L’Exode/1/1

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Oscar Lamberty (p. 10-21).
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I

Aux premiers jours de juillet 1914, Bruxelles semblait en fête. Le beau temps des vacances étant venu, on partait pour la mer, pour la campagne. Dans la sombre gare du Nord, les voyageurs s’empressaient vers les trains ; des cyclistes poussaient leur machine, une jeune fille balançait une raquette, un enfant traînait une pelle à sable, et l’on voyait à la plupart des gens cet air joyeux que donne la liberté.

Devant l’express de Bâle, Philippe Héloir fumait une cigarette. De taille élégante, vêtu de gris, portant un chapeau mou, il avait la moustache fine et une boucle ondulée retombant sur le front.

Sa femme et sa fille, penchées à la portière du coupé, semblaient comme lui attendre quelqu’un.

— Oh ! nous avons le temps, dit Mme  Fontanet, serrant les mains tendues.

Avec une tendresse un peu cérémonieuse, elle posa deux baisers sur les joues de sa fille, puis, s’approchant du wagon, elle fit à Mme  Héloir les suprêmes recommandations :

— Je compte vous rejoindre dans un mois, si mon notaire peut terminer ses ventes… Ma chère Marthe, rappelez à Lucienne qu’elle doit m’écrire tous les jours… Et tâchez que Philippe la fasse travailler : c’est le bon remède.

La taille droite, le profil pur, elle gardait dans cette gare des manières de salon ; elle parlait avec lenteur, en soignant ses phrases, ne s’apercevant pas que chacun, autour d’elle, s’agitait sans bien l’écouter.

Le train siffla ; un garde fit claquer les portières, et l’on n’eut que le temps de s’écrier :

— Au revoir donc !

— À bientôt !

Puis on agita des adieux vers Mme  Fontanet, jusqu’à ce qu’elle eût disparu dans la foule.

Quand chacun fut assis :

— Quelle chance d’être seuls ! s’écria Lysette, nous pourrons nous étendre pour dormir.

— Il me sera impossible de fermer l’œil, dit Lucienne, je me connais, ça m’excite, un départ.

— Tout de même… essayons de nous reposer, conseilla Marthe, nous n’arriverons à Bâle que demain matin, et ce n’est qu’une moitié du voyage.

Elle se déclarait lasse, après l’ennui des malles, des horaires, des billets :

— Pour ces préparatifs, on ne peut guère compter sur Philippe. Non que la bonne volonté lui manque, mais il s’imagine que les trains sont faits pour vous attendre, et qu’il s’en trouve toujours un pour vous conduire où vous devez aller.

Elle disait cela sans intention blessante, sachant que son mari, absorbé par la littérature, vivait dans un monde imaginaire qu’il tenait pour plus important que le monde réel.

— Avez-vous emporté des livres ? demanda-t-il à Lucienne.

— Quelques-uns. Et vous ?

— Aucun. J’ai besoin de me reposer.

— On le voit : vous avez l’air fatigué.

— Que veux-tu ? dit Marthe, il se tracasse de l’insuccès de son dernier roman. Il devrait bien se faire une raison.

Et, songeant qu’avec moins d’intelligence et moins d’effort, Philippe aurait pu s’enrichir par les affaires, elle ajouta :

— Métier de chien, que celui d’artiste !

— Bah ! laissons, dit Philippe.

Sachant que Lucienne se tourmentait d’une aventure d’amour contrariée par sa mère, il reprit en souriant :

— Mais vous ?… Comment va le moral ? Est-ce fini, cette histoire ?

Elle ne répondit pas tout de suite. Elle fronça les sourcils, et ses traits un peu mous se durcirent. Croisant les mains sur un genou replié, elle dit à Marthe :

— Écoutez ! Promettez-moi de ne plus faire allusion à ce que Philippe appelle une histoire. Je ne veux plus en entendre parler.

— Tu as raison, approuva Mme  Héloir, ce n’est pas à vingt-quatre ans qu’il faut désespérer.

— Qui vous dit que je désespère ?

Lysette, ayant horreur des conversations sérieuses, interrompit ce qu’elle estima de la quintessence :

— J’ai faim. Si nous entamions les sandwichs ?

— Bonne idée ! fit Marthe. Philippe, avance donc le panier !

On se passa des petits pains, des fruits, du vin blanc, et l’on ne parla plus que de choses indifférentes, laissant derrière soi les pensées graves et les souvenirs.

Le souper fini, Lucienne prit un livre, Philippe déploya son journal, tandis que Lysette regardait le paysage et que Marthe ouvrait les valises, en prévision de la nuit.

Dès l’Alsace-Lorraine, on ne craignit plus l’intrusion des voyageurs : il était tard, le prochain arrêt fort distant. Mme  Héloir ferma les paupières de la lampe et, roulée dans une couverture, posa la tête sur un accoudoir. Lysette, en chien de fusil, occupait les deux tiers de l’autre banquette, si bien que Lucienne et Philippe, enfoncés dans leur coin, demeuraient assis, face à face, invisibles et silencieux.

Parfois la lune avançait un rayon sur Lucienne, dont les yeux aveuglés d’ombre se tournaient vers la campagne obscure. Ses cheveux noirs, divisés à la tempe, formaient obliquement un bandeau cachant l’oreille et qu’un peigne d’ivoire accrochait au chignon.

Bien qu’elle ne fût pas vraiment jolie, elle séduisait par cette atmosphère que certaines femmes retiennent autour d’elles, par ce rayonnement des âmes profondes, qui attire comme l’inconnu.

Peut-être pensait-elle à son dernier amour, pendant que Philippe songeait à son dernier livre avec amertume ! Peut-être accusait-elle aussi la société, les événements…

Quoiqu’il ne s’en prît point aux circonstances de la médiocrité de sa vie, il demeurait persuadé qu’elles sont parfois assez puissantes pour nous empêcher d’atteindre à notre but.

D’ailleurs, il ne dépend pas de nous d’avoir du génie, des muscles d’athlète ou des dentelles à notre berceau. À qui s’en prendre, si l’on est timide, enclin à reculer devant la brutale énergie des forts ? Pourquoi avait-il une âme sensible et un corps sans vigueur ? Pourquoi son éducation, au lieu de le durcir pour la résistance, avait-elle mis à nu ses points vulnérables, réprimé ses instincts, affiné ses délicatesses ?…

Encore, si l’on pouvait recommencer sa vie, l’enrichir de son expérience, la faire évoluer dans un milieu nouveau… Il n’en faudrait pas plus pour créer le surhomme.

Quant à l’endroit de sa naissance, Philippe ne l’avait pas choisi, et ce n’était pas sa faute si son père était mort sans lui laisser les moyens de suivre la carrière où l’entraînait sa vocation.

Avocat et politicien de province, son père lui avait du moins donné l’exemple d’une vie sans tache, d’une volonté qui s’exaltait devant les obstacles et d’un caractère qui ne transigeait pas. C’était un lutteur ; en dépit de sa profession, il aimait la ligne droite ; il s’occupait de politique pour mieux défendre ses convictions. Partisan irréductible de l’enseignement laïque, il avait créé, soutenu, développé des écoles dans la somnolente ville d’Ypres, au temps victorieux du parti libéral.

Jusqu’alors, les couvents et le collège catholique avaient formé des générations d’esprits sectaires et rétrogrades, incapables de tolérance ou de progrès.

Le père Héloir combattit furieusement l’obscurantisme provincial. Respectueux des croyances religieuses, il prêchait néanmoins la séparation de l’Église et de l’État, afin que l’homme ne fût point livré corps et âme à ces deux pouvoirs coalisés.

Grâce aux efforts de sa propagande, les écoles d’Ypres s’élevèrent au niveau qu’il ambitionnait pour elles, et il s’en réjouit avec la ferveur d’un idéaliste. Malheureusement, les catholiques revinrent au pouvoir ; les établissements du clergé reprirent leur première importance, et l’œuvre du père Héloir se trouva bientôt ruinée.

Il en conçut un tel chagrin que sa santé s’altéra. De plus, il perdit sa clientèle pour avoir dénoncé un scandale de travaux publics où des libéraux se trouvèrent compromis. Il mourut dégoûté de la politique et des hommes, laissant à sa femme les débris d’une modeste fortune.

Philippe avait alors dix-neuf ans et se destinait à la composition musicale. Il fallut le rappeler d’Allemagne, arrêter ses études et songer à l’avenir.

C’était à l’époque de Léopold II et de l’essor commercial de la Belgique. Les artistes — généralement méprisés — parlaient de leur pays comme d’un « pourrissoir intellectuel », où l’art se mourait par l’indifférence d’une bourgeoisie sans culture et le matérialisme d’une aristocratie tournée vers les spéculations d’argent.

Philippe n’ignorait pas que la misère l’attendait sur la voie qu’il s’était choisie. Il s’y fût obstiné, si la pression d’un conseil de famille ne l’eût contraint de sacrifier ses ambitions à sa mère et à sa sœur, qui comptaient sur lui pour soutenir le ménage. De rapides études à l’université de Bruxelles lui assurèrent un gagne-pain, et, quittant la musique pour la chimie, il commit ainsi la plus grave erreur de son existence, celle qui devait bouleverser tout son destin.

Plus de vingt ans après, il la déplorait encore ; une blessure saignait en lui, qui jamais ne se ferma. Il souffrit de ses ambitions arrachées ; des mélodies chantaient dans sa mémoire le regret de la vocation perdue, et, jusque dans son sommeil, il se débattait contre des obstacles, entre les murs d’une prison qu’il frappait rageusement de ses poings meurtris.

L’impression lui resta d’avoir manqué sa vie, d’être un raté par la force des événements.

Il échappait par la lecture aux réalités d’un monde où il se sentait étranger. Le soir seulement, il croyait vivre. Tandis que sa mère cousait au coin du feu, il se laissait emporter aux rêveries des poètes, si bien qu’il prit un goût passionné de la littérature et qu’il reporta sur elle ses ambitions inassouvies.

Ce fut la seconde erreur dont il eut à se repentir.

Il s’aperçut, trop tard, qu’il perdait le bénéfice d’une longue éducation musicale, qu’en lui le sentiment était plus riche que l’imagination, que ce n’est point par la lecture qu’on devient écrivain, qu’il avait jusqu’alors végété à la lumière d’une lampe et qu’il ne trouvait rien à dire, parce qu’il n’avait pas vécu.

Mais il n’était plus temps de retourner à la musique.

D’ailleurs, il ne voulait point perdre sa vie à des recommencements. Il suivrait plutôt sa passion nouvelle, de toute la force de sa volonté.

Bientôt sa sœur se maria ; puis, leur mère étant morte, il fit la connaissance de Marthe.

L’amour, alors, brilla comme un soleil aux barreaux de sa prison ; toute son existence passée lui parut vaine, et toutes ses ambitions, enfantées par l’orgueil. La « vie véritable » se révélait à lui, la vraie lumière, le vrai bonheur.

Jusqu’à ce jour, il n’avait connu que le travail solitaire, les repas au restaurant, les flâneries au café, le carnet de la blanchisseuse, les mille ennuis d’un ménage de garçon, et, au lieu d’amour, le souvenir écœuré des lendemains de débauche…

Un petit héritage lui permit d’épouser Marthe et de se consacrer à la littérature. Ils habitèrent à la campagne, où ils furent parfaitement heureux.

Quand l’habitude les rendit moins sensibles à des joies qu’ils croyaient inépuisables, la naissance d’une enfant leur apporta le souci de l’avenir.

— Mon adoré, dit Marthe, notre premier budget montre un déficit de 1,500 francs, le deuxième de 1,120, le troisième de 510. Il est probable que l’année prochaine j’équilibrerai la recette et la dépense ; mais, comme la recette provient surtout de tes économies, je t’avertis qu’elles sont épuisées.

Philippe comprit qu’il faut des rentes pour écrire des romans.

Afin de se dévouer à son art, il eût vécu dans un grenier ; mais il ne pouvait décemment y inviter sa femme. Tout aimante qu’elle fût, elle ne s’intéressait point aux ambitions de Philippe, à des conceptions aussi nébuleuses que la gloire ou l’amour abstrait de l’humanité. Elle aimait son mari pour lui-même et donnait de l’importance aux réalités de son ménage : l’enfant, le loyer, le prix de la robe dont elle avait grand besoin.

Philippe retourna donc à l’usine et reprit en soupirant le collier de la nécessité.

Toutefois, il ne renonça point l’idéal de sa jeunesse. À l’inverse de son amour, qui se calmait dans le bonheur, cet idéal s’avivait comme une flamme au souffle froid de la contrariété. Philippe n’en fut pas moins réduit à mener de front les affaires et la littérature, ce qui l’empêchait à la fois de parvenir à la réputation et d’atteindre à la fortune.

Un beau jour, il s’aperçut qu’il avait quarante ans, un peu d’aisance, quelque loisir. Après tant d’années perdues, il pouvait se consacrer davantage à son art, mais l’enthousiasme l’avait abandonné. Sa vie régulière et banale lui apportait, d’ailleurs, peu de motifs d’inspiration, et il en souffrait, n’ayant accompli que des œuvres moyennes, images fidèles et grises du milieu où il avait vécu.

L’insuccès de son dernier livre l’avait péniblement surpris. Il en comprenait à présent la raison.

Passionnément épris de nuances morales, il avait étudié l’état d’âme d’un être faible devant la vie, placé par les circonstances à la bifurcation de deux routes : celle de l’individualisme et celle du devoir social.

Mais son héros, « velléitaire », incapable de révolte ou de résignation, ne peut se décider à choisir. Assez ardent pour convoiter une existence libre, créatrice, héroïque, il n’a pas l’égoïste courage de marcher vers son but, sans égards aux liens qui le retiennent à sa femme, à ses enfants, aux convenances de la société. D’une part, tourmenté de désirs, il envie la détermination des forts qui ne voient au monde que leur but personnel ; d’autre part, tourmenté de scrupules, il s’avoue que la noblesse de conscience lui commande de renoncer à ses aspirations. Mais un tel renoncement exige une puissance de caractère dont il se sent privé. Et il erre dans la mélancolie, entre sa femme, qu’il rend malheureuse, et une maîtresse dont il hésite à suivre les conseils audacieux.

Les esprits dénués de finesse morale s’étaient raillés de cet être mitoyen, soulevé d’ambitions et paralysé de scrupules. Quant au public, bonnes gens du troupeau, il avait condamné les tentatives d’affranchissement d’une intelligence qui cherchait une vie plus libre et un amour plus fécond, plus favorable au bonheur.

En évitant les solutions extrêmes, Philippe Héloir avait conduit son héros par les demi-mensonges, les demi-résignations, vers un « juste milieu » entre les rigueurs du mariage et l’indépendance nécessaire à qui veut atteindre un but personnel. Mais, l’écrivain, comme le héros, s’était perdu dans une région médiocre, où ne poussent que des fleurs hybrides et des fruits avortés.

Aussi préparait-il un nouveau livre, dans lequel il chercherait une issue vers cette « vie véritable », dont nous rêvons tous et qu’on n’atteint jamais.

Il avait tant souffert de l’isolement où il avait vécu, moins à cause de son mariage que de la vie, dont il avait toujours eu peur. Il n’y voyait qu’une lutte absurde et cruelle. S’il l’avait prise en dégoût, c’est qu’elle ne lui montrait que le désordre, la concurrence, l’exploitation des uns par les autres, le gaspillage, l’égoïsme…

D’une part, la brutale affirmation de l’individu, de l’autre, son esclavage ; une morale darwinienne pour les forts ; pour les faibles, un évangile de résignation…

Mais, le train passant une gare, le compartiment s’éclaira. Marthe et Lysette s’étaient endormies ; Lucienne, enveloppée d’un châle, avait les yeux ouverts. Elle sourit à Philippe avec une expression de tristesse ; puis chacun, dans son coin, se reprit à songer.

Vers l’aube, vaincu par la fatigue, Philippe se coucha près de Lysette, et le train, de son bruit monotone, lui déroula quelques heures de sommeil.