L’Innocente/IX

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Paul Ollendorff (N° 14 de la Collection Ollendorff illustréep. 140-165).
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IX


Deux ans passèrent, sans amener aucun changement brusque dans cette situation effroyablement monotone. Que d’épisodes je pourrais ajouter à ceux que je t’ai racontés déjà, presque tragiques dans leur insignifiance ! Mais ce serait toujours la même chose : les pierres que les bourreaux lançaient contre leur victime se ressemblaient toutes ; le sang des blessures ne changeait pas de couleur. M. Marian vieillissait, blanchi maintenant, courbé, pareil à un prisonnier de guerre qui a traversé vingt batailles, toujours épargné par les balles, mais à qui l’ennemi ne fera pas grâce. Anthony grandissait, poussant en asperge, tout de longueur, avec des traits étirés, un regard triste, une nonchalance d’allures qui semblait trahir une continuelle lassitude. Je continuais à le voir deux ou trois fois par semaine, ce qui me valait toujours des querelles avec mes autres camarades. Deux enfants ne peuvent vivre ainsi rapprochés sans se prendre l’un pour l’autre d’une certaine affection. C’est ce qui arriva, peu à peu, de son côté surtout. Il m’admirait parce que je n’étais pas comme lui. Il me disait :

— Tu es fort, toi !…


les yeux brillants d’orgueil d’avoir un ami vigoureux. J’essayais de lui répondre :

— Toi, tu es sage !…

Mais ce n’était pas tout à fait la même chose : il le sentait bien, le pauvre garçon, et baissait la tête sous mon éloge, comme si la sagesse lui semblait lourde. Une ou deux fois même, il me dit, pour s’en excuser :

— Je ne peux pas faire autrement !

Quant à Mme  des Pleiges, je ne sais si le temps attaquait sa grâce, sa fraîcheur, sa beauté : pour moi, elle demeurait pareille à elle-même. Mais telle n’était pas l’opinion générale ; et je me rappelle qu’un jour, Mme  d’Ormoise, — qui, par parenthèse, se ratatinait et se ridait comme une pomme oubliée dans un cellier, — dit à ma mère :

— Vous voyez toujours quelquefois la comtesse, chère madame ? Ne trouvez-vous pas qu’elle change beaucoup ?

Ma mère répondit, de sa voix placide, avec son regard bienveillant :

— Oh ! chère madame, elle est encore bien jolie !…

Les rides du vieux visage parcheminé se froncèrent davantage, les lèvres remuèrent avec dépit, la voix aigre glapit :

— Moi, je la trouve extrêmement vieillie !…

Cette affirmation me stupéfia, car l’idée ne m’était jamais venue que ma marraine pût vieillir. Lorsque je la revis, je cherchai sur son visage ces traces des années qui réjouissaient si fort Mme  d’Ormoise : je n’en sus découvrir aucune. Sûrement, la vieille dame se trompait, entraînée par sa méchanceté : ma chère marraine devait posséder, comme les déesses d’Homère, que je commençais à lire avec M. Lanternier, l’éternelle jeunesse. Pourtant, elle me parut très pâle, et languissante dans ses mouvements, comme Anthony.

Ils allèrent passer un été au bord de la mer, en Normandie. La mer, pour nous autres gens de montagne, c’est l’inconnu de paysages que rien ne nous révèle ; c’est la rivale aussi : car ses infinis ont des aspects pareils à ceux qui se déroulent aux pieds de nos sommets, d’une égale beauté, d’une égale grandeur, et remués par les orages. Nous l’aimons de confiance, avec un peu d’effroi ; nous la redoutons et nous rêvons de la connaître. J’enviais mon petit ami, qui me quitta en disant :

— Je te raconterai…

Comme dans la fable que tu sais.

Au retour, il tint parole : il rapportait plusieurs boîtes de coquillages, dont il me fit ma part, toutes sortes d’histoires de pêcheurs, de barques, de tempêtes, et une profonde nostalgie, comme d’avoir quitté la nature où son âme s’épanouissait dans de mystérieuses concordances. Si appliqué avant son voyage, il devint distrait pendant les leçons. Quelquefois, il lui arriva de les interrompre pour rêver tout haut :

— … Il y avait un écueil qu’on appelle la Chaire-au-Diable. J’y ai passé des heures, des heures, des heures. On entendait la mer qui chante toujours comme si elle avait une voix. Dans le lointain, elle s’unit avec le ciel.

Ou bien, tout à coup, au beau milieu du fameux morceau de Virgile qui décrit la tempête :

— Oui, oui, c’est bien cela ! Moi aussi, j’ai vu une tempête. Il y avait une barque sur les vagues. J’ai couru le long du rivage pour la suivre. Elle filait, elle filait comme le vent. À la fin, je ne l’ai plus vue. Et les vagues hurlaient…

Souvent, il fallait que M. Lanternier le rappelât à l’ordre, doucement :

— Anthony ! et votre texte ?…

Alors Anthony reprenait son morceau :

Talia jactanti stridens aquilone procella
Velum adversa ferit, fluctusque ad sidera tollit.

Je finissais par partager sa nostalgie, même quand elle le poussait à se plaindre de notre pays :

— Ici, des sapins, toujours des sapins, et du brouillard, et de la pluie… Oh ! là-bas !…

Et je voyais son regard fixé sur cet inconnu magique, dans une extase.

Souvent aussi, quand il se taisait, je lisais dans ses yeux qu’il pensait à elle, qu’il la chérissait, qu’il la regrettait. Plus tard, j’ai compris que ce pauvre enfant devait à sa destinée une de ces âmes d’inquiétude et de désir, qu’offusquent toujours les objets présents, quels qu’ils soient, qui ne se plaisent jamais qu’ailleurs, qui n’aspirent qu’à l’inaccessible : âmes délicates et plaintives, auxquelles il faudrait, en tout cas, l’insouciance du ciel du Midi, la gaieté d’un soleil éternel ; et j’ai songé que sa mère lui ressemblait sans doute, que notre âpre pays n’était point fait pour eux, qu’il y avait dans leur cas ce douloureux mystère des fleurs transplantées qui s’étiolent parce que les sucs du sol où elles poussent ne sont point ceux qui leur conviennent, des oiseaux qui perdent la voix dans leur cage.

Cependant, les leçons de M. Lanternier avaient fait de moi un élève extraordinaire. Je passais pour un prodige. Je remportais tous les prix. Je puis bien le dire : car, si j’en avais quelque orgueil en ce temps-là, je n’en ai plus aucun aujourd’hui. Encore n’en ai-je jamais eu beaucoup : l’éclatante supériorité d’Anthony me retenait dans les limites d’une saine modestie. Quoi qu’il en soit, le moment arriva où l’école des Pleiges fut jugée insuffisante pour moi : au commencement de l’hiver, on m’envoya à B***, où j’eus le plaisir de faire ta connaissance et la mortification de m’apercevoir que je savais très peu de chose. J’imagine que tes souvenirs de ce temps-là sont à peu près aussi frais que les miens. Mais, toi qui étais né dans un chef-lieu de département, tu ne saurais te représenter les impressions d’un vrai provincial, issu d’une bourgade comme celle où nous sommes, quand il arrive dans une « grande ville », marche dans des rues en mouvement, passe devant des cafés animés ou sur des places où l’on fait de la musique, et sait qu’il y a, tout près de lui, cette chose magique qui s’appelle un théâtre. C’est la découverte du monde, mon cher ami. Comme il paraît beau ! Te l’avouerai-je ? C’est avec une joie profonde que j’avais quitté les Pleiges, ma bonne mère, mon excellent père, la douce maison de mon enfance, pour courir à cette découverte. Quant à Anthony, je lui fis mes adieux sans grande émotion ; lui, au contraire, ne put retenir ses larmes. Comme sa mère assistait à notre dernière entrevue, il ne me confia pas ses pensées ; mais je devinai que lui aussi aurait bien voulu partir :

— Tu m’écriras, me dit-il.

Je promis. Il ajouta :

— Tu me raconteras tout, tout ce qui t’arrive, tout ce que tu fais !

Ma marraine me recommanda d’être bien sage ; et j’étais si content de partir, que je ne m’affligeai point non plus en lui disant adieu.

L’hiver s’annonça très dur. Toi qui rentrais chaque soir dans ta famille, tu n’as jamais su le froid épouvantable qu’il faisait dans notre dortoir. À force d’y grelotter, je finis par me dire que le monde n’est point aussi beau que je me l’étais figuré. Je songeai à la maison paternelle, si bien emménagée pour résister à l’âpreté du climat ; et mon cœur s’ouvrit à des regrets plus tendres. Comme Anthony revenant de la plage, je m’attendris en pensant à là-bas, et là-bas, c’étaient nos rues silencieuses, la silhouette inquiétante du château, nos horizons de neige. La nuit, dans mon lit froid, j’évoquais les figures familières : mon père, rentrant affairé, entre deux visites, et me jetant au passage un mot d’amitié ou une tape sur la joue ; ma bonne mère, venant border mon lit qu’elle avait bassiné, — en contrebande, car mon père voulait qu’on m’élevât « à la dure », — puis, ma belle marraine et Anthony ; et je découvrais que je les aimais tous bien plus que je ne m’en serais douté, qu’ils me manquaient, que j’étais malheureux de ne plus les voir. En sorte que, selon ma promesse, j’écrivis à Anthony une longue lettre lamentable où j’épanchai ma tristesse. Il me répondit gentiment, en me prêchant le courage et la patience, et il m’envoyait les amitiés de ma marraine ; ce qui me fit m’écrier avec joie :

— Au moins, personne ne m’oublie !…

Ma mère m’écrivait aussi, chaque semaine, pour me tenir au courant des moindres incidents de notre vie domestique. Tout ce qu’elle me disait m’intéressait au plus haut point. En lui répondant, je ne manquais jamais de lui répéter avec quelle impatience j’attendais les vacances de Noël, qui approchaient. Deux jours avant celui fixé pour mon départ, en m’envoyant ses dernières recommandations pour le voyage, elle me dit que, par malheur, je trouverais mon petit ami Anthony bien malade. Cette mauvaise nouvelle ne me troubla guère : à quatorze ans, la maladie, la mort, ce sont des idées lointaines qui manquent de précision. Je me dis : « Il est malade, il guérira, » et je n’y pensai plus. Je me mis en route avec autant d’impatience que si j’étais sûr de trouver tout le monde bien portant et la maison gaie.

Hélas ! quand j’arrivai aux Pleiges, c’était cette désolation latente, répandue comme un voile de crêpe sur les gens et les choses, qui précède les deuils. Ma mère m’attendait au bureau de la Poste, — car nous n’avions pas encore le chemin de fer régional dont tu as profité. En sautant de la lourde caisse jaune où j’avais eu bien froid, je vis qu’elle ne m’accueillait point avec sa sérénité habituelle et qu’elle avait les yeux pleins de larmes. En m’embrassant, elle me dit aussitôt :

— Ton petit ami est très, très malade…

Je me serrai contre elle dans la crainte naissante du malheur. Elle ajouta, la voix tremblante :

— On croit qu’il va mourir…

Je répétai :

— Mourir !…

Et je tâchai de réaliser le sens de cet affreux mot, sans bouger de place, comme hypnotisé par une apparition terrible.

— Il faut venir à la maison, dit-elle.

Je me laissai prendre par la main, comme quand j’étais tout petit et, chemin faisant, ma mère me raconta la lugubre histoire. C’était une nouvelle suite de la méchanceté de mes camarades. À l’une de ses rares sorties, en compagnie de la femme de chambre, Anthony avait rencontré leur troupe ennemie. Il n’y eut, cette fois, pas d’attaque : des rires seulement, des gestes moqueurs, des injures. Il s’effraya et se mit à courir. En le voyant fuir, les autres coururent après lui comme une meute de jeunes chiens déjà cruels. Il précipita sa course, il s’affola. M. Lanternier, qui passait par hasard, arrêta la bande ; mais l’enfant, hors d’haleine, épuisé, se laissa tomber sur un de ces tas de planches comme il y en a sur la route, dès la sortie de la ville. La bise glacée soufflait sur lui, — pauvre plante trop frêle pour supporter ses coups. Il sanglotait. Il répétait :

— Laissez-moi ! Je veux rester là !

Quelques heures après, une fièvre violente éclata : c’était la pneumonie.

— Ton père le soigne, dit encore ma mère, avec un célèbre médecin qui vient de Lyon. Ils ont peu d’espoir.

Elle, qui me soignait toujours comme un objet fragile, me laissa à peine le temps de me restaurer, et m’envoya chercher des nouvelles.

Le cœur serré, je me dirigeai vers le château. Le cher paysage, dont j’avais depuis deux mois la nostalgie, m’enveloppait de ses horizons blancs de neige. Sur le bord de la route, les sapins couverts de givre montaient leur garde éternelle. Je ne les voyais pas. Je ne voyais rien. Je n’éprouvais qu’une sourde angoisse, qui me faisait mal, l’angoisse de cette chose effroyable que je commençais à concevoir, depuis que ma mère l’avait nommée : la mort. Et j’allais à petits pas, ma marche ralentie par la peur de ce que j’allais voir.

Le château s’ouvrit devant moi comme un caveau funéraire. Il me parut abandonné déjà. Sous les voûtes du vestibule, mes pas éveillèrent des échos que je ne connaissais pas. Machinalement, je me dirigeai vers la salle d’études, dont je poussai la porte. Elle était vide. Je m’en éloignai en frissonnant. Comme je restais là, sans savoir où aller, je vis ma marraine qui descendait l’escalier. Et je la reconnus à peine. Ah ! cette fois, Mme  d’Ormoise aurait pu le dire en toute vérité : elle avait vieilli. De je ne sais combien d’années ! Jamais je n’avais vu de tels yeux de fièvre brûler dans un visage que labourait l’angoisse. Elle vint à moi :

— Ah ! c’est toi, filleul ! me dit-elle, sans s’étonner de me voir là. Il va mal…, il va très mal…

Je ne savais que lui dire. Je murmurai :

— Oh ! marraine…

Elle sanglota :

— Adieu ! Je retourne auprès de lui.

Et elle disparut.

Je repris le chemin de la ville, en proie à cette tristesse des enfants qui ne comprennent pas encore, mais pressentent déjà la cruauté du sort des hommes, rempli de compassion pour le petit agonisant dont j’évoquais la souffreteuse figure, pour la pauvre femme que je venais de voir passer comme une image de la désolation. Par les rues, qu’égayaient les devantures des boutiques décorées pour la Noël, je rencontrai quelques garçons de ma connaissance, entre autres Frédéric Lambert, que son ignorance retenait aux Pleiges, bien qu’il fût mon aîné. Il m’arrêta, d’un air embarrassé :

— Tiens, c’est toi ! me dit-il. Tu es donc ici ?

Je lui répondis froidement :

— Oui, je suis ici.

Et je fis mine de continuer ma route. Il me retint, en se dandinant devant moi.

— Attends un peu, me dit-il. Tu ne sais pas que ton ami de là-bas (d’un regard il désigna le château) est très malade !

— Oui, je le sais. Je viens de prendre de ses nouvelles.

— Comment va-t-il ?

— Très mal.

— Ah !…

Alors, le trouvant bien hardi d’avoir osé me parler d’Anthony, je laissai éclater mon indignation, en phrases que hachait mon grand besoin de pleurer :

— Oui, il est très malade… Et c’est votre faute…, votre faute à tous !… Vous l’avez tourmenté…, vous l’avez fait courir…, alors, il a pris froid…, et il va mourir… ; et c’est vous qui l’aurez tué !…

Le grand garçon m’écoutait sans répondre, la tête basse, l’air piteux, debout au milieu de la rue, les mains dans les poches de son pardessus. Il essaya de protester :

— Oh ! non ! fit-il.

Je répétai avec énergie :

— Oui, vous, vous, vous !… Tu le sais bien… Tu sais bien que vous le détestiez… Il ne vous avait pourtant point fait de mal… Jamais !… Il était très bon… Il fallait le laisser tranquille !…

Frédéric Lambert ne protestait plus ; mais il voulut s’excuser.

— Tu comprends, dit-il, nous ne savions pas… Ah ! si nous avions su…

Et il me quitta, sur ces paroles de regret.

Je ne les attendais pas. Mais je m’aperçus bientôt que le sentiment qu’elles exprimaient était celui de toute la ville. Car les personnes les plus hostiles venaient aux informations chez ma mère et, cette fois, sans méchanceté, avec des airs honteux ou sincèrement inquiets : Mlle  Éléonore, qui se désolait de n’oser retourner au château, Mme  d’Ormoise, d’autres encore que je n’ai pas eu l’occasion de te nommer. Elles s’apitoyaient, elles se désolaient, elles répétaient :

— Pauvre petit !

Ou :

— Pauvre femme !

Chacune d’elles demandait avec sympathie :

— Est-ce que le docteur n’a vraiment plus d’espoir ?

Ma mère leur répondait :

— Oh ! bien peu.

Alors elles se désolaient. Cela m’étonnait beaucoup. Je ne savais pas que les hommes veulent bien faire le mal, mais qu’aussitôt qu’ils l’ont fait, ils s’en étonnent et le regrettent. C’est le seul indice qui montre qu’ils ne sont pas foncièrement mauvais. Dans le fait, je n’entendais plus parler des habitants du château qu’avec bienveillance et sympathie. Un détail frappait tout le monde : c’était la fin d’une race ; et l’on entendait répéter, comme un refrain :

— … Un beau nom qui va disparaître !

Nul ne songeait plus qu’ils avaient mis en doute la légitimité de l’héritier de ce nom-là. Maintenant, à ses dernières heures, le pauvre Anthony, l’enfant pourchassé par la meute hostile des gamins, était bien, pour la ville, le dernier des Pleiges, et le lustre de l’ancienne famille historique allait s’éteindre avec lui.

Dans ce concert de plaintes et de regrets, la voix de M. Lanternier résonnait plus haut que les autres. De temps en temps, il ouvrait notre porte pour demander :

— Eh bien ?… Les dernières nouvelles ?… Que dit le docteur ?…

Mon père disait seulement :

— Dieu peut toujours faire un miracle.

Cela semblait presque un arrêt de mort, car on sait que les miracles sont rares. Pourtant, on espérait encore : on espère toujours, aussi longtemps que la mort n’est pas là.

Ce furent de douloureuses journées, dont je retrouve au fond de ma mémoire l’impression de stupeur et d’effondrement. Noël, qui tomba pendant cette lugubre période, m’apporta ses présents accoutumés, que je reçus sans plaisir : il manquait celui de ma marraine. Tout en dénouant tristement les ficelles roses de mes paquets blancs, je me sentais comme entouré d’images de mort, de je ne sais quelle atmosphère où vibraient des bruits étouffés de sanglots. Comme d’habitude, ma mère avait préparé le dîner traditionnel : l’oie rôtie aux marrons, le vacherin à la crème. Mais mon père fit avertir qu’il ne viendrait pas, ne pouvant quitter le château ; en sorte que nous dînâmes en tête en tête, ma mère et moi, sans appétit, presque sans rien nous dire.

Ce fut le lendemain, vers midi, que mon père nous apporta la fatale nouvelle. Rien qu’à son air, nous avions compris. Pourtant, comme les autres jours, ma mère demanda :

— Eh bien ?…

Il répondit :

— C’est fini !

Elle s’écria :

— Ah ! mon Dieu !

Il y eut un silence. Mon père arpentait la chambre, les mains derrière le dos. Ma mère demanda :

— A-t-il beaucoup souffert ?

Mon père arrêta sa marche inquiète pour donner les détails :

— Il n’a point eu d’agonie, le cher enfant… Ce matin, il s’est tourné contre le mur, en disant, de sa pauvre petite voix fêlée : « Je vais mieux, beaucoup mieux, à présent !… » Il est resté un moment immobile ; puis il s’est retourné vers nous, en nous regardant avec des yeux qui tournaient… Un geste, un hoquet, c’était tout… On ne peut pas mourir plus doucement !…

Le silence recommença. Puis ma mère demanda encore :

— C’était quelle heure ?

— Neuf heures et demie.

— Et la comtesse ?

— Oh !…

Le geste de mon père voulait tout dire.

— Il te faut aller au château, ajouta-t-il. La pauvre femme a besoin qu’on l’entoure.

— J’irai.

Je m’avançai, et dis, bien que cette résolution me coûtât quelque effort :

— Moi aussi, je veux aller… Je veux le voir !

— Non, non, dit ma mère, ces émotions-là sont mauvaises pour les enfants.

Mais mon père m’appuya :

— Pourquoi ? dit-il. Tu as raison, Philippe. Anthony t’aimait beaucoup. Il a souvent parlé de toi, dans son délire. Tu as raison de vouloir lui dire adieu. Allons tous les trois ! Allons !

Ma mère céda ; mais je voyais à son air inquiet qu’elle craignait pour moi cette première rencontre avec la mort, et, tout en mettant son châle et son chapeau, elle me suivait de ses yeux de sollicitude. Je lui dis :

— Je n’ai pas peur, maman !

Elle me serra contre elle, comme pour me défendre de la formidable ennemie qui rôdait peut-être encore près de nous ; car elle ne se contente pas souvent, dit-on, d’une seule victime.

Comme je le revois bien, le pauvre corps si grêle, aminci encore, diaphanisé par la maladie ! Comme je les revois, les yeux fermés où s’était éteinte la nostalgie de la mer, et les mains, les longues mains maigres sur la couverture, et ce bouquet de roses de Noël, — les seules fleurs qu’on eût trouvées, — posé sur la poitrine immobile et muette ! Et près du lit, dans le demi-jour de la chambre où flottaient des odeurs de drogues, la forme vague et noire de ma pauvre chère marraine !…

Elle était anéantie dans un fauteuil, la main étendue vers la main de son fils. Au bruit que nous fîmes en entrant, elle se tourna vers nous, je vis un visage presque aussi maigre que celui du cadavre, des lèvres exsangues, des yeux entourés d’un cercle noir, — de grands yeux brûlés de fièvre qui ne pleuraient pas. Ah ! cette fois, elle n’avait plus d’âge, plus de couleurs, plus de beauté, presque plus de vie. C’était une vieille femme, avec des mèches grises qui pendillaient autour de son front labouré de rides. C’était la douleur, l’affreuse douleur la plus humaine et la plus désespérée, la douleur suprême de celle qui a tout perdu et se retrouve vivante à côté de la mort. Elle poussa une espèce de gémissement, une plainte de bête blessée, un de ces cris qui sont la langue du désespoir. Elle nous tenait les mains. Puis elle me prit dans ses bras, sur ses genoux, et se mit à me bercer d’un mouvement rythmique. Ou bien, elle promenait ses doigts dans mes cheveux et se penchait pour poser sur mon front ses lèvres fiévreuses ; et elle répétait :

— Ah ! toi !… toi !… toi !…

Je me demandais ce que ce mot voulait dire, tout le sens qu’il cachait, toutes les pensées qu’il représentait, et j’avais peur de quelque chose d’inconnu, de pire que la mort, de la folie, sans doute, qu’obscurément je pressentais très proche, rôdant, invisible, par la chambre mortuaire, guettant ce front que la douleur lui livrait. Ma mère se rapprocha. Je sentis sa main qui se posait sur moi, prête à me défendre ; et je me mis à pleurer, d’abord tout doucement, en retenant mes sanglots, puis plus fort.

Ces pleurs d’enfant soulagèrent celle qui n’avait plus de larmes, car ses bras qu’elle serrait contre moi se détendirent, son farouche silence se rompit, j’entendis qu’elle disait d’une voix presque naturelle :

— Il t’aimait !… Il a parlé de toi !… Il appelait : Philippe !… Il était ton ami !…

Elle se tut de nouveau, en me gardant contre elle, immobile.

— Je vais l’emmener, dit mon père.

Elle supplia :

— Pas encore.

Ma mère insista :

— C’est encore un enfant !…

Elle ne répondit pas, et la scène de deuil se prolongea…

Ensuite, je sus heure par heure ce qui se passait au château.

Souffrant depuis plusieurs semaines, atteint dans ses facultés plus encore que dans sa santé, le colonel, qui s’était à peine aperçu de la maladie de son petit-fils, s’aperçut à peine de sa mort. Seulement, il demandait sa fille, qu’on ne pouvait pas arracher de la chambre mortuaire. Elle refusait toute nourriture. Pourtant, le second jour, mon père parvint à lui faire prendre une tasse de lait. Sa vie physique semblait suspendue, plus encore sa vie morale : inerte, elle s’abandonnait à ceux qui remplissaient pour elle les pénibles devoirs des premières heures de deuil, sans autre souci que de rester auprès du cadavre. Elle se laissa embrasser par Mlle  Éléonore, qui profita de la circonstance pour faire sa rentrée au château, dont elle pressentait la prochaine vacance, et se réinstalla dans son ancien appartement. À peine distinguait-elle, comme des ombres confuses, les figures des gens qui venaient chuchoter autour d’elle. Elle subissait leurs poignées de main, leurs vaines paroles, et ne répondait pas. Le curé, toujours craintif, raconta qu’il n’avait point osé lui proposer ses habituelles consolations :

— Plus tard, disait-il, j’essayerai…

Il disait aussi, qu’en le voyant prier au pied du lit, Mme  des Pleiges avait pu pleurer pour la première fois.