L’Atlantide/XVI

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Albin Michel (p. 249-263).



CHAPITRE XVI


LE MARTEAU D’ARGENT


Je ne m’en défends plus et je ne veux qu’aller
Reconnaître la place où je dois l’immoler.

(Andromaque.)


Voici le temps qu’il fit, la nuit où se passa ce que je vais dire. Vers cinq heures, le ciel s’obscurcit et les marques d’un orage prochain parurent dans l’air étouffant.

Je m’en souviendrai toujours. C’était le 5 janvier 1897.

Accablés, Hiram-Roi et Galé gisaient sur la natte de ma chambre. Accoudé avec Tanit-Zerga à la baie rocheuse, j’épiais les signes avant-coureurs des éclairs.

Un à un, ceux-ci surgirent, zébrant l’obscurité, maintenant complète, de leurs raies bleuâtres. Mais nul coup de tonnerre ne suivit. L’orage n’avait dû s’accrocher aux cimes du Hoggar. Il passait, sans éclater, nous laissant dans notre morne bain de sueur.

— Je vais me coucher, — dit Tanit-Zerga.

J’ai déjà dit que sa chambre était au-dessus de la mienne. La baie qui l’éclairait dominait d’une dizaine de mètres celle où je demeurai accoudé.

Elle prit Galé dans ses bras. Mais Hiram-Roi ne voulut rien entendre. Accroché des quatre pattes à la natte, il poussait des miaulements de colère et de détresse.

— Laisse-le, — dis-je, en fin de compte, à Tanit-Zerga. — Pour une fois, il peut bien dormir ici.

C’est ainsi que le petit fauve porte sa large part de responsabilité dans les événements qui vont suivre.

Resté seul, je m’abîmai dans mes réflexions. La nuit était noire. La montagne tout entière était ensevelie dans le silence.

Il fallut les grondements de plus en plus rauques du guépard pour me tirer de ma méditation.

Dressé contre la porte, Hinam-Roi la labourait de ses griffes grinçantes. Lui qui, tout à l’heure, avait refusé de suivre Tanit-Zerga, il voulait sortir. Il voulait sortir.

— Paix ! — dis-je. — En voilà assez. Couche-toi.

Et j’essayai de l’arracher de la porte.

Je n’obtins d’autre résultat qu’un coup de patte qui me fit chanceler.

Alors, je m’assis sur mon divan.

Mon immobilité fut de courte durée. « Un peu de sincérité avec moi-même, me dis-je. Depuis que Morhange m’a abandonné, depuis que j’ai vu Antinéa, je n’ai plus qu’une pensée. À quoi bon me leurrer avec les histoires, d’ailleurs charmantes, de Tanit-Zerga. Ce guépard est un prétexte, peut-être un guide. Oh ! je sens qu’il va se passer cette nuit des choses mystérieuses. Comment ai-je pu rester si longtemps dans l’inaction ! »

Immédiatement, ma résolution fut prise.

« Si j’ouvre la porte, pensai-je, Hiram-Roi bondira à travers les couloirs, et j’aurai fort à faire pour suivre sa piste à la course. Il faut procéder autrement. »

Le store de la baie était mû par une cordelette. Je le fis choir. Je tordis une solide laisse que je fixai au collier métallique du guépard.

J’entr’ouvris la porte.

— Là, maintenant, tu peux aller. Doucement, eh ! doucement.

J’avais en effet toutes les peines du monde à modérer l’ardeur d’Hiram-Roi qui m’entraînait à travers le ténébreux dédale des couloirs.

Il était un peu moins de neuf heures, et les veilleuses roses étaient presque éteintes dans leurs niches. De temps en temps, nous en croisions une qui jetait en grésillant ses derniers feux. Quel labyrinthe ! D’ores et déjà, je savais que je ne pourrais plus reconnaître le chemin de la chambre. Je n’avais qu’à suivre le guépard.

D’abord furieux, il s’était, petit à petit, habitué à me remorquer. Il filait, presque à ras du sol, avec des reniflements de bonheur.

Rien qui ressemble à un corridor noir comme un corridor noir. Un doute me vint. Si j’allais me trouver tout à coup dans la salle de baccara. Mais c’était de l’injustice envers Hiram-Roi. Frustrée, elle aussi, depuis trop longtemps, d’une chère présence, elle me conduisait bien, la brave bête, là où je souhaitais qu’elle me conduisît.

Soudain, à un tournant, l’obscurité vers laquelle nous marchions s’irradia. Une rosace verte et rouge, d’un éclairage très pâle, apparut.

En même temps, le guépard s’arrêtait avec un miaulement sourd devant une porte où était découpée cette rosace lumineuse.

Je reconnus la porte que m’avait fait franchir, le lendemain de mon arrivée, le Targui blanc, quand j’avais été assailli par Hiram-Roi, quand je m’étais trouvé en présence d’Antinéa.

— Nous sommes aujourd’hui de bien meilleurs compagnons, — soufflai-je en le flattant pour qu’il ne poussât pas un grognement indiscret.

En même temps, j’essayai d’ouvrir la porte. Sur le sol, la verrière se répétait, verte et rouge.

Un simple loquet, que je fis tourner. En même temps, je raccourcissais la laisse, pour être plus maître d’Hiram-Roi, qui commençait à devenir nerveux.

La grande salle, où j’avais vu pour la première fois Antinéa, était toute noire. Mais le jardin sur lequel elle s’ouvrait brillait sous une lune trouble, dans un ciel pesant d’orage qui n’éclate pas. Aucun souffle d’air. Le lac luisait comme une masse d’étain.

Je m’assis sur un coussin, le guépard ronronnant d’impatience maintenu solidement entre mes deux genoux. Je réfléchis. Non sur mon but. Il y avait longtemps qu’il était arrêté. Mais sur les moyens.

C’est alors qu’il me sembla percevoir un murmure lointain, un bruit assourdi de voix.

Hiram-Roi grogna plus fort, se débattit. Je lui rendis un peu de laisse. Il se mit à raser les murs sombres, du côté d’où semblait partir le bruit. Je le suivis, trébuchant le plus discrètement possible dans les coussins épars.

Maintenant, mes yeux accoutumés à l’obscurité discernaient la pyramide de tapis où m’était apparue Antinéa.

Soudain, je trébuchai. Le guépard s’était arrêté. Je sentis que je lui avais marché sur la queue. Brave animal, il ne cria pas.

Tâtant la muraille, je sentis une seconde porte. Doucement, doucement, comme la précédente, je l’ouvris. Le guépard rugit faiblement.

— Hiram-Roi, — murmurai-je, — tais-toi.

Et j’entourai de mes bras son cou puissant.

Je sentis sur mes mains sa langue humide et tiède. Ses flancs battaient. Un immense bonheur les secouait.

Devant nous, éclairée dans sa partie centrale, une nouvelle salle venait de surgir. Au milieu, six hommes, accroupis sur une natte, jouaient aux dés, en buvant du café dans de minuscules tasses de cuivre à longue tige.

C’étaient les Touareg blancs.

Une lanterne pendue au plafond éclairait en rond leur cercle. Tout autour de ce nœud régnait l’ombre la plus compacte.

Les visages noirs, les tasses de cuivre, les burnous blancs, l’obscurité et la lumière mouvantes composaient une singulière eau-forte.

Ils jouaient avec une gravité recueillie, annonçant les coups d’une voix rauque.

Alors, toujours doucement, doucement, je détachai la laisse du collier de l’impatient petit fauve.

— Va, mon fils.

Il bondit avec un glapissement aigu.

Ce que je prévoyais était arrivé.

Le premier bond d’Hiram-Roi l’avait porté au milieu des Touareg blancs, semant le désarroi dans ce corps de garde. D’un autre bond, il était rentré dans l’ombre. J’entrevis vaguement la bouche ténébreuse d’un second couloir, de l’autre côté de la pièce, vis-à-vis de celui où je m’étais arrêté.

« C’est là », pensai-je.

Dans la pièce, la confusion était indescriptible, muette cependant, et l’on voyait que la proximité d’une grande présence imposait cette réserve aux gardes exaspérés. Les mises et les carnets à dés avaient roulé d’un côté, les tasses de l’autre.

Deux des Touareg, violemment courbaturés, se frottaient les côtes avec de sourds jurons.

Inutile de dire que j’avais profité de ce silencieux tohu-bohu pour me glisser dans la pièce. J’étais maintenant blotti contre la paroi du second couloir, celui par lequel venait de disparaitre Hiram-Roi.

Au même instant, un timbre clair tinta dans le silence. Au tressaillement qui secoua les Touareg, je constatai que l’itinéraire que j’avais suivi était le bon.

Un des six hommes se leva. Il passa à côté de moi, j’emboitai son pas. Mon calme était parfait. Le moindre de mes mouvements était admirablement calculé.

« Au point où j’en suis, me répétai-je, qu’est-ce que je risque : d’être reconduit poliment chez moi. »

Le Targui souleva une tenture. À sa suite, je venais d’entrer dans la chambre d’Antinéa.

Cette chambre, immense, était à la fois éclairée et très sombre. Tandis que la partie droite où se tenait Antinéa, brillait de lumières exactement circonscrites par des abat-jour, la partie gauche restait obscure.

Ceux qui ont pénétré dans un intérieur musulman savent ce que c’est qu’un guignol, sorte de niche carrée dans la muraille, à quatre pieds du sol, à l’entrée obstruée par un tapis. On y accède par des marches de bois. Je venais de deviner, à gauche, un guignol. Je m’y introduisis. Mes artères battaient dans l’ombre. Mais j’étais toujours calme.

De là, je voyais, j’entendais tout.

J’étais dans la chambre d’Antinéa. Rien de particulier dans cette chambre, sauf un grand luxe de tapis. Le plafond était dans l’ombre, mais plusieurs lanternes multicolores épandaient sur les étoffes lustrées et les fourrures une lueur lointaine et douce.

Étendue sur une peau de lion, Antinéa fumait. Un petit plateau d’argent, une buire étaient à côté d’elle. Hiram-Roi, blotti à ses pieds, les léchait éperdument.

Le Targui blanc se tenait debout, rigide, une main sur le cœur, l’autre sur le front, dans l’attitude du salut.

D’une voix très dure, sans le regarder, Antinéa parla.

— Pourquoi avez-vous laissé passer le guépard ? J’ai dit que je voulais être seule.

— Il nous a bousculés, maîtresse, — fit humblement le Targui blanc.

— Les portes n’étaient donc pas fermées ?

Le Targui ne répondit pas.

— Faut-il emmener le guépard ? — demanda-t-il.

Et ses yeux, sur Hiram-Roi qui le fixait sans bienveillance, disaient suffisamment qu’il souhaitait une réponse négative.

— Laisse-le, puisqu’il est là, — dit Antinéa.

Elle tapotait fébrilement le plateau de sa petite pipe d’argent.

— Que fait le capitaine ? — demanda-t-elle.

— Il a dîné tout à l’heure de bon appétit, — répondit le Targui.

— N’a-t-il rien dit ?

— Si, il a demandé à voir son camarade, l’autre officier.

Antinéa martela de coups plus brefs le petit plateau.

— N’a-t-il rien dit encore ?

— Non, maîtresse, — fit l’homme.

Une pâleur courut sur le petit front de l’Atlantide.

— Va le chercher, — dit-elle brusquement.

S’étant incliné, le Targui sortit.


C’est avec une anxiété inexprimable que j’avais écouté ce dialogue. Ainsi Morhange, Morhange… Était-il donc vrai ? Était-ce injustement que j’avais douté de Morhange ? Il avait voulu me revoir et ne l’avait pu !

Je ne quittais pas des yeux Antinéa.

Ce n’était plus la princesse hautaine et railleuse de notre première entrevue. L’uræus d’or ne se dressait plus sur son front. Pas un bracelet, pas une bague. Seule une large tunique lamée la vêtait. Ses cheveux noirs, libres de tout lien, s’épandaient en nappes d’ébène sur ses fragiles épaules, sur ses bras nus.

Ses belles paupières étaient largement bleuies. Un pli lassé tordait sa divine bouche. Avais-je de la joie ou de la peine à voir ainsi palpitante cette nouvelle Cléopâtre, je ne savais.

Blotti à ses pieds, Hiram-Roi laissait peser sur elle un long regard soumis.

Un immense miroir d’orichalque, aux reflets dorés, était incrusté dans la paroi de droite. Soudain, Antinéa se dressa devant lui. Je la vis nue.

Spectacle amer et splendide ! Comment se comporte devant sa glace une femme qui se croit seule, dans l’attente de l’homme qu’elle veut dompter.

De six brûle-parfums disséminés dans la pièce montaient d’invisibles colonnes de fumée odorante. Les essences balsamiques de l’Arabie-Pétrée tissaient des trames ondoyantes où se prenaient mes sens dévergondés… Et, me tournant le dos, toujours droite, comme un lys, devant son miroir, Antinéa souriait.

Des pas assourdis sonnèrent dans le couloir. Instantanément, Antinéa reprit la pose nonchalante sous laquelle, la première fois, elle m’était apparue. Il faut avoir vu une telle transformation pour y pouvoir croire.

Précédé par le Targui blanc, Morhange venait de pénétrer dans la chambre.

Lui aussi était un peu pâle. Mais je fus surtout frappé par l’expression de paix sereine qui régnait sur ce visage que je croyais cependant connaître. Je sentis que jamais je n’avais compris l’homme qu’était Morhange, jamais.

Il se tint droit devant Antinéa, sans avoir l’air de remarquer le geste d’invitation à s’asseoir qu’elle lui avait fait.

Elle le regarda en souriant.

— Tu t’étonnes peut-être, — fit-elle enfin, — qu’à une heure si tardive je te fasse venir.

Morhange ne sourcilla pas.

— As-tu bien réfléchi ? demanda-t-elle.

Morhange eut un sourire grave, et ne répondit pas.

Je vis sur le visage d’Antinéa l’effort qu’elle faisait pour continuer à sourire ; j’admirai la maîtrise de ces deux êtres.

— Je t’ai fait venir, — reprit-elle. — Tu ne devines pas pourquoi ? Eh bien, c’est pour t’annoncer quelque chose à quoi tu ne t’attends pas. Ce n’est pas te faire une révélation que te dire : je n’ai jamais rencontré un homme tel que toi. Durant ta captivité auprès de moi, tu n’as manifesté qu’un seul désir. Tu te rappelles lequel ?

— Je vous ai demandé, — dit simplement Morhange, — l’autorisation de revoir, avant de mourir, mon ami.

Je ne sais, en entendant ces paroles, lequel des deux sentiments surpassa en mon cœur l’autre, du ravissement ou de l’émotion : ravissement de constater que Morhange disait vous à Antinéa ; émotion d’apprendre quel avait été son unique vœu.

Mais déjà, d’une voix très calme, Antinéa disait :

— Justement, c’est pour cela que je t’ai convoqué, pour te dire que tu vas le revoir. Je fais plus. Tu me mépriseras peut-être davantage en constatant qu’il t’a suffi de me tenir tête pour m’amener à subir ta volonté, moi qui jusqu’ici ai plié tous les autres à la mienne. Quoi qu’il en soit, c’est décidé : à tous les deux, je vous rends votre liberté. Demain, Cegheïr-ben-Cheïkh vous reconduira en dehors de la quintuple enceinte. Es-tu satisfait ?

— Je le suis, — fit Morhange avec un sourire railleur.

Antinéa le regardait.

— Cela me permettra, — reprit-il, — d’organiser un peu mieux la prochaine excursion que je compte faire par ici. Car vous ne doutez pas que je ne tienne à revenir vous témoigner ma reconnaissance. Seulement, cette fois, pour rendre à une aussi grande reine les honneurs qui lui sont dus, je prierai mon gouvernement de me confier deux ou trois cents soldats européens ainsi que quelques canons.

Antinéa s’était dressée, très pâle.

— Tu dis ?

— Je dis, — fit froidement Morhange, — que c’était prévu. Après les menaces, les promesses.

Antinéa marcha sur lui. Il avait croisé ses bras. Il la regardait avec une sorte de pitié grave.

— Je te ferai mourir dans les plus atroces supplices, — dit-elle enfin.

— Je suis votre prisonnier, — dit Morhange.

— Tu souffriras des choses que tu ne peux même supposer.

Et Morhange répéta avec le même calme triste :

— Je suis votre prisonnier.

Antinéa tournait dans la salle comme une bête en cage. Elle alla vers mon compagnon, et, ne se connaissant plus, le frappa au visage.

Il sourit et la maîtrisa, unissant ses petits poignets qu’il tenait serrés avec un étrange mélange de force et de délicatesse.

Hiram-Roi rugit. Je crus qu’il allait bondir. Mais les yeux froids de Morhange le retinrent, fasciné.

— Je ferai périr devant toi ton compagnon, — balbutia Antinéa.

Il me sembla que Morhange était devenu plus pâle, mais ce ne fut qu’une seconde. Il riposta par une phrase dont la noblesse et la perspicacité me stupéfièrent.

— Mon compagnon est brave. Il ne craint pas la mort. Et je suis sûr en outre qu’il la préférera à une vie que je lui rachèterais au prix que vous me proposez.

Ce disant, il avait lâché les poignets d’Antinéa. Elle était d’une pâleur effrayante. De sa bouche, je sentis que les paroles définitives allaient sortir.

— Écoute, — dit-elle.

Qu’elle était belle, alors, dans sa majesté méprisée, dans sa beauté pour la première fois impuissante !

— Écoute, — reprit-elle. — Écoute. Une dernière fois. Songe que je tiens les portes de ce palais, songe que j’ai un empire suprême sur ta vie. Songe que tu ne respires qu’autant que je t’aime, songe…

— J’ai songé à tout cela, — dit Morhange.

— Une dernière fois, — répéta Antinéa.

La merveilleuse sérénité du visage de Morhange se fit alors telle que je ne vis plus son interlocutrice. Il n’y avait plus rien de la terre dans ce visage transfiguré.

— Une dernière fois, — fit la voix presque brisée d’Antinéa.

Morhange ne la voyait plus.

— Eh bien, sois satisfait ! — dit-elle.

Un son clair retentit. Elle avait frappé sur le timbre d’argent. Le Targui blanc parut.

— Sors.

Et Morhange, tête droite, sortit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Maintenant Antinéa est entre mes bras. Ce n’est plus l’altière, la méprisante voluptueuse que je presse sur mon cœur. Ce n’est plus qu’une petite fille malheureuse et bafouée.

Telle est sa prostration : elle ne s’est pas étonnée de me voir surgir à côté d’elle. J’ai sa tête sur mon épaule. Comme le croissant lunaire dans les nuages noirs, je vois apparaître et disparaître parmi la chevelure le petit profil d’épervier. Ses bras tièdes m’étreignent convulsivement…

Ô tremblant cœur humain…

Qui pourrait résister à de tels embrassements, parmi ces parfums multipliés, cette moiteur nocturne ! Je sens que je ne suis plus qu’un être abdiqué. Est-ce ma voix, cette voix qui murmure :

— Ce que tu voudras, ce que tu me demanderas, je le ferai, je le ferai.

Mes sens sont aiguisés, décuplés. Ma tête renversée repose sur un petit genou nerveux et doux. Les nuages d’odeurs tourbillonnent. Il me semble soudain que les lanternes d’or du plafond se mettent à osciller comme des encensoirs géants. Est-ce ma voix, cette voix qui répète dans un rêve :

— Ce que tu voudras, je le ferai.

Presque contre mon visage, j’aperçois celui d’Antinéa ; dans les prunelles immenses, une lueur étrange a passé.

Un peu plus loin, je vois les prunelles fulgurantes d’Hiram-Roi. À côté de lui, il y a une petite table de Kairouan, bleu et or. Sur cette table, je vois le timbre qui sert à Antinéa pour appeler. Je vois le marteau dont elle l’a heurté tout à l’heure, un marteau à manche d’ébène très long, à lourde tête d’argent… le marteau avec lequel le petit lieutenant Kaine a donné la mort.

Je ne vois plus rien…