L’Italien/II

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L’Italien ou le confessional des pénitents noirs
Traduction par Narcisse Fournier.
Michel Lévy frères (p. 26-40).
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Vivaldi, n’ayant pas réussi à éclaircir le mystère des menaces du moine, résolut de se délivrer des tourments de l’incertitude, en déclarant ses sentiments à Elena. S’il avait un rival, elle serait sans doute assez franche pour le lui dire. Il se rendit de bonne heure à la villa Altieri. Ce fut avec peine qu’il obtint de Béatrice, la vieille servante, la faveur de l’annoncer à la signora Bianchi. Celle-ci, peu disposée d’abord à le recevoir, consentit enfin à une courte entrevue.

Il fut introduit, en attendant la vieille dame, dans la même chambre où il avait un soir aperçu Elena, à travers ses jalousies ouvertes.

Agité d’une vive impatience ou d’un enthousiasme plein de charme, il promenait tour à tour ses regards sur le prie-Dieu, d’où il avait vu Elena se lever, et sur tous les objets dont elle s’était entourée ; il semblait qu’ils eussent emprunté quelque chose de la douce influence qui rayonnait autour d’elle. Les mains de Vivaldi tremblaient en touchant le luth qu’elle avait tenu ; il croyait encore entendre la douce voix de la jeune fille. Il remarqua aussi un dessin ébauché, une nymphe dansant, copiée des peintures d’Herculanum, modèle de grâce et de légèreté, et reconnut cette figure pour appartenir à une collection de dessins du même genre qui ornaient le cabinet de son père, et que le marquis avait seul le droit de faire copier, en vertu d’un privilège spécial du roi de Naples.

L’imagination de Vivaldi aidait ainsi à ses illusions, et peu à peu son trouble s’était tellement accru qu’il fut tenté de quitter la maison.

Enfin, la signora parut. Elle le reçut avec un air de réserve très marqué qui redoubla son embarras ; et quelques moments se passèrent avant qu’il pût exposer l’objet de sa visite. Elle écouta froidement et d’un visage sévère ses protestations de tendresse ; et, lorsqu’il la pressa d’intercéder pour lui auprès de sa nièce, elle lui répondit avec dignité :

— Je ne puis feindre d’ignorer la prévention trop naturelle de votre famille pour une alliance avec la mienne. Je sais quelle importance le marquis et la marquise de Vivaldi attachent aux avantages de la naissance. Votre projet doit choquer leurs idées, à moins toutefois qu’ils ne l’ignorent. En tout cas, je dois vous déclarer, monsieur le comte, que si ma nièce leur est inférieure par le rang qu’elle occupe dans le monde, elle n’a pas à un moindre degré qu’eux-mêmes le sentiment de sa dignité.

Vivaldi, incapable de déguiser la vérité, avoua ingénument les dispositions de sa famille. Mais sa sincérité même, et l’énergie d’une passion trop éloquente pour ne pas commander la sympathie, radoucirent la signora Bianchi. Et puis elle se voyait, par son âge et ses infirmités, suivant le cours de la nature, sur le point de laisser Elena orpheline, seule au monde, sans parents et sans amis. Si jeune que deviendrait-elle ?…

Sa beauté et son peu de connaissance du monde l’exposaient à des dangers qui faisaient d’avance frémir la bonne dame. Une telle perspective pouvait justifier l’oubli de certaines convenances qui, en d’autres circonstances, auraient été toutes-puissantes sur elle. Devait-elle refuser d’assurer à sa nièce la protection d’un homme d’honneur qui aspirait à être son époux… Et si sa délicatesse se révoltait à l’idée de faire entrer Elena dans une famille qui la repoussait, sa tendresse et sa sollicitude pour cette chère enfant n’atténuaient-elles pas, devant sa conscience, le blâme auquel elle s’exposait ?

Mais, avant de prendre une décision, elle devait s’assurer du degré de confiance que Vivaldi méritait. Pour l’éprouver, elle ne donna à ses espérances que de très faibles encouragements et refusa absolument de lui laisser voir Elena jusqu’à ce que la réflexion l’eût amené à peser mûrement ses résolutions. À toutes les questions qu’il lui posa pour découvrir s’il avait un rival, elle ne répondit que d’une manière évasive. Et quand le jeune homme prit congé d’elle, il se sentit à la vérité un peu soulagé, mais il ignorait encore si sa jalousie était fondée et si les sentiments d’Elena lui étaient favorables.

Il avait obtenu de la tante la permission d’aller la revoir quelques jours après. En attendant cet heureux moment, le temps pesait à son impatience et il ne voyait qu’un moyen de l’abréger : c’était de se rendre de nouveau à la voûte mystérieuse et de rechercher les traces du moine ; mais le jour où il voulait mettre ce projet à exécution, il reçut un billet de Bonarmo qui refusait décidément de l’accompagner dans cette expédition hasardeuse et qui essayait même de l’en détourner. Ce ne fut pas dès lors aux ruines de Paluzzi qu’il songea à rendre visite ; une force irrésistible l’entraînait à la villa Altieri. Il arriva au jardin plus tôt que les jours précédents.

Il y avait à peu près une heure que le soleil était couché, mais l’horizon était encore bordé d’une bande d’or et la voûte céleste avait cette pure transparence particulière à ce climat enchanteur. Au sud-est, le Vésuve découpait sa masse sur le ciel d’un bleu sombre, mais le volcan se taisait.

Vivaldi n’entendait seulement que les cris de quelques lazzaroni qui jouaient ou se querellaient à peu de distance du rivage. Bientôt il aperçut une lumière qui brillait aux croisées d’un petit pavillon de l’orangerie et, cédant à l’espoir de revoir Elena, il s’avança de ce côté sans réfléchir à l’inconvenance d’une telle démarche, sans se dire qu’il était indiscret de poursuivre ainsi la jeune fille dans sa retraite et d’épier ses secrètes pensées. La tentation était trop forte. Arrivé près du pavillon, il se plaça devant une jalousie ouverte, caché toutefois par le feuillage d’un oranger. Elena était seule. Assise, dans une attitude rêveuse et mélancolique, elle tenait son luth sans en jouer. Sa physionomie et son regard voilé attestaient que son âme était en proie à un trouble profond. Se souvenant alors que, dans une circonstance semblable, il avait cru l’entendre prononcer son nom, Vivaldi allait se découvrir et se jeter à ses pieds, lorsque les sons du luth et de la voix d’Elena l’arrêtèrent. Elle chantait le premier couplet de la sérénade qu’il lui avait adressée la nuit de la fête, et cela avec un goût et une expression qui le ravirent. Elle fit une pause après ce premier couplet, et le jeune homme, entraîné par l’occasion, se mit à chanter le second. Son émotion faisait trembler sa voix, mais l’accent n’en était que plus pathétique.

Elena le reconnut bien vite ; elle rougit et pâlit tour à tour ; et avant la fin du couplet, le cœur palpitant, respirant à peine, elle était prête à s’évanouir. Vivaldi cependant s’avança vers le pavillon. À son approche, elle fit effort pour se remettre et lui ordonna de se retirer ; et comme le jeune homme continuait à se diriger vers elle, elle sembla se disposer à fuir. Mais Vivaldi, d’un geste suppliant, implora un moment d’entretien.

— C’est impossible, dit-elle d’une voix qu’elle s’efforçait de rendre ferme.

— Par grâce, reprit le jeune homme, dites seulement que vous ne me haïssez pas ! Dites que ma hardiesse, quand j’ose ainsi me présenter devant vous, ne m’a pas fait perdre tous mes titres à votre estime et à votre affection.

— Oubliez, dit Elena, oubliez ce que vous venez d’entendre.

— L’oublier ? Ah ! ne l’espérez pas ! ce chant que vous répétiez n’est-il pas un écho des sentiments que vous m’avez inspirés ? Ah ! le souvenir de ce doux moment sera, au contraire, l’éternelle consolation de ma solitude et l’espérance qui soutiendra mon courage.

— Assez, dit-elle, je ne me pardonnerais pas d’avoir prolongé un pareil entretien.

Malgré la sévérité qu’elle affectait, Elena laissa tomber sur le jeune homme un regard et un sourire qui démentaient ses paroles. Vivaldi voulut lui exprimer sa reconnaissance, mais elle avait quitté le pavillon et, comme il essayait de la suivre dans le jardin, elle s’échappa à la faveur de l’obscurité.

Dès ce moment, Vivaldi sembla vivre d’une existence toute nouvelle : le monde était devenu un vrai paradis, un séjour de délices et de félicité. Le doux sourire d’Elena avait laissé une impression ineffaçable dans son cœur. Au milieu des transports de sa joie, il défiait le sort de le rendre malheureux. Il revola plutôt qu’il ne retourna à Naples , sans plus s’occuper du fâcheux personnage dont il avait reçu les avertissements. Il passa toute la nuit à se promener dans son appartement. Le bonheur l’agitait comme avait fait le doute quelques jours auparavant. Il écrivit et déchira plusieurs lettres, craignant tantôt d’en avoir trop dit et tantôt de n’en dire pas assez.

Vers le matin, cependant, il en avait écrit une dont il était plus satisfait, et il la remit à un domestique de confiance pour la porter sur-le-champ à la villa Altieri ; mais à peine celui-ci était-il parti qu’il se rappela une foule de choses qu’il avait omises et qui auraient bien mieux rendu ses sentiments ; il eût voulu ravoir sa lettre à tout prix. À ce moment on l’avertit que son père le demandait. Vivaldi se rendit près de lui, cherchant ce que le marquis pouvait avoir à lui dire. Le doute ne fut pas long.

Le marquis prit la parole d’un ton plein de hauteur et de sévérité.

— Mon fils, dit-il, j’ai voulu vous entretenir d’un sujet de la plus grande importance pour votre bonheur et pour notre honneur à tous et, en même temps, vous fournir l’occasion de démentir un rapport qui me causerait beaucoup de peine si je pouvais y ajouter foi. Mais j’ai trop bonne opinion de mon fils pour admettre un instant ce qu’on m’a dit de lui ; j’ai même pris sur moi d’assurer que vous connaissiez trop bien vos devoirs envers votre famille et envers vous-même pour vous laisser entraîner à une démarche déshonorante. Je ne veux donc aujourd’hui que vous mettre à même de réfuter les calomnies dont vous êtes l’objet, et me voir autoriser par vous-même à détromper les personnes qui vous ont si mal jugé.

Vivaldi, qui attendait impatiemment la fin de cet exorde, pria son père de l’instruire de l’accusation portée contre lui.

— On m’a dit, reprit le marquis, qu’il y a non loin d’ici une jeune personne appelée Elena Rosalba. Connaissez-vous quelqu’un de ce nom ?

— Si je la connais ! s’écria Vivaldi. Mais excusez-moi, monsieur, ayez la bonté de continuer.

Le marquis regarda son fils d’un air sévère.

— On assure, dit-il, que cette jeune personne est parvenue à vous séduire…

— Il est très vrai, monsieur, que la signora Elena Rosalba m’a inspiré une tendre affection, mais elle n’a eu besoin de recourir à aucun effort ni à aucun artifice…

— Je ne veux pas être interrompu, reprit le marquis. On assure, vous dis-je, qu’avec l’aide d’une parente près de laquelle elle vit, elle a manœuvré avec tant d’art qu’elle a su vous amener au rôle dégradant de son adorateur.

— La signora Rosalba m’a élevée au contraire jusqu’à l’honneur de lui faire ma cour, répliqua Vivaldi incapable de se contenir plus longtemps.

Il allait continuer lorsque son père s’écria :

— Vous avouez donc votre folie ?

— Dites, monsieur, que je m’honore de mon choix.

— Jeune homme, je ne vois en vous qu’un enfant égaré par un enthousiasme romanesque, et je veux bien pour cette fois, mais pour cette fois seulement, vous pardonner. Reconnaissez votre erreur, abandonnez une maîtresse si peu digne de vous.

— Monsieur !

— Abandonnez-la, vous dis-je, et, à cette condition, je consens, car mon indulgence égale ma justice, je consens à lui accorder une petite rente, en réparation du dommage que sa réputation a souffert.

— Grand Dieu ! une pareille proposition ! Elena ! l’honneur, l’innocence même !

— On vous trompe, reprit le marquis, et je pourrais vous donner de sa mauvaise conduite telles preuves qui ébranleraient votre confiance, si enthousiaste que vous soyez.

— Calomnies ! Indignes calomnies !

— Je vous plains, dit froidement le marquis. Vous pouvez être de bonne foi, vous la croyez vertueuse malgré vos visites nocturnes chez elle ; mais supposons qu’il en soit ainsi, comment effacerez-vous la tache que vos assiduités ont infligé à sa renommée ?

— En proclamant devant le monde entier qu’elle est digne de devenir ma femme ! s’écria Vivaldi, les yeux étincelants de courage et de résolution.

— Votre femme ! dit le marquis, d’un accent qui exprimait à la fois un profond dédain et une colère inquiète. Si je vous croyais capable d’abjurer à ce point l’honneur de notre maison, je vous renoncerais à l’instant même pour mon fils.

— Comment donc, reprit Vivaldi, oublierais-je ce qui est dû à ma famille, quand je ne fais que défendre les droits de l’innocence méconnue ?

— Je vous demanderai, moi, d’après quel principe de morale vous désobéissez à un père. Quelle est donc la vertu qui vous apprend à vous dégrader, vous et les vôtres ?

— Il n’y a de dégradation que dans le vice, monsieur ; et, dans certaines circonstances, c’est une vertu que de désobéir.

— Ce langage paradoxal et romanesque, reprit le marquis irrité, me révèle suffisamment où vous puisez vos inspirations et ce que je dois penser de la prétendue innocence de celle que vous défendez avec cette ardeur chevaleresque. C’est vous, monsieur, sachez-le bien, qui appartenez à votre famille et non pas votre famille qui vous appartient ; vous avez à garder le dépôt de son honneur, et vous n’avez pas le droit de disposer de vous-même. Je vous préviens que ma patience est à bout.

Vivaldi ne put entendre attaquer la vertu d’Elena sans prendre de nouveau sa défense, mais ce fut avec les égards et la déférence d’un fils, quoique avec la dignité d’un homme. Ils se séparèrent fort irrités l’un et l’autre ; Vivaldi ayant fait des efforts inutiles pour obtenir de son père le nom du dénonciateur d’Elena, et le marquis n’ayant pu arracher à son fils la promesse de ne plus la revoir.

Bien que le jeune homme eût prévu le mécontentement de son père, la scène qui venait d’avoir lieu, après tant de rêves de bonheur, lui avait causé une vive souffrance ; mais l’injure faite au caractère d’Elena l’encourageait à persister dans son amour ; car, en supposant même qu’il lui eût été possible de renoncer à elle, il se trouvait maintenant engagé d’honneur à la protéger. Cause involontaire des attaques dont elle était l’objet, c’était à lui d’en détruire l’effet. Sous l’empire de cette logique de la passion, il appliqua ses premiers soins à découvrir l’auteur des rapports parvenus à son père, et crut reconnaître son délateur dans le moine qui lui avait parlé sur la route de la villa Altieri, quoiqu’il ne pût concilier ce double rôle d’espion et de diffamateur avec la bienveillance apparente des avis qu’il avait reçus.

Cependant le cœur d’Elena, partagé entre l’amour et la fierté, était loin d’être tranquille et, si elle eût été instruite de la scène qui s’était passée entre le marquis et son fils, un juste sentiment de sa dignité l’eût décidée à étouffer une passion naissante ; mais la signora Bianchi, en l’instruisant du sujet de la dernière visite de Vivaldi, avait un peu atténué les circonstances qui pouvaient la révolter. Elle s’était contentée de lui avouer que les parents du jeune comte se résoudraient difficilement peut-être à approuver son union avec une personne d’un rang inférieur. Elena n’en fut pas moins choquée à l’idée d’entrer clandestinement dans cette noble famille ; mais la vieille dame, que ses infirmités croissantes engageaient à presser les résolutions de sa nièce et qui avait lu dans le cœur de celle-ci, se promit de faire tous ses efforts pour vaincre certaines réticences que l’amour l’aiderait d’ailleurs à ébranler.

Vivaldi, le soir même de son entrevue avec son père, était retourné à la villa Altieri, non pas pour donner une sérénade mystérieuse à sa maîtresse, mais pour causer ouvertement avec la tante qui le reçut cette fois d’une manière plus affable. En voyant quelques nuages sur la physionomie du jeune homme, elle en attribua la cause à l’incertitude où il était sur les dispositions d’Elena ; elle se hasarda à dissiper cette inquiétude et à relever les espérances de Vivaldi, qui la quitta un peu rassuré, quoiqu’il n’eût pu obtenir encore la faveur de voir la jeune fille.

À peine était-il de retour au palais, que la marquise, malgré l’heure avancée, l’envoya chercher pour lui faire subir une scène semblable à celle qu’il avait eue avec son père, avec cette différence toutefois qu’elle l’interrogea avec plus d’adresse et l’observa avec plus de sagacité. Vivaldi d’ailleurs ne perdit pas un seul instant le respect qu’il devait à sa mère ; la marquise, de son côté, prit soin de ménager la passion de son fils et montra moins de violence que le marquis dans ses remontrances et dans ses menaces. Modération facile à une femme adroite qui avait déjà préparé les moyens d’entraver les projets de son fils.

Vivaldi ne connaissait pas assez le caractère de sa mère pour savoir combien ses résolutions étaient redoutables ; il la quitta donc sans se laisser effrayer ni détourner de son but. Mais la marquise, désespérant de triompher à force ouverte, avait pris pour auxiliaire un homme doué du genre de talents qu’il lui fallait, et dont elle connaissait à fond le génie et le caractère.

Il y avait alors chez les dominicains du couvent de Spirito Santo, à Naples, un religieux appelé le père Schedoni. Sa famille était inconnue, et lui-même avait grand soin, en toute occasion, d’étendre sur son origine un voile impénétrable ; il éludait avec beaucoup d’adresse toutes les questions que ses frères pouvaient lui poser à ce sujet. On ignorait jusqu’au lieu de sa naissance. Diverses circonstances donnaient cependant à penser qu’il était homme de condition et qu’il avait joui de quelque fortune. Son caractère, dont la hauteur perçait à travers l’humble costume de son ordre, trahissait l’orgueil d’une ambition déçue plutôt que la fierté d’une âme généreuse. Ceux de ses frères à qui il avait inspiré quelque intérêt supposaient que la singularité de ses manières, sa réserve austère, son silence obstiné, étaient dus à des malheurs immérités dont le souvenir révoltait encore un esprit aigri, tandis que d’autres ne voyaient dans cette manière d’être que l’effet d’une conscience troublée par le remords de quelque grand crime.

Quelquefois, il se tenait plusieurs jours de suite à l’écart de toute société ou absorbé dans une méditation silencieuse. On ne savait pas toujours en quel lieu il se retirait, quoique l’on eût coutume d’épier ses allées et venues. Jamais on ne l’entendait se plaindre de rien ni de personne. Aucun des religieux ne l’aimait ; plusieurs éprouvaient de l’antipathie pour lui, et presque tous le craignaient. Son aspect, à la vérité, ne prévenait pas en sa faveur. Il était fort maigre et de grande taille ; lorsqu’il marchait enveloppé dans la robe noire de son ordre, il y avait dans son air je ne sais quoi de fantastique et de surnaturel ; l’ombre de son capuchon, projetée sur la pâleur livide de son visage, ajoutait à l’austérité de sa physionomie et donnait à ses grands yeux un caractère sombre dont l’effet approchait de l’horreur. On voyait sur ses traits une expression indéfinissable, c’était comme la trace de passions autrefois ardentes et qui n’animaient plus ce visage de marbre. Ses yeux seuls étaient encore si perçants qu’ils semblaient pénétrer dans le tréfonds du cœur humain ; peu de personnes pouvaient supporter ce regard d’aigle, et celui qui en avait subi l’effet évitait de le rencontrer une seconde fois. Ce moine pourtant, malgré son goût pour la retraite et les austérités, savait, à l’occasion, se plier avec une souplesse singulière à l’humeur et aux passions des personnes qu’il avait intérêt à se concilier, et il parvenait aussi à les dominer complètement.

Or, Schedoni était le confesseur et le directeur de conscience de la marquise de Vivaldi. Elle l’avait consulté dans le premier mouvement de sa vanité blessée, et l’avait pris pour confident de son indignation. C’étaient deux natures merveilleusement assorties pour le mal. Le moine savait mettre une extrême adresse au service de son ambition, et la marquise, jouissant d’un grand crédit à la cour, était résolue à tout sacrifier pour la défense de son orgueil de race. L’un convoitait une riche récompense ; l’autre était prête à tout prodiguer à celui qui l’aiderait à maintenir la dignité de sa maison. Poussés vers un même but par des passions diverses, ils concertèrent leur plan à l’insu du marquis lui-même.

Vivaldi, en sortant de la chambre de sa mère, avait rencontré Schedoni qui y entrait. Il n’ignorait pas que le moine était le confesseur de la marquise, mais l’heure de cette visite lui parut singulièrement choisie. Schedoni le salua avec un air de douceur affecté ; mais Vivaldi, frappé par son regard pénétrant, recula involontairement, comme s’il eût eu l’instinct du complot machiné contre lui.