L’Innocente/V

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Paul Ollendorff (N° 14 de la Collection Ollendorff illustréep. 92-105).
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V


Sans doute, ce projet de départ, qui me mettait si fort en peine, était plus facile à concevoir dans un moment de colère qu’à exécuter, car il ne se réalisa pas. L’hiver passa sans amener aucun changement. Debout dans la neige, le château conservait son air de léproserie. L’un après l’autre, les vieux domestiques blanchis au service de la famille s’en allèrent : l’espèce d’interdit qui pesait sur leurs maîtres, et dont ils participaient, leur devenait intolérable. Joseph, le valet de chambre, dont je revois dans mes souvenirs la tête vénérable, dont j’entends la voix chevrotante, vint expliquer ses raisons à mon père :

— Ce n’est pas que Mme  la comtesse soit méchante, arguait-il, ni que j’aie rien à lui reprocher. Oh ! certes pas, bien au contraire ! Mais, que voulez-vous, monsieur le docteur, je ne peux pas supporter cette espèce de malédiction qui pèse sur nous ! Je me ferais volontiers tuer pour mes maîtres ; mais cela, je ne peux pas, c’est trop pénible ! Cela me rend malheureux comme si j’avais du remords.

Mon père plaida du mieux qu’il put la cause des abandonnés ; et Joseph revint sur sa décision. Puis, après les autres, il finit par disparaître aussi : l’on sut qu’il s’était enfui sans rien dire, sans même réclamer ses gages, comme un soldat qui déserte.

Ce qui fit plus de bruit encore que le départ des domestiques, ce fut celui de Mlle  Éléonore, qui se réfugia chez Mme  d’Ormoise, avant de s’installer à son compte. La vieille demoiselle parlait à peu près comme Joseph, mais avec âpreté et malveillance. J’assistai à l’entretien qu’elle eut avec ma mère : de mauvaises paroles, dont je devinai, plutôt que je ne les comprenais, les cruelles intentions, s’échappèrent de sa bouche mince, dont les coins tombaient :

— Mon Dieu ! disait-elle à peu près, je ne crois pas que ma nièce ait fait tout le mal dont on l’accuse. Oh ! non ! Mais, enfin, il n’y a pas de fumée sans feu, n’est-ce pas, madame ? D’ailleurs, si elle n’avait rien à se reprocher, est-ce qu’elle s’inclinerait ainsi devant l’opinion publique ? Je ne me suis jamais tout à fait accordée avec elle. À présent que j’ai perdu tous ceux que j’aimais et qui m’aimaient, pourquoi resterais-je au château ? J’ai de bons amis qui ont juré de n’y pas remettre les pieds : je finirais par les perdre. J’aime mieux me rapprocher d’eux. D’autant plus que là-bas, chère madame, on ne tient guère à moi : je suis une vieille tante inutile dont on ne regrettera guère d’être débarrassé !

Je crois que ma pauvre mère aurait bien voulu lui répondre : mais telle était sa faiblesse, qu’elle n’aurait jamais osé la contredire ; elle se contentait donc de balbutier, sans conviction :

— Oui, oui…, sans doute…, c’est bien naturel…

C’est ainsi qu’en une saison, le personnel du château se transforma : au lieu des vieilles figures connues, des serviteurs qui participaient d’un peu de la considération qu’on avait pour leurs anciens maîtres, on en vit arriver de nouveaux, qui venaient de loin, comme les avocats, les avoués, les gens d’affaires. On leur trouva des mines louches, des allures fourbes. On regrettait « ce pauvre M. Joseph, qui était si comme il faut ». Des bouches amères lancèrent l’adage :

— Tel maître, tel valet !

Que se passait-il, cependant, dans cette grande habitation triste, derrière ces murs épais qu’assiégeaient des ennemis invisibles, plus dangereux que les reîtres et les arbalétriers d’autrefois, entre ces trois êtres isolés, séparés du reste du monde ? Je ne l’ai jamais su, — bien que, plus tard, j’aie souvent calculé l’ennui de leurs longues journées monotones, toutes pareilles, remplies par la peur sourde des dangers inconnus du dehors, par l’effroi de cette universelle réprobation qui enveloppait comme une nuée l’antique demeure, ou coupées de temps en temps par les éclats de colère du colonel qui s’exaspérait dans le vide. Il y eut là, sans doute, un drame de désolation, de révolte impuissante, d’ennui désespéré, d’indignation vaine qui tenterait peut-être ta plume de romancier. Pour moi, je ne puis qu’en soulever le voile, en te rapportant quelques-uns des incidents dont j’ai conservé la mémoire.

C’est d’abord, par un jour de neige, une sortie de l’école : cinq ou six gamins en gaieté, joyeux de toute la blancheur éparse autour d’eux, excités par le grand bonhomme qu’ils ont dressé dans la cour du collège, avec un ventre énorme, des jambes comme des colonnes, une grosse tête ronde, une pipe et des lunettes. Nous courons, nos cris ébranlent le silence des rues où de rares passants glissent en soufflant dans leurs doigts, quand, tout à coup, notre bande folle aperçoit le petit Anthony des Pleiges… Il attend la femme de chambre qui le promène et l’a quitté un instant pour entrer dans quelque boutique ; tout frissonnant dans son pardessus et son cache-nez de laine, il regarde, peut-être avec envie, ces enfants qui pataugent gaiement dans la neige et se réchauffent en la maniant. Mais voici que l’un de nous le prend pour point de mire : une balle vient s’aplatir sur son chapeau. Des rires éclatent. Une voix crie :

— Tiens ! le voilà ! c’est lui ! c’est lui !

D’autres balles suivent, plus serrées, avec d’autres cris :

— Qu’est-ce que tu fais là ? Pourquoi n’es-tu pas au château ?

— Qu’il y reste !…

— Va-t’en ! Va-t’en…

Le pauvre enfant, ne pouvant fuir, se tourne contre un mur et plie le dos sous l’avalanche. Cela se passe si vite, que je regarde sans bien comprendre, sans prendre tout de suite un parti. Mais voilà que Frédéric Lambert s’approche de lui ; je vois son gros poing se lever sur le pauvre dos passif et résigné, et retomber avec un :

— Tiens ! voilà pour toi !…

J’entends le bruit sourd du coup. Le poing se relève, la voix reprend :

— Voilà pour ta mère !…

Alors, pris d’une colère folle, je me jette sur le mauvais garçon, en criant :

— Lâche ! lâche ! lâche !…

Mon fidèle ami, Étienne Anton, vient se placer à côté de moi, et m’appuie :

— Oui, Nattier a raison, vous êtes des lâches !… Vous êtes six contre un !… Vous êtes des lâches !…

Et il s’engage une bataille en règle, qui fait sortir les bons horlogers sur le devant de leurs boutiques et permet à la femme de chambre d’accourir, de prendre Anthony par la main, de l’emmener tout pleurant.

Et les bons horlogers, en le voyant passer, meurtri, effaré, lamentable, murmurent :

— C’est bien fait !

Je rentrai fort agité à la maison, où je fis à mes parents le récit tout haletant de l’aventure. Ma mère écoutait, en secouant sa tête inquiète ; mais mon père m’embrassa :

— Tu es un brave garçon, me dit-il, tu as bien fait. Tes camarades se sont conduits lâchement. Il faut toujours défendre les faibles.

J’aurais voulu lui poser mille questions, que je me posais vainement à moi-même. Je demandai :

— Pourquoi donc en veulent-ils tant à Anthony et à ma marraine ?

Mon père leva les bras :

— Ah ! pourquoi ? fit-il, pourquoi ? Les hommes ne savent pas, une fois sur dix, le pourquoi de leurs sentiments et de leurs actes. Veux-tu donc que des enfants soient plus habiles ?

Je dis :

— Ils sont méchants !

Et mon père :

— C’est peut-être bien la vraie explication.

Mais ma mère conclut :

— Sûrement, cela finira mal.

En sorte que mon imagination, frappée, demeura inquiète, à se demander comment « cela » finirait, quelle catastrophe il y aurait au bout de ce drame dont j’ignorais la nature et qui ne se révélait à moi qu’à travers quelques manifestations relativement insignifiantes, comme la bataille des balles de neige.


Un autre incident marqua le même hiver ou l’hiver suivant, je ne sais plus au juste : car si j’ai conservé le souvenir précis des faits, ils se déroulent dans un espace de temps incertain, dont les divisions m’échappent. Ce fut l’arrivée au château d’une institutrice anglaise : une grande fille, robuste, chevaline, capable au besoin de tenir tête à toute une bande de gamins et de jouer des poings comme un gendarme. Elle se nommait miss Jenny. On la disait protestante, fille d’un clergyman, et fort instruite.

Il fut aussitôt décidé que je prendrais des leçons d’anglais avec elle, pour qu’Anthony ne fût pas seul. Quelque simple qu’elle parût, cette résolution fut vivement discutée entre mes parents. Ma mère, avec son habituelle timidité, craignait de s’opposer au courant. Je me rappelle qu’elle objecta :

— Ses camarades le battront.


et que mon père répondit, en se tournant vers moi :

— Il a des poings pour se défendre.

Je dis :

— Bien sûr !

Car il me semblait que j’allais souffrir pour une grande cause, et j’étais prêt à tout.

Les choses n’allèrent pas si loin : ce fut à peine si j’échangeai quelques coups de poing avec Frédéric Lambert, qui, d’ailleurs, aurait trouvé sans cela d’autres raisons pour me chercher noise. J’eus en échange la joie de voir plus souvent ma marraine. Pendant les leçons, qui se donnaient dans le grand hall que je t’ai décrit, elle venait, souple et lente, dans sa robe noire. Je l’attendais. Je devinais son pas léger dans le vestibule, je tournais la tête avant qu’elle eût ouvert la porte. Elle me saluait d’un sourire douloureux, pareil à un pâle rayon dans un ciel de pluie.

— Eh bien, demandait-elle, fait-on des progrès ?

Je sentais la caresse légère de ses lèvres qui effleuraient mes cheveux, de sa main qui tapotait ma joue. Miss Jenny répondait, avec son accent qui me donnait toujours envie de rire :

— Philippe est souvent distrait.

La voix douce me grondait un peu :

— Oh ! Philippe !…

Ce simple reproche me faisait monter des larmes aux yeux ; mais je les refoulais, et coulais un mauvais regard du côté de miss Jenny : car je la détestais pour sa persévérance à me rabaisser devant ma marraine. Celle-ci, cependant, s’approchait d’Anthony, le caressait un instant d’un regard d’amour, se penchait sur ses cahiers, en épelait une ou deux phrases, et disparaissait, comme un fragile fantôme qui tient à peine à la terre. Et la leçon se poursuivait, monotone, insipide, intéressant pourtant mon frêle camarade, toujours prêt à se passionner pour tout ce qui peut s’apprendre. Il y mettait toute son âme, sa pauvre petite âme qu’éprouvaient les précoces dangers dont elle souffrait sans les comprendre, qu’oppressait une lourde injustice, qui jamais ne prendrait son essor dans l’inconnu du vaste monde. Moi, tout en ânonnant les mots barbares, je songeais au furtif passage de ma marraine ; et la voix aigre de miss Jenny me disait :

— Voyons, Philippe, vous n’écoutez jamais ; faites donc attention !

Il y a dans nos bois un beau papillon qu’on nomme le silvain : tu pourras en voir un échantillon dans ma collection que tu dédaignes. Ses ailes sont couleur de deuil. Il a le vol rapide. Dans la tristesse de la forêt silencieuse, dans l’ombre humide des hêtres ou des sapins, dont les branches laissent, de-ci de-là, filtrer des ronds de lumière qui tombent sur la mousse épaisse ou sur les hautes fougères, il glisse et se perd presque aussi vite que les libellules. On ne sait d’où il vient ni où il s’enfuit. On dirait que l’ombre le produit et l’absorbe. C’est un petit morceau de ciel sombre, un flocon que des ailes emportent. Souvent, l’apparition de ma marraine me faisait penser au mystérieux papillon ; et quand, armé de mon filet vert, je poursuivais le silvain, je pensais à ma marraine. Combien de fois n’ai-je pas esquissé dans mon esprit cette comparaison, pendant que miss Jenny conjuguait ses verbes anglais ! Plus tard, elle m’a frappé par sa justesse : la pauvre jeune femme et la petite chose ailée avaient en commun le deuil, le mystère et l’innocence. C’est pour cela que je n’ai jamais crucifié sur ma planchette de liège qu’un seul représentant du genre : encore ne l’ai-je pas fait sans un sourd remords. Maintenant, bien que je sois resté chasseur zélé de papillons, je ne prends jamais le silvain ; mais, dans mes courses à travers bois, j’aime à le voir raser la mousse ou se dissiper dans l’air…

Je ne pus m’empêcher d’interrompre Philippe et de lui dire :

— Tu es un poète.

Il me répondit :

— Tu sais bien que non.

Et il continua :

De temps en temps aussi, je voyais Mme  des Pleiges chez nous, seule ou accompagnée d’Anthony.

Ma mère avait toujours un peu peur de la voir arriver, mais n’aurait point poussé la faiblesse jusqu’à lui marquer aucun déplaisir. Au contraire, elle la recevait avec beaucoup d’égards et de sympathie, étant bonne. Mais le malheur voulut qu’un jour la comtesse rencontrât dans notre maison Mme  d’Ormoise, venue pour traiter de l’organisation d’une vente de charité. Ce fut une scène pénible, dont le détail défraya pendant longtemps les conversations de mes parents. En voyant entrer la proscrite, Mme  d’Ormoise se leva aussitôt, les lèvres pincées, le front ridé, sa petite bouche mince toute pleine de venin :

— Nous reprendrons cet entretien une autre fois, madame, dit-elle à ma mère ; et chez moi : l’on y est en sûreté.

Là-dessus, elle sortit, irritée et majestueuse, laissant ensemble ma pauvre marraine, presque défaillante sous l’injure, et ma mère, qui perdit la tête, balbutia je ne sais quelles vaines paroles, et demeura frappée d’épouvante, comme si elle eût commis un affreux crime d’imprudence. Elle en tremblait encore le soir, en racontant l’histoire à mon père, qui se fâcha :

Mme  des Pleiges, déclara-t-il, vaut mille fois mieux que toutes ces pécores. Je n’entends point qu’on la leur sacrifie. Tu ne t’occuperas plus de cette vente et tu ne mettras pas les pieds chez Mme  d’Ormoise. Je te le défends !

Jamais ma mère n’aurait consenti à un tel éclat. Elle laissa passer l’orage et, dès le lendemain, s’en fut sans rien dire chez sa terrible visiteuse. Elle en revint bouleversée :

— Après tout, arguait-elle, ces affaires ne sont pas les nôtres, et nous ne pouvons pourtant pas nous fâcher avec toute la ville.

Mais mon père haussait les épaules et répliquait :

Mme  des Pleiges a raison contre eux tous. J’entends qu’elle vienne chez nous quand il lui plaît !

Il n’en est pas moins vrai qu’à partir de ce jour, les visites de ma marraine furent plus rares et plus courtes. Plus tard, j’ai su que l’indépendance de mon brave père en cette occurrence lui avait coûté plusieurs de ses meilleurs clients. Il est vrai qu’ils revinrent, ramenés par la maladie. Et il y en a dans le nombre que j’ai soignés aussi. J’ai causé quelquefois avec eux de Mme  des Pleiges… Mais n’anticipons pas !