L’Exode/4/1

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Oscar Lamberty (p. 209-228).
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QUATRIÈME PARTIE



I

Ce fut à Equien, petit village de pêcheurs, aux environs de Boulogne, que Philippe retrouva Marthe et Lysette en compagnie des Forestier.

— Enfin, nous voilà réunis ! soupira d’aise l’excellent Bernard, quand on se mit à table dans l’étroit appartement, loué d’urgence pour avoir un abri.

Il y faisait triste et l’on y manquait du moindre confort. Le village, perché sur des roches, n’avait qu’une pauvre rue déserte, dont la désolation s’ajoutait à la mélancolie de la mer.

C’était au début de novembre. La première bataille d’Ypres donnait encore à craindre que les Allemands ne parvinssent à Calais. Aussi se demandait-on s’il ne valait pas mieux repartir.

Les Claveaux, qui se trouvaient à Folkestone, conseillaient à leurs amis de les rejoindre sur cette jolie plage, où les logements devenaient abordables, depuis que l’affluence des fugitifs commençait à diminuer. Le médecin y avait rencontré sur la digue les Fontanet, les Grassoux, les Van Weert. Mais il était sans nouvelles des Sauvelain et d’Axel Borg, sans doute restés en Belgique. Un télégramme de Hollande lui assurait que leurs noms ne figuraient point sur la liste des réfugiés. Sylvain n’avait pu en apprendre davantage.

De savoir Lucienne à Folkestone, Philippe se sentit moins heureux qu’il n’était attristé au sujet des Sauvelain.

Il ne se pardonnait point d’avoir, dans un moment de panique, oublié son beau-frère et sa sœur, de s’être enfui sans s’inquiéter de leur sort. Bien qu’il les tînt plus chers que personne au monde, excepté Marthe et Lysette, il n’avait pensé qu’à elles, dans la frayeur du départ.

Depuis, le souvenir de Frédéric et d’Yvonne le suivait jusque dans son sommeil. À mesure que s’avançait la guerre, il se reprochait davantage de les avoir quittés. Cette brutale séparation devait leur sembler inexcusable ; sans doute, lui gardaient-ils rancune ? Évidemment, la terreur en était cause ; mais eux, seraient-ils partis sans s’inquiéter de lui, de Marthe et de Lysette ? Philippe ne le croyait pas.

Que faisaient-ils à présent, dénués de ressources, dans un pays ruiné, sans autre métier que la peinture et sans nouvelles de leur fils ?

Depuis la bataille de l’Yser, on avait perdu sa trace. On le croyait mort dans les combats effroyables du 21 octobre, à Dixmude.

Pauvre petit Jean, si courageux à défendre sa patrie, il n’était qu’un des vingt mille hommes sacrifiés aux rives de l’Yser. Et tout le sang versé là ne représentait qu’un point rouge sur l’étendue de l’Europe, dont les Allemands allaient faire un charnier. À force de travail, de luttes et de privations, Frédéric et Yvonne avaient pu élever leur fils, lui payer des études jusqu’à ce qu’il eût trouvé un emploi d’ingénieur. Il commençait à se créer une situation, ses parents voyaient en lui le soutien de leur vieillesse, et l’avenir semblait moins sombre, parce que Léon s’y dressait avec son courage, sa confiance dans la vie et son sourire de jeune audacieux… Le brave cœur se croyait plus fort que le destin ! Énergique, impatient d’action, il voulait « vivre sa vie » de toute la puissance de sa volonté !

Et voici qu’au moment où il avait maîtrisé le sort, la guerre le broyait, comme elle devait en broyer des millions d’autres… Il était mort, victime d’une civilisation où l’homme avait perdu jusqu’au droit de vivre, où quelques milliers de bandits avaient organisé la force pour supprimer toute liberté.

Ah ! oui, il valait mieux qu’Yvonne et Frédéric fussent restés au pays : ils y gardaient l’illusion que Jean vivait encore, et cela seul, peut-être, les sauvait du désespoir…

— Voyons, Philippe, que comptez-vous faire ? Voulez-vous nous accompagner à Tours ?

— Merci, Bernard ! Je préfère tenter un dernier effort auprès de Constantin. Il a beau se cuirasser du moratorium, il ne doit pas moins éprouver des remords de s’approprier l’argent dont nous avons besoin pour vivre !

M. Forestier sourit à l’image d’un remords dans la conscience de M. Grassoux. Il ne dit rien, toutefois. N’ayant pu sauver qu’une maigre part de ses valeurs, il lui était difficile de se montrer généreux, sans se priver du nécessaire. Philippe, d’ailleurs, ajouta :

— J’exigerai ce remboursement. Nous n’avons que cinq mille francs, à peine. Si la guerre ne finit pas bientôt, nous serons réduits Dieu sait à quoi !

Il fut donc décidé que les Forestier iraient à Tours et les Héloir à Folkestone.

Marthe se réjouit à la pensée de revoir Mme  Fontanet. C’était une amie véritable ; on pouvait compter sur elle dans la mauvaise fortune. Quant à Lucienne, dont l’amitié pour Philippe demeurait inoffensive, Marthe ne la craignait point. Le temps n’était plus de rêver à l’amour : chacun avait d’autres soucis. Il fallait vivre d’abord, et le problème qu’on aurait bientôt à résoudre ne laissait plus d’importance aux subtilités du sentiment. Il s’agissait de trouver les moyens de se soutenir pendant la guerre ; pour peu qu’elle durât, on risquait l’indigence. Et Marthe ne voyait entre elle et la misère que ses cinq mille francs, un vague espoir du côté des Grassoux et l’amitié de Mme  Fontanet, qu’elle savait riche et généreuse.

Lucienne et sa mère avaient quitté Bruxelles, quand on y fut certain de l’arrivée des Allemands.

Comme tant d’autres fugitifs, elles avaient cédé à la brusque panique du 20 août. À grand’peine, elles trouvèrent place dans un train qui partait pour Ostende, où la sécurité leur ramena le souvenir de la famille Héloir. Mais les envahisseurs occupaient la capitale. Postes et télégraphe ne fonctionnaient plus. Mme  Fontanet, isolée de son notaire, trembla pour sa fortune, abandonnée là-bas. Lorsque les journaux annoncèrent que les Allemands n’avaient point incendié Bruxelles, elle regretta son départ.

Mais Ostende fut bientôt menacé des uhlans. On se battit aux environs de la ville ; et, comme les autorités se préparaient à la retraite, ces dames se hâtèrent de partir pour Folkestone, avant que le service des malles ne vînt à leur manquer.

Elles y arrivèrent au début de septembre.

Au sommet de la digue rocheuse qui domine les maisons du port, la musique de la plage, en coiffure galonnée d’or, jouait des fantaisies d’opéra, tandis que le public, allongé sur des fauteuils pliants, jouissait de la douceur de vivre.

Il faisait le plus aimable temps du monde. Aux terrasses des hôtels, on se berçait en rocking-chair ; aux balustrades des villas, les femmes s’accoudaient, pensives ; des messieurs regardaient les sous-marins nager le long des côtes et la fumée des croiseurs s’allonger sur le ciel comme un ruban se déroule.

Protégée par sa flotte, l’Angleterre dormait dans une heureuse inconscience des événements terribles qui se passaient à une heure de chez elle, de l’autre côté de l’eau.

Cependant, les malles d’Ostende et de Calais dégorgeaient chaque jour un plus grand nombre de fugitifs. Mais la plupart étaient riches, avaient des bagages et descendaient à l’hôtel. Beaucoup d’entre eux se rendaient à Londres ; ils ne troublaient donc point la quiétude ensoleillée de cette belle fin de saison.

Bientôt, M. Asquith et lord Ctuzon déclarèrent que la Belgique avait bien mérité du monde. En préférant l’honneur à la sécurité, elle avait rendu un service inestimable, non seulement à l’Angleterre, mais à l’humanité.

Dès lors, les journaux s’émurent ; un mouvement charitable s’organisa d’un bout à l’autre du pays, et les pauvres fugitifs, qui s’échouaient à Folkestone, se sentirent moins misérables et moins abandonnés.

Par petits groupes, ils sortaient de la gare maritime, entre deux masses noires de curieux. Pendant des heures, ils défilaient, apportant l’image terrible de la guerre. On les entourait, on les accablait de questions ; la foule acclamait les blessés belges, que des autos conduisaient à l’hôpital. Une paysanne s’avancait, les mains à la poitrine, saluant, à droite, à gauche tous ces gens qui la regardaient passer. Un boiteux, sautillant, qui avait perdu sa béquille, s’appuyait à l’épaule d’un ouvrier ; des femmes du peuple, nu-tête, rassemblaient leurs besaces et leur traînée d’enfants ; une petite bourgeoise n’avait emporté que son parapluie. Ils avaient tous le même regard craintif, la même attitude modeste, la même peur de cette ville inconnue, dont ils ignoraient la langue, et où, dès le premier pas, ils se sentaient si dépaysés !…

Lucienne était chargée de les conduire au Refuge des Belges, installé dans une sombre école de la ville basse, où chacun se dévouait de son mieux.

Sur le plancher des classes vides, on avait jeté des matelas ; dans les caves, on préparait des hectolitres de café. Le préau servait à différents offices : bons de logement, de repas, de chemin de fer, bureau de renseignements, distribution de vieux habits.

C’était là que se voyait à nu la misère des fugitifs. Surpris par la tourmente, ils y venaient les mains vides, ne sachant où aller : une bonne en tablier blanc, telle que la panique l’avait chassée ; une paysanne en sabots, qui s’était enfuie des champs ; des soldats sans souliers, sous une capote française ou le manteau d’un Allemand ; des bourgeoises, baissant la tête, qui venaient demander une paire de bas… Sans se lasser, les dames anglaises distribuaient le monceau de vêtements que la charité accumulait dans cet asile.

Jamais la fatigue n’éteignait leur sourire, jamais leur patience ne s’épuisait à secourir ce dénuement.

Aussi Lucienne, qui servait d’interprète, se prenait-elle d’admiration pour ces femmes qu’elle voyait heureuses d’être utiles, de se dévouer, d’atténuer ainsi les souffrances de la guerre…

Dans le préau, des bouts de papier couvraient un des murs, épinglés à des ficelles tendues : lettres, cartes postales, billets au crayon…

Celui-ci donnait son adresse ; un autre demandait celle de sa fille, que l’on ne retrouvait pas ; un autre encore offrait des leçons de musique : piano, violon, solfège, à six pence le cachet…

Devant ces papiers, de jour en jour plus nombreux, venaient se presser des visages pâles, marqués de cette fanure particulière aux réfugiés et d’une inquiétude qui leur cernait les yeux.

Quelques heureux se retrouvaient, en lisant ces billets pathétiques. Mais, combien de solitaires s’en allaient désespérés ! Combien chercheront en vain les êtres chers qu’ils ont perdus ! Les journaux publieront leurs appels sans écho ; à la fin, ils apprendront que leur fils est mort, que leur femme a été violée, que leur fille a disparu, après le passage des Allemands.

Au milieu de toutes ces infortunes, Lucienne goûtait une consolation. Pour la première fois, elle sortait de ce purgatoire tiède et gris où elle avait bâillé une existence convenable et inutile de « jeune fille bien élevée ». Elle avait jusqu’alors vécu dans l’étouffement moral et la contrainte physique, à la manière d’un automate articulé par la convention, toutes fenêtres fermées sur la vraie vie. Jamais un peu d’air pur, de franchise, de vérité. Surtout pas la moindre indépendance, rien ne lui était permis, tout lui était défendu. Sa volonté personnelle, barrée par sa mère, s’était repliée sur elle-même, puis détendue en vains désirs. L’amour, qui eût empli le vide ennuyeux de ses jours, si elle avait rencontré l’homme de ses rêves, ne lui avait apporté que de médiocres aventures ou des aspirations irréalisables, comme celles qui l’avaient entraînée vers Philippe à Gerseau. Etait-ce de l’amour, de l’amitié, de la sympathie ?

Elle n’en savait rien, sinon qu’elle devait à cet homme le meilleur de son âme. Il était l’unique souvenir de son passé, dont la récurrence ne lui fût point pénible. Comme Charlotte Bronte de son professeur, elle s’était éprise du seul être qui eût apporté dans sa vie le sentiment de l’idéal. Certes, Philippe était souvent irrésolu, — elle en avait eu la preuve à Lugano — mais cela tenait à sa pénétration morale, qui lui montrait la conséquence de ses actions. Elle ne lui en voulait donc pas d’avoir découragé sa tendresse : il avait dû souffrir autant qu’elle.

Brusquement, l’invasion les avait séparés, et elle se trouvait sans appui, au moment où la présence de Philippe lui était le plus nécessaire. Dans cette affreuse orgie de souffrance, elle n’avait personne à qui se confier ; dans ce monde, si sévère à l’amour, elle voyait la bestialité triomphante, les pauvres Belges piétinés par les Allemands. Pourtant, au milieu de ce désert d’égoïsme, une oasis : le Refuge.

Là, du moins, la nature humaine révélait quelque beauté.

Oh ! l’on y pataugeait dans l’improvisation et le gâchis ; le désordre et le hasard présidaient au destin des misérables fugitifs, mais on y éprouvait un sentiment consolateur à constater que la pitié, le dévouement n’étaient pas des illusions.

Dans le mensonge universel, dans l’écœurant matérialisme dont elle s’était tant de fois désolée, elle voyait Mrs  Wood, Miss Green, quelques autres femmes chercher le bonheur dans l’oubli d’elles-mêmes, secourir les faibles, les innocentes victimes des forts, et combattre de tout leur courage « la puissance aveugle du destin ».

Quel dommage, pensait-elle, qu’il ne soit pas ici ! Il verrait s’accomplir l’utopie du roman dont il rêvait à Lugano, la pitié, la charité exaltant tout un peuple, la conscience humaine s’élevant à des hauteurs que l’on croyait inaccessibles… Et, chaque jour, à l’heure des malles, elle venait au port dans l’espoir d’y rencontrer Philippe.

Puis, chaque soir, en retournant à la pension de famille, où sa mère inquiète la grondait de rentrer si tard, elle éprouvait la satisfaction qui nous vient d’une journée bien remplie.

Aussi se refusait-elle à partir pour la France, dont Mme  Fontanet eût préféré le séjour. Lucienne se savait utile au Refuge, où elle trouvait à répandre ce sentiment d’altruisme qu’elle n’avait pu satisfaire en amour.

Bientôt, la débâcle d’Anvers apporta une telle affluence de fugitifs que le Refuge en fut débordé. Lucienne eut à conduire des troupeaux de malheureux à la recherche d’un logement. Ils couchaient par terre, dans les églises, dans les salles vides des cinémas, et les malles de nuit en apportaient par milliers, qu’il fallait retenir à bord et dans la gare, tant la ville s’en trouvait encombrée.

Au Refuge, dans l’innombrable masse des petites gens que l’on ne remarque pas, Lucienne reconnut un vieillard en pelisse, industriel millionnaire, soudain ruiné par le bombardement. Une carte à la main, il attendait son tour de réfectoire, dans la queue d’affamés qui s’allongeait devant les cuisines…

Sur un paquet de linge, une paysanne était assise, les coudes aux genoux, le regard baissé. À côté d’elle, un garçon de quinze ans s’épaulait au mur, les mains dans les poches. Timides et farouches, ils demeuraient à l’écart, échoués dans un coin, comme deux épaves.

Sans répondre aux questions de Lucienne, la femme gardait un visage de bois, les yeux fixés sur le plancher boueux, indifférente à ce qui se passait autour d’elle.

Moins accablé, le garçon ne se refusa point aux avances de la jeune fille. Sa mère, fit-il connaître, possédait à Anvers une salle de danse près des casernes. Durant le siège, des paysans s’y étaient réfugiés. Un obus y éclata, blessant et tuant une vingtaine de personnes ; les autres s’enfuirent avec ses parents. Au coin de la rue, sa sœur fut écrasée par une auto de la Croix-Rouge et transportée, mourante, à l’hôpital. Au port, bousculé par la foule, son père tomba dans l’Escaut et disparut sous un navire…

Depuis, la mère ne parlait plus. Docile, indifférente, elle se laissait conduire. Se posant un doigt sur le front, le jeune homme fit entendre qu’elle avait perdu la raison.

Lucienne, ce soir-là, se sentit découragée. Le monde lui parut si noir, l’humanité si misérable et la guerre si odieuse que la haine lui durcit le regard à l’idée de ces Allemands qu’on envoyait, infectés de patriotisme, torturer ces petites gens incapables de comprendre pourquoi on leur faisait mal.

Elle-même, d’ailleurs, ne le comprenait pas. C’était si compliqué, lorsqu’on tâchait d’y réfléchir. Si triste aussi, et tellement abominable !…

Cela révoltait le cœur et la raison. Puis, songeant aux jours de Lugano, elle sourit avec amertume au souvenir des scrupules qui l’avaient retenue de l’amour. À présent, ce monde, si sévère à l’amour, s’écroulait sous la poussée des instincts brutaux qu’il avait développés : le goût de la richesse, de l’énergie, de la puissance, de tout ce qui fait de l’homme une bête de proie et de la vie un carnage des faibles, des scrupuleux, des «  sentimentalistes » qui croyaient encore à l’honneur, à la justice, à la bonté…

Ah ! si Philippe se fût trouvé près d’elle, peut-être eût-il relevé son courage ! Mais elle l’avait quitté sans un mot qui lui permît de la suivre…

Et elle se demanda s’il lui serait jamais donné de le revoir…

Vers la mi-novembre, elle apprit que Philippe était en France, qu’il avait l’intention de se fixer à Tours, en compagnie des Forestier.

Le jour même, elle écrivit à Marthe, lui conseillant de venir en Angleterre, où les Belges, assurait-elle, se voyaient acclamés comme les sauveurs !

Elle ne reçut point de réponse.

Déjà, les Héloir étaient partis pour Folkestone, où la lettre leur parvint avec un mot des Forestier.

Le Dr  Claveaux accueillit Philippe avec plus d’émotion qu’il n’avait coutume d’en laisser paraître. Il offrit aux Héloir l’hospitalité de son appartement :

— Nous n’avons que trois chambres, dit-il, mais nous les partagerons, en attendant mieux.

Quelques jours après, une petite villa fut trouvée disponible, qu’on loua pour l’hiver, à des conditions raisonnables.

Aussi bien, ne fallait-il pas trop s’inquiéter de l’avenir. Les journaux annoncèrent que les Anglais mangeraient à Berlin le plum-pudding de Christmas, et qu’une paix victorieuse serait conclue, environ le nouvel an.

La villa — une de ces maisonnettes bâties par centaines d’après un plan commun, et qui rendent si monotones la plupart des rues anglaises — comprenait un salon encombré de bibelots et de photographies, une salle à manger qui sentait la poussière, une cuisine aux murs souillés de graisse, et dont le poêle, mi-ouvert, mi-fourneau, parut à Mme  Héloir aussi laid que peu pratique.

Dans les chambres, des lits à suffisance, mais point de draps.

— Que faire ? soupira-t-elle.

— C’est bien simple, dit Philippe, nous apprendrons à nous en passer.

S’étant fait inscrire à l’Hôtel de ville, Marthe s’y informa de l’adresse des Fontanet.

Par un après-midi pluvieux de novembre, les Héloir se dirigèrent, le front baissé sous le vent, vers la pension de famille, où leurs amies sans doute ne manqueraient pas de s’étonner de les voir.

La maison avait grande apparence, dans une large rue bordée de jardins. Une bonne, coiffée d’un papillon de bonnet, fit attendre les visiteurs sur une stalle de vieux chêne.

— Respectable ! murmura Lysette, qui s’inclina, les mains croisées sur sa maigre poitrine.

Mais une porte s’ouvrit. Mme  Fontanet parut, et, levant les bras, oublieuse des convenances, dont elle avait si grand souci, elle s’écria :

— Non !… ce n’est pas possible !

Mais elle n’en put exclamer davantage. Ses lèvres tremblèrent ; balbutiante, elle étreignit Marthe avec effusion ; et, serrant les mains de Philippe, embrassant Lysette, elle dit à voix basse, comme on parle dans un couvent :

— Quelle surprise !… Que Lucienne sera contente !… Nous désespérions de vous revoir !

Lucienne lisait dans une petite pièce dont elle aimait la solitude. À l’apparition des Héloir, elle laissa tomber son livre. Bien que son visage fût dans l’ombre, chacun s’aperçut qu’il se décolorait.

— C’est nous ! dit Marthe, avec un sourire mouillé.

La jeune fille se mit debout ; mais, paralysée de stupeur, elle ne trouva ni un geste ni une parole, quand Marthe lui appuya deux baisers sur les joues. Elle tendit a Philippe une main froide qui se crispa, et ce ne fut qu’après avoir étreint Lysette qu’elle sourit à son tour, en s’essuyant les yeux.

Déjà la curiosité succédait à l’émotion :

— Depuis quand êtes-vous ici ?

— Depuis trois jours.

— Alors, vous avez dû recevoir notre lettre !

— Non. Vous nous avez donc écrit ?

— Mais oui ! À Equien… il y a plus d’une semaine.

C’est par le docteur Claveaux que nous avons appris votre adresse.

Chacun résuma les aventures de son voyage, la panique soudaine à l’approche des Allemands, le tumulte dans les gares, la ruée terrible du dernier jour. On trouva mille raisons pour excuser la frayeur qu’on avait eue, la brusquerie du départ où l’on ne pensait qu’à fuir la mort.

— C’est cela, dit Philippe, qu’on ne pardonnera point aux Allemands : d’avoir fait la guerre aux civils, de s’être conduits avec une si lâche cruauté. Il est certain que nous n’aurions jamais fui devant des Français ou des Anglais. Fussent-ils nos ennemis, nous sentirions en eux des hommes. Quant aux Allemands… Non !… Leurs atrocités surpassent en horreur tout ce que nous avons redouté !

La haine qu’on en gardait alors était si véhémente, que ces dames inventaient, pour punir le Kaiser, des tortures inédites, une mort effroyable, mais qui semblait trop douce, car l’immensité de son crime demeurait au delà de toute expiation.

Tandis que la pluie tambourinait sur les carreaux, on se plaignit du froid, du vent, du brouillard ; on rappela les jours heureux, le beau soleil de Lugano ; puis on en revint à la guerre, dont il était impossible d’écarter l’obsession.

En ce temps-là, on critiquait l’Angleterre, sa lenteur « qui dépassait toutes les bornes de la décence » ; on blâmait les journaux de leur optimisme et de leur aveuglement. Quant à l’héroïque petite armée, « que la nation exaltait sans beaucoup la soutenir », on l’estimait dérisoire.

— Cent soixante mille hommes ! s’écria Philippe, dans un empire de quatre cents millions d’habitants !

Mme  Fontanet, d’une palpitation de la main, dispersa toute parole imprudente :

— Il faut reconnaître, dit-elle, que la charité des Anglais est admirable. Lucienne en convient.

Elle fit l’éloge de Mrs  Wood, qui apportait une angélique patience au soulagement des malheureux. Et, s’adressant à Philippe, elle lui conseilla de venir au Refuge, pour y constater l’existence d’une générosité non plus individuelle, mais nationale ; car il semblait que toute l’Angleterre s’émût à secourir les réfugiés.

— C’est par milliers que nous recevons, chaque semaine, des offres de logement. Nous ne sommes plus réduits à expédier des trains de misérables au grand Refuge de Londres. La province nous les demande… Il y a aussi moins de confusion qu’au début. On tâche, autant que possible, d’envoyer les ouvriers dans les villes industrielles et les paysans à la campagne. Quant aux bourgeois, la bonne Mrs  Wood me prie de l’aider à en faire le triage ; et je vous prie de croire que ce n’est pas toujours facile ; beaucoup de ces braves gens s’imaginent avoir sauvé l’Europe, ce qui leur donne assez de prétentions… Mais, j’oublie !… Vous verrez au Refuge le sémillant monsieur Van Weert.

— Lui ?

— Cela vous étonne ?

— Il joue donc les philanthropes, à présent ?

— Oh ! sans rien y mettre de sa poche. Il est en rapport, je ne sais comment, avec un comité de province. Il vient donc bourdonner autour de Mrs  Wood et faire son choix parmi les réfugiés.

— Si cela ne lui coûte rien…

— Pas un centime. Au contraire, il exige de ses protégés des lettres de reconnaissance, des certificats dûment signés, constatant les services rendus par lui.

— À quoi cela lui sert-il ?

— Que vous êtes donc naïf ! Il veut être décoré. Il porte déjà le ruban tricolore à la boutonnière de son pardessus… Seulement, il replie le noir et le jaune… par anticipation !

Avant de quitter ces dames, Philippe s’informa si le comité ne pourrait pas obtenir des nouvelles des Sauvelain.

— Certainement, dit Lucienne, à moins qu’ils ne soient encore en Belgique.

— J’ai bien peur qu’ils n’y soient restés ! soupira l’écrivain. D’autre part, je me console à penser que cela est mieux ainsi, car je me demande ce qu’il adviendra d’Yvonne, lorsqu’elle apprendra la mort de son fils.