brillait comme la lame d’une épée brunie au feu. On trouve en descendant le triste hameau d’Abrucena, bâti sur un ruisseau du même nom. Près de là sont des mines de cuivre inexplorées, celle, entre autres, des Quatro-Puntos. Plus bas est Abla (anciennement Alba, Albula), où l’on quitte la Sierra-Nevada pour prendre les bords du fleuve. En tournant vers l’est, on pénètre dans ces terribles gorges de Seron, où don Juan d’Autriche en personne fut battu par les Morisques, et eut la douleur de perdre son tuteur, son ami, don Louis Quixada. D’Abla à Fiñana, la route est une promenade ; côtoyant le fleuve de plus ou moins près, elle passe souvent sous des ombrages dont je sentais le prix, car il faisait encore chaud ; les cigales chantaient à l’envi. Cette vega vaut celle de Grenade. Quant à la population, elle est d’autant plus pauvre que le pays est plus riche, contradiction fort triste, mais fort commune en Espagne. Fiñana, où nous couchâmes chez des associés de M. T…, est un bourg assez propre ; on y fabriquait autrefois beaucoup de soie, mais la plupart des mûriers ont été arrachés, et l’on n’y connaît plus guère aujourd’hui que l’industrie des céréales, comme dans tous les villages et tous les bourgs de ces contrées agricoles. Fiñana possède, ainsi qu’Abla, des antiquités romaines. Le bourg était dominé autrefois par une forteresse arabe. Cet antique château n’est plus maintenant qu’une ruine habitée par les chouettes et ouverte à tous les vents du ciel ; mais, du haut des créneaux délabrés, la vue est ravissante on a sous ses pieds les vastes plaines du Marquisat, dit de Zénet, du nom de ses anciens suzerains musulmans, les Zénettes, l’une des cinq grandes tribus arabes qui conquirent l’Afrique, puis l’Espagne. Le chef de cette tribu puissante avait succédé, dans la possession de ce riche apanage, à ce trop fameux comte Julien, dont l’humeur vindicative ruina l’empire des Goths et fit tant de mai à sa patrie. Le fort de la Calahorra occupait le centre du fief, digne repaire de ces tyrans de seconde main, qui tous, mahométans ou chrétiens, vivaient de rapine et de sang. Leur château est encore debout, mais qu’il est déchu ! On en a fait une prison et un grenier à blé. Cette masse brune n’en produit pas moins à distance un effet pittoresque, et forme aujourd’hui la plus belle décoration du pays. Au-dessus du château en ruines s’élève audacieusement le pic de l’Almirès, qui est à ce versant de la Sierra-Nevada ce que Mulahacen et la Veleta sont à l’autre. Ce versant d’ailleurs diffère entièrement du revers opposé, dont il n’a ni les larges pentes ni les gradins majestueux ; il tombe à pic, et n’offre de tous côtés que précipices, escarpemens, déchirures effroyables. La sierra de Baza, qui lui fait face au nord, et dont la Nevada n’est séparée que par la riante vallée du Marquisat, a un tout autre aspect : quoique nus, ses flancs n’ont rien d’abrupte, et ses crêtes onduleuses sont couvertes de grands bois qui servent à la construction des navires. J’ajoute, pour ne pas l’oublier, qu’on y trouve aussi des mines, et que les Mores tiraient de cette dernière montagne les beaux marbres qu’on admire encore à Grenade.

Le lendemain, nous partîmes assez tard ; notre armée de la veille s’était renforcée de deux nouveaux ouvriers fondeurs ; nous étions douze en tout, y compris le mozo. Pour gagner la sierra de Gor, où se trouve le Rebenton, il nous fallait franchir celle de Baza ; nous l’attaquâmes de front, et d’abord sans beaucoup de fatigue, car la montée est douce, sablonneuse, aisée, et repose des terribles sentiers d’Ohanez et d’Abrucena. Malheureusement, le chemin ne tarde pas à devenir raide et pierreux. On marche en glissant à chaque pas sur de grands bancs de schiste veinés de quartz et semés de grenats. Jusque-là nous n’avions pas encore trouvé d’arbres, partant pas d’ombre, et le soleil nous décochait sans ménagement ses traits caniculaires. Nonobstant la chaleur et les difficultés du sentier, dont, par parenthèse, les sandales des piétons se tiraient beaucoup mieux que le sabot ferré des chevaux, la caravane cheminait lestement et gaiement ; les jeunes chantaient des coplitas, les vieux contaient des histoires où les mines et les voleurs de la sierra jouaient naturellement le premier rôle. Bientôt on se souvint qu’on n’avait pas déjeuné. Les botas étaient pleines, les fromages et les jambons d’Andarax ne manquaient pas dans les alforjas. Inutile de dire que les botas sont les bouteilles du pays, c’est-à-dire les outres, et l'alforja le sac aux provisions. On se mit donc à l’œuvre ; mais, ô douleur ! on avait oublié le pain. Que faire ? Retourner à Fiñana était impossible ; nous en étions déjà trop loin, et nos heures étaient comptées. On délibérait, quand les éclaireurs signalèrent dans un repli du rocher un hameau, que dis-je ? un douair plus fait pour des Bédouins que pour des enfans de la civilisation européenne. Quoiqu’il ne fût pas sur notre route, on y monta, dans l’espoir de trouver là de quoi réparer notre oubli. On arrive… personne ! Roposo (c’est le nom du hameau) était désert, et toutes les huttes hermétiquement closes ; hommes, femmes, enfans, et jusqu’aux chiens, la population tout entière était dans la montagne, occupée sans doute à couper, à voler du bois, ou à faire pis encore. Pourtant, en cherchant bien, on aperçut une porte ouverte ; on entra. Une femme oubliée gardait la case en filant. Quoiqu’elle ne fût ni trop vieille ni trop laide, ses vêtemens étaient si déguenillés, tout en elle était si repoussant, qu’on l’eût prise pour une des furies d’Eschyle, commise par Hécate à la garde d’un village pestiféré. Son accueil fut conforme à sa mine, et si une terreur salutaire n’eût tempéré son humeur revêche, elle nous eût mis à la porte à coups de bâton ; cependant nous l’avions appelée señora ! Courtoisie perdue ! cajoleries, prières, menaces, tout fut inutile ; elle n’avait, à l’entendre, ni pain ni autre chose, pas même de l’eau. Cependant, quoiqu’elle prît à témoin la Vierge et tous les saints du paradis, l’effronté mozo ne tenait nul compte de ses protestations et furetait partout comme un rat affamé. Tout à coup il pousse une exclamation de joie. O bonheur ! il avait découvert au fond d’un bahut, caché derrière un fagot d’ajoncs, deux pains énormes. Que devint à cette vue la ménagère ? Pâle et tremblante, elle s’élança sur le mozo, les griffes en avant pour lui arracher son bien ; mais le mozo, plus leste, gagna la porte d’un seul bond en emportant sa proie, et l’armée de le suivre en triomphe. J’essaierais en vain de vous peindre la colère de la montagnarde exaspérée ; la vieille comparaison classique de la louve à qui l’on a ravi ses louveteaux ne rendrait qu’imparfaitement sa rage et son désespoir. Nous eûmes beau lui jeter en partant un duro pour ses deux pains, qui ne valaient pas une piécette, la vue même de cette belle piastre neuve qui brillait au soleil ne put l’apaiser ; nous prenant pour des voleurs, elle la regardait sans doute comme fausse, à moins pourtant, et c’est probable, qu’elle n’en connût pas la valeur. Une pareille somme, à coup sûr, n’avait jamais passé ce seuil de misère.

Cette réquisition forcée n’était pas plus légale assurément que la visite domiciliaire des cortijos de Santillane, aussi reçut-elle son châtiment. A peine nous étions-nous remis en route après notre frugal déjeuner, que nous nous égarâmes ; ce fut là notre punition. Nous voilà tournant et retournant sur nous-mêmes, prenant, quittant et reprenant vingt sentiers l’un après l’autre sans retrouver le bon ni réussir à nous orienter, et pendant trois mortelles heures nous ne découvrîmes pas une figure humaine, pas même la piste d’un troupeau. Une solitude inflexible régnait dans ces inextricables dédales, et si l’on appelait, les échos seuls nous renvoyaient nos cris. Pendant ce temps, un aigle, le seul que j’aie vu en Espagne, planait majestueusement sur nos têtes. Tantôt il rasait la crête des rochers, et tantôt montait si haut dans la nue, qu’il n’apparaissait plus à nos yeux que comme un point noir sur l’azur brillant du ciel ; puis soudain il se laissait retomber de tout son poids comme pour fondre sur nous, jusqu’à ce qu’un coup de vent ou un coup d’aile le relançât dans l’infini. On eût dit qu’il insultait, par la liberté de son allure, à l’embarras où il nous voyait. On lui tira plusieurs coups de fusil. J’aurais volontiers rapporté des sierras andalouses cette dépouille opime, mais aucune balle ne l’atteignit, et il ne parut pas même entendre la détonation.

Nous avions marché jusqu’alors à ciel ouvert sur des bancs de roche semés, çà et là de gramens desséchés. La végétation et le terrain ne tardèrent pas à changer d’aspect ; à la sortie d’une gorge étroite et déjà boisée, où un chevrier nous avait introduits, nous entrâmes enfin dans la région des pins, et la terre se tapissa sous nos pas de sauges à larges feuilles et d’une espèce de cyprès ou thuya rampant d’un vert admirable ; un parfum pénétrant, vivace, émanait de partout, des sources d’une fraîcheur délicieuse fuyaient en murmurant à travers les longues herbes, la brise était piquante ; toujours plus serrés, toujours plus touffus, les pins gazaient et modéraient les rayons du soleil. Je n’étais plus dans la brûlante Espagne, j’étais en Suisse, et je respirais par tous les sens la robuste volupté de mes Alpes bien-aimées. Le sentier serpentait gracieusement sous ces divins ombrages, et, de peur d’en sortir trop tôt, je laissais aller mon cheval à son aise. Si lent que fût son pas, il me semblait encore aller trop vite.

Cependant on montait toujours, et quoique la pente fût douce, on ne laissait pas d’approcher du sommet. En nie retournant, j’avais encore quelques échappées sur la Sierra-Nevada, mais je la perdis bientôt de vue pour saluer de nouvelles chaînes. Déjà j’avais entrevu à travers les clairières la sierra de Segura, qui divise trois provinces : Murcie, Jaen et la Manche. Ayant atteint quelques instans après une crête découverte, une sorte de belvéder naturel, qu’on eût dit ménagé au milieu des bois par les génies de la solitude, je découvris tout à coup dans un immense lointain les grandes lignes vaporeuses de la Sierra-Morena, derrière lesquelles le soleil allait se coucher. Ce fut une surprise, un coup de théâtre ; je m’arrêtai pour en mieux jouir et plongeai mon regard avec ivresse dans le vaste océan de montagnes déroulé devant moi. Rien n’était distinct. On ne découvrait ni villes, ni villages, ni plaines, ni fleuves, rien que des bois à mes pieds, et plus loin des sierras échelonnées les unes sur les autres jusqu’aux dernières profondeurs de l’horizon ; les premiers plans étaient d’un vert sombre, les seconds d’un vert pâle, puis le vert tournait au bleu, qui lui-même tournait au gris, et toutes ces teintes diverses finissaient par se confondre dans la couleur rose du ciel, inondé par les rayons du soleil couchant. Un silence imposant, solennel, le silence des hautes cimes, régnait au loin coin me si la création tout entière eût été attentive à ces magnificences. Ce grand spectacle fut saisissant, mais il fut court. Le crépuscule envahit bientôt l’espace, le ciel pâlit, les sierras s’éteignirent une à une, et un crêpe mélancolique s’étendit sur toute la nature.

Je m’étais laissé volontairement devancer par la caravane. La nuit, qui approchait rapidement, me rappela aux réalités du voyage ; me croyant perdu, on me cherchait, on m’appelait à grands cris ; je répondis à ces voies amies et rejoignis mes compagnons rassurés. Le Rebenton est situé dans un bas-fond ; il nous fallut beaucoup descendre. La fumée rougeâtre qui s’échappait de la fonderie comme du sein d’un volcan nous servait de guide, et ce phare conducteur n’était point inutile, car les ténèbres étaient profondes, les bois épais, et rien n’était plus facile que de prendre un sentier pour un autre dans la double obscurité de la nuit et des forêts. Enfin nous arrivâmes.

Rebenton ou Reventon (car le B et le V sont la même lettre en espagnol) veut dire littéralement déchirement, fracture, et certes nul site n’est mieux baptisé ; l’établissement, qui est, comme le Rincon, un fourneau de seconde fondition, est bâti au fond d’une brèche ou crevasse pratiquée violemment par quelque catastrophe diluvienne au travers d’une large et haute montagne. On chercherait là plutôt un ermitage qu’une exploitation industrielle. C’est un lieu triste, solitaire, un lieu perdu, dénué de tout, excepté d’eau, car un torrent y passe, et les sources y sont abondantes : on en trouve une entre autres qui est chaude en hiver et si froide en été, qu’on n’y peut plonger la main cinq ou six fois de suite sans qu’elle y gèle ; mais on ne vit pas d’eau seulement, il faut apporter de fort loin dans cette âpre Thébaïde les choses de première nécessité, et l’on y jeûne quand les communications sont interceptées par les neiges ou par les tempêtes. En tout temps on y mène une vie fort misérable. Je pus m’en convaincre par ma propre expérience, et n’en plaignis que davantage les victimes confinées dans ces implacables déserts.

Le Rebenton est, comme nous l’avons dit, dans la sierra de Gor, où nous étions entrés sans nous en apercevoir, car rien ne la distingue de celle de Baza, qui elle-même va s’unir par une transition insensible à la sierra de Filabrès, laquelle se continue jusqu’à la Méditerranée, sous le nom de sierra d’Algamilla ; ce n’est réellement qu’une seule et même cordilière sous quatre appellations différentes. La Sierra-Nevada, au contraire, est une masse isolée, et se détache entièrement des systèmes qui l’environnent. J’allais dès l’aurore à la découverte dans les bois escarpés qui entourent et nourrissent la fournaise ; j’en trouvai d’admirables, l’yeuse s’y marie au pin, et des lianes robustes se balancent d’un arbre à l’autre, comme dans les forêts vierges du Nouveau-Monde. Le ramier sauvage niche en paix dans ces épaisses futaies, où il brave le plomb des chasseurs, par la raison d’abord qu’il n’y a pas de chasseurs, et ensuite parce que ses retraites sont impénétrables. J’entendais roucouler sous la ramée ces paisibles hôtes de la solitude ; mais il me fut impossible d’en dénicher ni même d’en apercevoir un seul. Les bois sont si rares en Espagne, qu’on s’y oublie volontiers quand on a le bonheur d’en rencontrer, et je me fis répéter plusieurs fois le signal du départ. Pourtant il fallait partir. M. T…, bien qu’il fût arrivé au but de son voyage, voulut m’accompagner ; les neuf ouvriers avaient repris leur collier de misère, et nous en étions réduits au mozo pour toute escorte, mais cette fois il s’était fait prêter un fusil, et, se croyant dès-lors un homme, il se posait en héros, il marchait fièrement devant nous comme Annibal ou Napoléon au passage des Alpes.

Une montée longue et rapide, nais admirablement boisée, nous ramena de la crevasse ou fondrière dont le Rebenton occupe le fond sur les hauteurs où nous avions passé la veille ; nous eûmes même encore une échappée sur les pics neigeux de Mulahacen et de la Veleta vus pour la dernière fois ; cette magnifique Nevada que j’avais contemplée si long temps et tant admirée disparut pour toujours à mes yeux. Nous sortîmes de la sierra et de la juridiction de Gor comme nous y étions entrés, sans nous en apercevoir, et nous rentrâmes dans celle de Baza. Après avoir suivi pendant quelque temps les arêtes supérieures de la montagne, on commence à descendre ; les pins sont toujours épais, le sentier est doux et facile. A mes pieds s’ouvraient de belles vallées où l’on recueille l’asphalte végétal, industrie particulière aux habitans de Gor. Parfois déjà j’entrevoyais la plaine fermée au nord par la Sagra-Sierra (Montagne Sacrée), où le Guadalquivir prend sa source, et dont le point culminant, nommé le pic d’Huescar, ressemble, à s’y méprendre, au Puy-de-Dôme. Cependant on descend toujours : un bâtiment en ruine nous signala à mi-côte la Fabrique-Royale, ancienne mine délaissée, dont on fond les orruras au Rebenton. Ce lieu passé, la descente devient rude et rocailleuse ; les pins s’éclaircissent, et l’on arrive ainsi dans une vaste plaine plantée de sparte à perte de vue. Je compris alors comment la France est tributaire de l’Espagne pour ce graminée qu’il serait si facile de naturaliser sur nos côtes méridionales. Enfin l’on passe de la stérilité à la culture, et, pour ainsi dire, de la mort à la vie, en mettant le pied sur la vega de Baza, campagne admirable, toute sillonnée d’eaux courantes, tout émaillée de jardins en fleur ou en fruit. Malgré leurs richesses, ces champs fertiles offraient alors le spectacle de la misère. Une nuée de glaneurs et de glaneuses, poussés par la famine, inondaient les guérets moissonnés récemment. Ils étaient si basanés, si déguenillés, qu’on les eût pris pour une bande de bohémiens occupés à dévaliser le canton, et la rencontre de ce troupeau famélique n’eût pas été sans danger pour nous, si nous fussions tombés là à pied et sans armes ; mais l’escopette est souveraine en Espagne encore plus qu’ailleurs, et nos fusils, nos armes tinrent à une distance respectueuse ces maraudeurs suspects.

Ce fut là notre dernier adieu aux sauvages populations de l’Alpuxarra. Nous arrivâmes de bonne heure et sans encombre à Baza, où nous descendîmes à la Posada del Sol. Nous y soupâmes ensemble pour la dernière fois. Le lendemain, nous devions nous séparer, M. T… pour retourner à Almérie, moi pour continuer ma route seul par Carthagène et Murcie.


CHARLES DIDIER.

  1. Voyez la livraison parue dans la livraison du 1er  août.
  2. Il y a au Maroc, dans le pays de Tafilet, un puits nommé Aïn-Boharaya ou Bogaraya, et Caillé a trouvé un village mahométan du même nom dans l’intérieur de l’Afrique, à l’est de Sierra-Leone.