L’Empoisonneuse/2/15

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G. Charpentier (p. 372-379).

XV

L’ADOPTION

Quelques années plus tard, M. de Sauvetat agonisait.

Il avait été fidèle au serment fait à la morte ; il avait vécu pour Marianne.

Mais ce supplice de séparation et de regrets constants avait usé ses forces ; au bout de quatre ans, après une tournée d’inspection, il se sentit grièvement malade.

Ce vaillant soldat, que tant de balles ennemies avaient épargné, mourait vulgairement dans son lit d’une fluxion de poitrine.

N’importe, quoique celle que les anciens nommaient la Vierge pâle ne s’avançât pas vers lui au bruit des clairons, aux enivrantes odeurs de la poudre, à la lueur rouge des obus, avec son immortel cortège de gloire, elle était la bienvenue, puisqu’elle allait le réunir à cette Chériffa si ardemment aimée.

Mais, avant de mourir, il avait à assurer l’avenir de Marianne.

La fillette vivait soigneusement cachée dans une villa située au pied du mont Gamara. Deux serviteurs dévoués veillaient sur elle.

Sa famille arabe, instruite, lors du carnage, de la personnalité de M. de Sauvetat, avait tenté depuis bien des démarches pour la retrouver et la reprendre.

— Confiez-nous-la, dit-elle au général ; c’est tout ce qui nous reste de Muzza : elle sera heureuse chez nous, tout le monde lui obéira.

— C’est ma fille, répondit simplement M. de Sauvetat ; elle est Française.

Et, avec des larmes dans la voix, il ajouta  :

— Le vœu suprême de Chériffa a été qu’elle ne me quitte jamais ; voulez-vous que son ombre vienne vous reprocher mon serment trahi ?

Les Beni-Muzza laissèrent voir une profonde émotion. Ils se consultèrent ; puis, s’emparant des mains du général :

— Nous avons appris à vous estimer, dirent-ils ; gardez la fille de notre tribu. Mais si jamais elle souffre, dans votre France, qu’elle reprenne la route du désert ; là, sa place sera celle de ses pères, on l’aimera. En attendant, nous vous apporterons les trésors de sa race, ne les refusez pas ; ce sera pour vous un souvenir de ceux dont vous avez conquis les cœurs.

Le général accepta, et donna en revanche une plus large part de son affection à cette vaillante tribu dont il avait partagé la vie.

À l’heure suprême de son agonie, alors que l’avenir de Marianne était pour lui la plus poignante de ses préoccupations, les paroles des Beni-Muzza lui revinrent au cœur.

Que fallait-il faire ? Leur rendre l’enfant aimée ? ou accomplir la volonté de Chériffa : l’envoyer en France ?

Tout cela dépendait de son fils Lucien de Sauvetat.

Durant ces dernières années, le général l’avait fréquemment vu. Il faisait plus qu’aimer son fils, il l’estimait profondément.

En effet, la générosité, la loyauté, la droiture exceptionnelles de Lucien frappaient tous ceux qui l’approchaient.

M. de Sauvetat lui écrivit, et, dans un long récit, il lui confia le secret jusque-là impénétrable de son union avec la fille de la tribu arabe.

Au bout de quelques jours, Lucien de Sauvetat arriva auprès de son père mourant.

Le général avait eu raison de compter sur lui ; après une longue conférence avec son fils, il se fit amener Marianne.

Le jeune homme avait les joues couvertes de larmes.

— Ma fille, dit M. de Sauvetat en le lui montrant, voilà ton frère arrivé de France tout exprès pour me fermer les yeux ; il vient de me jurer de t’aimer comme je l’ai fait jusqu’à ce jour moi-même ; veux-tu le suivre ?

L’enfant avait alors neuf ans. À cet âge où les Françaises sont à peine nées et ne connaissent rien de la vie, les filles du désert sont déjà femmes et ont senti les premiers battements de leur cœur.

Elle regarda celui qui allait la recueillir, la figure loyale de Lucien la frappa ; dans ses yeux bleus comme ceux de son père, on lisait une tendresse, un dévouement sans bornes ; il avait les bras ouverts, un élan spontané y précipita Marianne.

— Ma sœur, murmura le jeune homme en la pressant longuement sur sa poitrine, et plus bas il ajouta : Ma fille !…

Elle se dégagea, se sentant à jamais conquise par cet amour presque aussi grand que celui qu’elle allait perdre. Au fond d’elle-même, elle jura alors à celui qui l’adoptait si généreusement, qui la reconnaissait si noblement, une affection, un dévouement aveugles.

— Merci, dit-elle, grave et réfléchie : j’accepte votre protection, mon frère ; ce que vous faites aujourd’hui pour moi ne s’effacera jamais de mon cœur ; vous pourrez à votre tour disposer de moi, je vous appartiens pour toujours.

Le général avait suivi cette scène des yeux ; le bonheur éclairait ses traits mourants.

— Ô Lucien, murmura-t-il, que tu rends douce la dernière heure de ma vie, que je te remercie, mon fils bien-aimé !

Ils s’agenouillèrent tous deux aux pieds du lit.

— Je jure de la défendre, de la protéger, de partager avec elle ma fortune, et le nom que vous me laissez glorieux et honoré, je jure de veiller sur elle et de lui donner à mon foyer de famille la place qui lui est due, dit solennellement le jeune homme.

— Et moi, reprit à son tour Miriam, je jure de lui rendre en dévouement, en reconnaissance, en soins et en tendresses, tout ce qu’il fait pour moi ; je jure de le préférer, lui et les siens, à tout sur la terre ; je jure de mourir pour lui, s’il le faut.

Le général étendit ses deux mains déjà froides sur ses enfants réunis auprès de lui pour la première fois.

— Je vous bénis, mes enfants bien-aimés, dit-il d’une voix solennelle, dans votre loyauté, dans votre amour fraternel, dans votre dévouement ; ensemble demeurez dans la vie ; ce que tu fais à cette heure pour elle, Lucien, je sais que plus tard elle te le rendra !

Le soir de ce jour, le général s’éteignit dans les bras et sous les baisers de son fils et de sa fille. Nul dans le camp n’avait soupçonné la présence de Miriam dans la demeure de son père ; elle désira demeurer inconnue.

Durant la nuit, elle demeura seule avec Lucien à veiller M. de Sauvetat.

— J’ai tout fait, dit-elle alors à son frère, pour rendre heureux et tranquilles les derniers moments de notre père ; en sa présence, je n’ai rien voulu vous demander. Maintenant, avant d’accepter l’offre généreuse que vous m’avez faite de vivre auprès de vous, de partager votre nom et votre demeure, il faut que vous me juriez de me dire la vérité sur tout ce que je désire savoir.

— Parle, répondit M. de Sauvetat, je n’ai jamais menti.

— Vos lois de France m’autorisent-elles à porter votre nom ? Suis-je la fille légitime de notre père, comme vous êtes son fils légitime ?

Le jeune homme hésita.

— Qu’importe, dit-il enfin, si je te donne ce nom, et qui osera venir me demander des explications à moi, Lucien de Sauvetat ?

Une rougeur brûlante envahit les joues de Miriam.

— Je m’en doutais, murmura-t-elle, pauvre mère !…

— Ta mère était une sainte et loyale créature, ma sœur ; notre père m’a raconté sa vie et sa mort ; si elle avait vécu, elle serait devenue sa femme légitime aux yeux des autorités françaises, comme elle l’était devant vos cadis arabes. J’ai le droit, et le devoir de respecter la volonté de mon père, je le ferai.

— Oui, dit la jeune fille pensive, vous êtes un homme d’honneur, et vous ferez ce que vous dites ; mais je ne veux pas, moi, que le premier venu, en m’entendant appeler de ce nom que je devrais à votre seule générosité, ait le droit d’insulter ma mère, ou de sourire en me regardant : non, je ne veux pas cela.

Lucien eut un mouvement de peur.

— Vas-tu donc me quitter, demanda-t-il en l’entourant de ses bras, moi qui t’aime déjà ?

Je vais me marier, ajouta-t-il en rougissant légèrement. Si tu savais comme ma fiancée est belle et bonne, elle t’aimera aussi, ne veux-tu pas la connaître ?

Marianne réfléchissait et ne répondait pas.

— Notre père sera si heureux de là-haut, s’il nous voit tenir la promesse que nous lui avons faite de ne jamais nous séparer, continua le jeune homme.

La jeune fille tressaillit.

— Écoute, dit-elle à son frère en le tutoyant pour la première fois ; là-bas, dans la tribu, je serais heureuse et honorée ; pour eux quel que soit mon nom, je suis la fille des Muzza ; mais j’obéirai au vœu de notre père, au désir secret de ma mère, à une condition.

— Laquelle ? Oh ! parle ; je l’accepte.

— Eh bien, je vivrai près de toi, car je sens que mon cœur t’appartient et que je suis déjà tienne ; mais ta femme seule connaîtra la vérité sur ma naissance et mon origine. Aux yeux de tous, je serai une étrangère, la fille d’un ami mort ; une pupille confiée à ton amitié, acceptée par ta générosité, rien de plus ? Consens-tu ?

— Mais cette fortune que j’ai juré de partager ?

— Je suis plus riche que toi. Mon père a déposé dans ma villa du mont Gamara le trésor de mes ancêtres, celui que ma famille lui a rendu.

Tu l’emporteras, si tu veux, et tu le garderas jusqu’au jour où tu le remettras au mari que tu me choisiras.

— Je ne veux pas que tu vives obscure et sans nom, chez moi, toi ma sœur, je veux qu’on sache quels liens t’unissent à moi, pour qu’on te respecte et qu’on t’honore.

Elle secoua doucement la tête et répondit :

— Pour tous, je serai Marianne ; pour toi seul, pour cette Blanche que tu aimes, je serai votre sœur. Ma résolution est irrévocable. Je te demande ta parole d’honneur d’accéder à mon désir, ou je retourne chez les Beni-Muzza.

M. de Sauvetat ne pouvait se tromper à ce caractère résolu, il se résigna, et accepta la décision de Marianne.

Son cœur avait tressailli profondément en pressant dans ses bras cette fille de son père. La perdre lui semblait alors le plus grand malheur, celui contre lequel il devait tout d’abord se prémunir. Il espérait, du reste, que le contact des mœurs européennes et les préjugés de la société dans laquelle elle allait entrer, modifieraient ses résolutions.

Il lui laissa dès lors arranger à sa guise le plan qu’elle avait conçu pour quitter l’Afrique, aussi inconnue qu’elle y avait vécu.

Ce plan était simple ; elle allait retourner au mont Gamara avec ses deux vieux serviteurs.

De là elle emporterait tous ses souvenirs de la tribu, et elle irait rejoindre Lucien à New-York, d’où il la ramènerait en France.

La grande cité américaine ne la verrait ni arriver ni repartir. Nul lieu mieux qu’elle, dans son mouvement et son bruit, ne garderait son secret.

Le général de Sauvetat avait désiré être enterré dans la patrie nouvelle qu’il avait aidé à conquérir, celle où dormait déjà Chériffa.

Son fils respecta sa volonté.

Lorsque Marianne s’apprêta à quitter Lucien pour regagner sa villa, les funérailles n’avaient pas encore eu lieu.

Le général, revêtu de son costume de parade, était étendu sur sa couche funèbre.

Lucien, ayant éloigné tous les étrangers, fit entrer Marianne. Celle-ci s’agenouilla devant le lit mortuaire, et demeura longtemps immobile dans un recueillement profond.

Elle se releva enfin, la figure inondée de larmes ; puis, se penchant vers le cadavre raidi et immobile, elle prit sur la poitrine du général la croix d’honneur qui brillait au milieu des autres décorations de tout pays et de tout genre.

— De votre héritage, mon père, dit-elle la voix entrecoupée, je ne veux que cette preuve de votre honneur et de votre vaillance ; je ne la souillerai pas ! Comme vous, quelques épreuves que me réserve la vie, je saurai demeurer loyale et pure. Adieu !