L’Atlantide/XX

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Albin Michel (p. 309-316).



CHAPITRE XX


LE CERCLE EST FERMÉ


Au fond de la vallée de l’oued Mia, à l’endroit où un chacal avait crié, la nuit où Saint-Avit me dit avoir tué Morhange, un autre chacal, peut-être le même, cria de nouveau.

J’eus immédiatement la sensation que cette nuit-ci allait voir l’irrémédiable s’accomplir.

Nous étions assis, ce soir comme l’autre, sous la pauvre véranda aménagée au flanc de notre salle à manger. Un sol de plâtre, une balustrade de rondins croisés, quatre poutres supportant un toit d’alfa.

J’ai déjà dit que cette balustrade s’ouvrait largement sur le désert. Quand il eut fini de parler, Saint-Avit se leva et vint s’y accouder. Je le suivis.

— Et puis, — lui dis-je.

Il me regarda.

— Et puis, quoi ? Tu n’ignores pas, je pense, ce que tous les journaux ont raconté, comment je fus retrouvé, mourant de faim et de soif, par une harka aux ordres du capitaine Aymard, dans le pays des Aouelimiden, et amené à Tombouctou. Un mois durant, j’eus le délire. Ce que j’ai pu raconter, au cours de mes crises de fièvre chaude, je ne l’ai jamais su. Les officiers du cercle de Tombouctou, tu le comprends, ne se sont pas chargés de me le répéter. Quand je leur fis le récit de mes aventures, tel qu’il figure au rapport de la mission Morhange-Saint-Avit, je n’eus cependant pas de peine à comprendre, à la froideur polie avec laquelle ils écoutèrent mes explications, que la version officielle que je leur donnais devait différer sur certains points des détails qui m’étaient échappés dans mon délire.

On n’insista pas. Il resta acquis que le capitaine Morhange, ayant succombé à une insolation, avait été enterré par mes soins sur la berge de l’oued Tarhit, à trois étapes de Timissao. Tout le monde sentait bien les trous qu’il y avait dans mon récit. On devinait sans doute quelque drame mystérieux. Mais pour des preuves, c’était autre chose. Devant l’impossibilité de les réunir, on préféra étouffer ce qui n’aurait été qu’un inutile scandale. Mais tous ces détails, tu les connais d’ailleurs aussi bien que moi.

— Et… elle ? interrogeai-je timidement.

Il eut un sourire de triomphe. Triomphe de m’avoir ainsi conduit à ne plus songer ni à Morhange, ni à son crime, triomphe de sentir qu’il était parvenu à m’inoculer sa folie.

— Elle, — dit-il, — elle. Depuis six ans, je ne sais plus rien d’elle. Mais je la vois, je lui parle. Je songe à l’instant où je paraîtrai de nouveau en sa présence… Je me jetterai à ses pieds, et lui dirai seulement : « Pardonne, j’ai pu m’insurger sous ta loi. Je n’ai pas compris. Maintenant, je sais, et, tu vois, comme le lieutenant Ghiberti, je reviens. »

« Famille, honneur, patrie, disait le vieux Le Mesge, vous oublierez tout pour elle. » Le vieux Le Mesge est un homme stupide, mais il parlait par expérience. Il savait ce qu’avait pesé, devant Antinéa, la volonté des cinquante fantômes de la salle de marbre rouge.

« Et maintenant, me diras-tu à ton tour, cette femme, qu’est-elle au juste ? » Le sais-je bien moi-même ? Et d’ailleurs, que m’importe ! Que m’importe son passé et le mystère de ses origines, qu’elle soit la descendante avérée du Dieu des Mers et des sublimes Lagides, ou la bâtarde d’un ivrogne polonais et d’une fille du quartier Marbeuf.

Ces détails ont pu, à l’époque où j’eus la faiblesse d’être jaloux de Morhange, intéresser le ridicule amour-propre que les gens civilisés mêlent sans cesse aux choses de la passion. Mais j’ai tenu dans mes bras le corps d’Antinéa. Je ne veux plus rien savoir d’autre, ni si les champs fleurissent, ni ce qu’il adviendra du simulacre humain.

Je ne veux pas le savoir. Ou plutôt c’est parce que j’ai une vision trop exacte de cet avenir que je prétends m’anéantir dans la seule destinée qui en vaille la peine : une nature insondée et vierge, un amour mystérieux.


Une nature insondée et vierge. — Il faut que je t’explique. Une fois, dans une ville populeuse, un jour d’hiver, tout zébré de la suie qui retombe des noires cheminées d’usines et de ces affreux caravansérails que sont les maisons des faubourgs, j’ai suivi un enterrement.

Nous accompagnâmes le convoi dans la boue. L’église était récente, humide et pauvre. À part deux ou trois personnes, des parents abrutis par une douleur morne, tous les gens du cortège n’avaient dans les yeux qu’une idée : trouver un prétexte pour prendre la tangente. Ceux qui vinrent jusqu’au cimetière furent ceux qui ne trouvèrent pas ce prétexte. Je vois les murs gris avec les ifs miteux, les ifs, ces arbres de soleil et d’ombre, si beaux dans les paysages du Midi, sur une mince colline d’azur. Je vois les hideux croque-morts, en jaquettes graisseuses et tubes cirés. Je vois… Non, tiens, c’est horrible.

Près de la muraille, dans un canton reculé, un trou était creusé dans une affreuse glaise caillouteuse et jaune. C’est là qu’on laissa ce mort dont je ne me rappelle plus le nom.

Pendant qu’on l’y faisait glisser, je regardais mes mains, mes mains qui avaient pressé, dans un paysage d’une lumière unique, les mains d’Antinéa. Une immense pitié me prit de mon corps, une immense crainte de ce qui le menaçait dans ces grilles de boue. « Se peut-il, me répétai-je, que ce corps, ce cher corps, sans doute ce corps unique, en vienne aboutir là ! Non, non, corps précieux entre tous les trésors, je te le jure, je t’épargnerai cette ignominie, tu ne pourriras pas sous un numéro d’écrou, dans l’ordure d’un cimetière suburbain. Tes frères d’amour, les cinquante chevaliers d’orichalque, t’attendent, muets et graves, dans la salle de marbre rouge. Je saurai te ramener auprès d’eux. »


Un amour mystérieux. — Honte à celui qui étale le secret de ses amours. Le Sahara jalonne autour d’Antinéa son infranchissable barrière, c’est pourquoi les exigences les plus compliquées de cette femme sont en réalité plus pudiques et chastes que ne le sera ton mariage, avec son obscène luxe de publicité, les bans, les annonces, les faire-part informant un peuple gouailleur et vil qu’à telle date, à telle heure, tu auras l’avantage de violer ta petite vierge de quatre sous.


C’est tout, je crois bien, ce que j’avais à te dire. Non, quelque chose encore. Je te parlais tout à l’heure de la salle de marbre rouge. Il y a, au sud de Cherchell, la vieille Césarée, à l’ouest du petit fleuve Mazafran, sur une colline qui émerge au matin de brumes roses de la Mitidga, une mystérieuse pyramide de pierre. Les gens du pays l’appellent le Tombeau de la Chrétienne. C’est là que fut déposé le corps de l’aïeule d’Antinéa, cette Cléopâtre Séléné, fille de Marc-Antoine et de Cléopâtre. Placé sur le chemin des invasions, cet hypogée a gardé son trésor. Nul n’a jamais su découvrir la chambre peinte où repose, dans son cercueil de verre, le corps splendide. Ce qu’a fait l’aïeule, la petite-fille saura le dépasser en sombre magnificence. Au centre de la salle de marbre rouge, sur le rocher où palpite la plainte invisible de la fontaine ténébreuse, une plate-forme est ménagée. C’est là que s’érigera, sur son fauteuil d’orichalque, avec en tête le pschent et l’uræus d’or, avec en main le trident de Neptune, la femme merveilleuse dont je t’ai parlé, le jour où les cent vingt niches creusées en rond autour de son trône auront reçu chacune leur proie consentante et comblée.

Lorsque j’ai quitté le Hoggar, c’était, tu t’en souviens, la stalle 55 qui devait être la mienne. Depuis, je n’ai cessé de calculer, et j’ai conclu que c’est dans la stalle 80 ou 85 que je dois reposer. Mais des calculs peuvent être erronés qui se fondent sur une base aussi fragile que la fantaisie d’une femme. C’est pourquoi je suis sans cesse plus nerveux. Il faut se hâter, te dis-je, il faut se hâter.

— Il faut se hâter, — répétai-je, — comme dans un songe.

Il releva la tête avec une indicible expression de joie. Ses mains tremblaient de bonheur en serrant les miennes.

— Tu la verras, — répéta-t-il avec ivresse, — tu la verras.

Éperdu, il me prit dans ses bras, et m’y pressa longuement.

Une extraordinaire félicité nous submergeait l’un et l’autre, tandis que, riant tour à tour et pleurant comme des enfants, nous ne cessions de répéter :

— Hâtons-nous ! Hâtons-nous !


Subitement, une légère brise s’éleva qui fit bruire les touffes d’alfa de la toiture. Le ciel, de lilas très pâle, pâlit encore, et tout à coup une immense déchirure jaune le fendit à l’est. L’aube parut dans le désert vide. Au fond des bastions, ce furent des bruits sourds, des meuglements, des bruits de chaînes. Le poste s’éveillait.

Pendant quelques secondes, nous demeurâmes sans mot dire, l’œil fixé sur la piste du Sud, la piste par laquelle on gagne Temassinin, l’Éguéré, le Hoggar.

Un coup frappé derrière nous, à la porte de la salle à manger, nous fit tressaillir.

Entrez, — fit, d’une voix redevenue très dure, André de Saint-Avit.

Le maréchal des logis chef Châtelain était devant nous.

— Que me voulez-vous à cette heure ? demanda brusquement André de Saint-Avit.

Le sous-officier était au garde à vous.

— Excusez-moi, mon capitaine. Un indigène a été surpris cette nuit par la ronde aux environs du poste. Il ne se cachait d’ailleurs pas. Dès qu’il a été emmené d’ici, il a demandé à être conduit devant le commandant. Il était minuit, je n’ai pas voulu vous déranger.

— Qu’est-ce que c’est que cet indigène ?

— Un Targui, mon capitaine.

— Un Targui. Allez le chercher.

Châtelain s’effaça. Escorté par un de nos goumiers, l’homme était derrière lui.

Ils pénétrèrent sur la terrasse.

Haut de six pieds, le nouveau venu était en effet un Targui. Le jour naissant luisait sur ses cotonnades d’un bleu noir. On voyait étinceler ses grands yeux sombres.

Quand il fut en face de mon compagnon, je vis un tressaillement aussitôt réprimé secouer les deux hommes.

Ils se regardèrent un instant en silence.

Puis, d’une voix très calme, le Targui dit, en s’inclinant :

— La paix soit avec toi, lieutenant de Saint-Avit.

De la même voix calme, André lui répondit :

— La paix soit avec toi, Cegheïr-ben-Cheïkh.


FIN