L’Épaulette/12

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Fasquelle (p. 194-253).
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XII


Je me souviens parfaitement que mes premières sensations, à Nantes, furent dominées de haut par l’ennui et le désappointement. Je sais aussi que les premières impressions que me donna la vie militaire peuvent trouver leur somme en ces deux termes : monotonie et vulgarité, qui eux-mêmes, se résoudraient facilement en celui-ci : néant. Par son côté strictement soldatesque, l’existence de l’officier ne présente qu’un intérêt très relatif au moins en temps de paix ; elle se rapproche, non pas même de celle du professeur, mais de celle du pion ; la caserne étant surtout, de même que l’école, une fabrique de servilité.

Il ne m’a pas déplu, certes, au début, d’être pris, au sérieux par mes subordonnés et même par mes chefs ; de pouvoir m’affirmer comme homme. Mais je n’ai pas tardé à constater le peu de valeur de notre raison d’être à tous, supérieurs et inférieurs ; et à reconnaître que je n’étais qu’un automate dont la fonction consistait, une fois remonté, à remonter d’autres automates. Obéir et commander, ces deux infinitifs autour desquels les épaulettiers accomplissent leur promenade en queue de cervelas, ne me semblaient ni d’une infinie grandeur ni d’une infinie beauté. Quant à de l’amour et à de l’admiration pour ma profession, quant à l’enthousiasme, au feu sacré, au culte des traditions et autres breloques morales, tout cela n’existait en moi que pour mémoire. Il est excessivement rare qu’il en soit autrement. Se couvrir de gloire, accomplir des actions d’éclat, gagner la réputation d’un grand stratège ou d’un Poliorcète, ce sont des rêves qu’on fait quelquefois ; mais de moins en moins ; et ça passe vite. Généralement, après quelque temps, on en vient à se considérer comme fonctionnaire. Fonctionnaire inamovible, privilégié ; et d’essence supérieure. Cette supériorité dont on se flatte n’est pas tout illusoire : la fonction militaire est sans doute la seule que l’homme ne puisse pas déshonorer tout à fait ; il n’est pas toujours possible de fuir ou de capituler.

Comme le rôle de fonctionnaire ne me plaît que modérément, je me reproche parfois d’avoir fait fausse route. Je crois que beaucoup de mes collègues, au début, pensent de la même façon, s’il leur arrive de penser. Mais on s’habitue ; le métier conquiert l’être. On reste dans l’armée comme les nations modernes restent aux pieds de leurs armées ; par une résignation un peu ahurie, assez couarde, mal déguisée en volonté.

Je cherche à me rappeler à peu près mes débuts dans l’armée. Toutes sortes de tableaux défilent devant mes yeux ; des sensations revivent, atténuées, aiguës, rapides ; des souvenirs voltigent, passent, s’affirment, s’écroulent. Je saisis des bouts d’images ; il y a des lueurs, des échos ; des odeurs se précisent, se transforment, s’unifient — relent d’un passé qui n’a point cessé d’être le présent. — Des souvenirs, donc…

Ce que je voudrais surtout retracer ici, c’est la vie de l’officier, non pas au quartier, mais en dehors du quartier ; c’est-à-dire, si vous voulez, dans ses rapports avec cette partie de la population qui n’est pas strictement militaire.

De la caserne, par conséquent, je ne dirai pas grand-chose. Ce qu’on en ignore, du reste, c’est juste ce qu’on n’en veut point savoir. Moi, de plus, je ne suis soldat que par définition générale ; officier, pas troupier. J’ignore donc la caserne ; je n’en connais guère que l’aspect extérieur. Je la soupçonne horrible ; je la suppose infecte. Je sais que lorsque nous visitons les chambrées, nous autres chefs, à certains jours fixés d’avance, nous ne pouvons nous donner qu’une idée très réduite de leur abjection réelle. La caserne, étant donnés ses indéniables résultats : abrutissement, avilissement, épidémies et taux exagéré de mortalité, pourrait apparaître à un cerveau mal fait comme le conservatoire de la vermine morale, comme l’antre du typhus. Mais, en créant l’esprit de servilité, elle tue l’esprit militaire réel. L’impression qu’elle produit sur les hommes qu’on y jette chaque année est plutôt sinistre. L’abattement, le découragement qui s’emparent des conscrits dès leur arrivée au corps ne peuvent être niés. Pour un rien, pour la cause la plus futile, sans cause précise, ils se tuent ou désertent ; il y a, en moyenne, vingt mille désertions par an ; le nombre des insoumis est considérable. Mais ne sont-ce pas là des maux nécessaires ?

Discipline, astiquage, parades. Voilà des modes, peut-être pas les plus hauts, de l’activité humaine. Méchanceté du cadre supérieur pour le cadre inférieur ; méchanceté du cadre inférieur pour la troupe : méchanceté du vieux soldat pour le jeune soldat. Comme le jeune soldat devient à son tour le vieux soldat, il y a compensation. Labeur dérisoire, mais acharné. Le travail de l’armée est irréel, vain ; mais il est accompli avec un incontestable sérieux. Certaines besognes imposées aux soldats, obligatoires bien que peu réglementaires, sont cependant effectives : il faut avoir le courage de l’avouer. Ils opèrent le déménagement des officiers, de leurs familles, de leurs amis, et des congrégations non autorisées ; ils servent de rabatteurs dans les grandes chasses et de domestiques un peu partout ; on les met au service des patrons, dont ils fusillent les ouvriers mécontents et dont ils font l’ouvrage, sans salaire. On en fait des larbins, des cochers, des marmitons, des blanchisseuses, des bonnes à tout faire et des nourrices sèches. Quand ils ont des talents particuliers, on en tire parti sans hésitation : j’avais dans ma compagnie, il n’y a pas longtemps, un tailleur pour dames auquel ne laissait nul répit la partie féminine de la garnison. Et un homme que j’avais pour ordonnance n’a pas mis les pieds trois fois au quartier pendant les dix-huit mois qu’il est resté à mon service. C’est de cette façon que les officiers préparent les soldats à la défense de la patrie. Cela ne vaut-il pas mieux que de ne point les préparer du tout ?

On a dit que le service militaire obligatoire développe l’esprit, élargit l’intelligence, force l’homme à sortir de son trou, à voir du pays, à étendre son horizon mental. Les faits prouvent le contraire. Qu’il aille à droite ou à gauche, le soldat est enfermé dans une camisole de force qui l’empêche de se mouvoir librement. Les mêmes vices, les mêmes tentations, le guettent partout ; il est la proie des mêmes trafics. Le Militarisme, expression faussée de la nécessité de défense nationale, pervertit l’entendement, tue l’initiative, l’esprit d’aventure, le besoin d’action, fait d’un homme une bête fonctionnante ou une sale loque. Il ne faut pas de caractères, dans l’armée. Il faut l’obéissance passive. Ou bien — Biribi. Ou bien — la Mécanique.

Les réservistes et les territoriaux viennent accomplir leurs périodes d’instruction ; quelquefois joyeux de reparaître sous les drapeaux. Pendant vingt-huit jours, pendant treize jours, ils sont employés à des corvées dégoûtantes mais peut-être nécessaires ; cassent des cailloux ; nettoient des vieux effets ; graissent des cuirs ; font quelques manœuvres ; n’apprennent point le maniement des armes nouvellement mises en service. Et leurs officiers, anciens volontaires d’un an ou gloires d’Écoles, généralement riches, les traitent suffisamment mal ; nous n’avons presque pas besoin de nous en mêler. On les insulte, on les punit, on les exploite, on les vole ; mais, sûrement, sans aucune mauvaise intention. L’armée n’est-elle pas une grande famille ?

Si. L’armée est une grande famille. Une famille comme l’autre. Où les déshérités, les faibles, sont méprisés, tenus à l’écart, injuriés, maltraités ; avec des tyrans et des esclaves ; des exploiteurs et des dupes ; des parents pauvres et des souffre-douleurs. La Grande famille — la famille en grand.

Et les officiers ? Ils ennuient les hommes. Surtout, ils s’ennuient. Ils vont du champ de manœuvres à la caserne ; de la caserne, au mess ; du mess, au café ; pérorent, hâblent ; parlent de bonnes fortunes peu réelles et peu fréquentes ; en rêvent ; se montent des scies, se jalousent, s’espionnent, se rendent des services, de mauvais services. Leurs conversations roulent sur l’exercice, les règlements, les potins du régiment, les cancans de la ville, les qualités des grands chefs, les bévues des capitaines, les faiblesses des commandants, la jalousie fatiguée et sournoise du lieutenant-colonel, la fragile et tremblante ambition du colonel. Et les femmes, les femmes, les femmes… Peu de brutes alcooliques ; des êtres vaniteux et inconscients, plutôt. La majorité affiche des prétentions aristocratiques. D’aucuns, à bon droit : petits-fils d’émigrés, rejetons de chouans, avec de l’eau bénite dans les veines, de la moelle de traître et du mercure dans les os. D’autres, sans aucun droit aux particules dont ils s’affublent, aux dénominations sonores dont ils agrémentent la vulgarité de leurs noms patronymiques, aux blasons qu’ils exhibent orgueilleusement, après boire. Cette noblesse de fantaisie emplit de ses ridicules mensonges l’Annuaire de l’Armée. Elle affecte un immense mépris pour les civils et les républicains — les voyous. L’arrogance, d’ailleurs, est de règle devant le commun des mortels ; exactement comme la platitude en présence des supérieurs.

La préoccupation intime, facilement avouée, c’est la fortune, l’argent. La solde est maigre ; et, bien qu’avec la somme que nous recevons mensuellement, un ouvrier trouverait moyen de nourrir sa famille, nous ne pouvons vivre. Il y a tant de dépenses nécessaires, inutiles et obligatoires ! Heureux ceux qui ont de la fortune ; à plaindre ceux qui n’en ont pas. À quels procédés recourent ces derniers pour se procurer des fonds, l’Honneur de l’Armée seul le sait. Et cet argent ? Tout aux tavernes et aux filles — comme au bon vieux temps. — La noce basse. Le jeu. Quant à l’intellectualité, à part de très rares exceptions, néant. Nulle notion, nul soupçon du beau ou du vrai. Nul effort pour comprendre ce que c’est que la Patrie, ce qu’elle peut être ; ce que c’est qu’un soldat, en réalité ; ce que doit être un officier ; ce que c’est que la Nation armée. Ce sont là des choses qu’il n’est même pas question de savoir. Un vague sentiment d’un vague devoir professionnel, très élastique. Et un culte, d’une sincérité maladive, pour des traditions crevées, des rengaines pourries.

Des types ? Pas de types. Les semblants de caractères se distinguent par leur degré plus ou moins marqué d’enfantillage. Leurs seuls signes particuliers sont des marottes, des dadas. Un être puéril, généralement, l’officier ; en dépit de sa rudesse fréquente, de son autoritarisme, même de sa cruauté ; peut-être à cause de tout ça ! Un pauvre être.

En voici un, par exemple. Grand, mince ; toujours tiré à quatre épingles, au corset indubitable et au titre nobiliaire douteux. Contre ce titre, il voudrait échanger des titres de rentes. Sa seule préoccupation est celle d’un riche mariage. Il permute sans cesse, traînant d’un bout de la France à l’autre son épaulette, en quête de jeunes filles avec dot, avouant la chose comme normale… D’autres, qui ne l’avouent pas mais qui y pensent toujours sans en parler jamais. Celui-ci, à la tenue volontairement négligée, qui affecte des allures de voyou, siffle, chaloupe. Celui-là, posant au valet de cœur, coiffé en casseur d’assiettes, d’un képi très haut par derrière. Celui-là encore, ridiculement maniéré, aux gestes trop gracieux, qui salue les troupiers en minaudant. Un autre, qui n’aime pas ces manières-là, rêche, crispé, et qui déclare que le salut militaire a été institué afin de laisser à l’homme toute la hauteur de sa taille. Un autre, plus rogue et plus grincheux encore, que font grogner sans trêve les lenteurs de l’avancement ; qui se plaint surtout de ce que les officiers des corps de troupes qui vivent avec le soldat sont sacrifiés aux officiers d’état-major, sortant de l’École de guerre, et dont les brevets ne constituent, du point de vue strictement militaire, que des certificats d’ignorance.

Les officiers de grades supérieurs, surtout bureaucrates, écrasés sous une énorme paperasserie. Leur selle d’ordonnance est devenue un rond-de-cuir. Le colonel, grognonnant, mâchonnant, bedonnant, inquiet, congestionné de la peur qu’on ne lui fende l’oreille avant que les étoiles qu’il convoite ne tombent sur sa manche. Le lieutenant-colonel, desséché et poussiéreux, avec des manières de bedeau, et l’air d’avoir été oublié très longtemps dans le placard d’une sacristie. Un major, qui a l’aspect d’un souteneur, et qui fut zouave pontifical. Un autre, qui a des allures de remorqueur ; souffle, ahane, halète, semble toujours tirer derrière lui quelqu’un ou quelque chose. Des capitaines, préoccupés surtout de l’ordinaire, et dont deux au moins sortent de l’ordinaire. Le premier a été promu récemment et vient d’être proposé pour la croix. Comme lieutenant, il avait été rapatrié, voilà six mois, sous prétexte de dérangement cérébral, pour avoir fait torturer et mourir sous le bâton quelques douzaines de nègres dans un Soudan quelconque. « Il avait cédé, dit un journaliste qui le défendit alors pour une somme modérée, à la tentation de ne point déranger les habitudes des noirs qui, depuis des milliers d’années, sont accoutumés à n’obéir qu’à la bastonnade et à la décapitation. » Je dois dire que la dévotion de cet assassin est exemplaire. Quant au second capitaine, c’est réellement un phénomène. Habituellement, n’est-ce pas ? les capitaines ne savent plus l’École du Soldat ; ils l’ont oubliée. Eh ! bien, lui, il la sait. Il est célèbre pour ça, à juste titre, dans tout le Corps d’armée. Quand il fait manœuvrer sa compagnie sur le cours Saint-Vincent, devant la maison qu’il habite, sa femme, cachée derrière un rideau et qui sait aussi l’École du Soldat, observe les mouvements des hommes ; à la pause, elle signale à son mari, qui monte la consulter, ceux qui manœuvrèrent mal.

Femmes d’officiers : le gros sac, la certaine fortune ou la dot réglementaire. Le gros sac, que les mamans engagent fiévreusement leurs fils à décrocher, et pour le décrochage duquel, d’ailleurs, elles les destinent à l’épaulette dès leur plus jeune âge ; la certaine fortune, dont on se contente lorsqu’on sait encore allier, sous les brandebourgs du dolman, quelque sentimentalité à la soif de l’or que rend impérieuse l’oisive existence militaire ; la dot réglementaire, dernier refuge des pécheurs en perdition qui réclament un ange gardien. Au début, l’allure de ses dames varie, suivant les moyens, de celle du caporal-instructeur à celle du demi-castor ; plus tard, de celle de la petite bourgeoise aigrie à celle de la dame patronnesse, grasse de bonnes œuvres. Monde bien-pensant, bétail réactionnaire, ivre d’égoïsme, de convoitises, d’autoritarisme, de vanité, dont les mœurs appellent fréquemment l’attention des tribunaux, et dont l’Église approuve les opinions. L’Église a fait les mariages, du reste, ou la plus grande partie d’entre eux ; exactement comme elle a fait les femmes d’officiers, ou la plus grande partie d’entre elles ; et comme elle fait aujourd’hui les officiers ou la plus grande partie d’entre eux. Le cléricalisme a jeté sur l’armée son ombre dévorante, qui s’abaisse de plus en plus. Et les belles madames, « l’élite féminine de l’armée », donnent le ton à la société de la ville de garnison, dont elles cultivent les haines anti-démocratiques, les rêves de restauration monarchique. Elles n’aspirent, pour la plupart, qu’au jour où les griffes du prêtre étrangleront enfin la liberté, où coulera à gros bouillons le sang des pauvres qui les font vivre : ces femelles de meurtriers, je vous le dis, valent moins, encore que leurs mâles. Elles salonnent à la cathédrale, aux grand’messes ; paradent aux jardins publics, où joue la musique militaire ; posent, chez elles, aux maîtresses absolues de tout et de tous, fortifiées de galons d’or et de panaches, au milieu de l’admiration en jupons ou en fracs de la tourbe mercantile et fonctionnarde.

Elle ne nous quitte pas, elle s’accroche à nous, cette tourbe ; cette tourbe qui, si elle s’adonne à l’industrie ou au commerce, vit beaucoup moins de ses propres efforts que des subventions et des primes accordées par le gouvernement, aux dépens des malheureux ; qui, si elle s’engraisse dans les sinécures rétribuées par l’État, vit sur les monstrueuses privations des pauvres et sur l’argent apporté, avec des virginités suspectes, par de misérables jeunes filles qui se font épouser pour leur dot.

Cette tourbe, ai-je dit, ne nous lâche point. Les femmes nous laissent peu de répit, mais les hommes nous persécutent ; principalement sous prétexte qu’en cas de guerre ils seraient nos collègues, ayant des grades dans la réserve ou la territoriale. Des ingénieurs, un maître de forges, des avocats, un trésorier-payeur, un conseiller de préfecture, de gros négociants, tous officiers supérieurs de territoriale, nous abreuvent en ville et nous hébergent en leurs châteaux. D’autres personnages, moins importants, mais qui se galonnent pour les bals officiels, fréquentent assidûment le café que nous honorons de notre clientèle. Rien, dans ces hommes-là ; pensées rancies, habitudes sèches, égoïsme aveugle et forcené ; nulle compréhension des besoins de leurs concitoyens déshérités, d’un patriotisme réel. Ils sont friands de conversations sur la tactique et la stratégie, qu’ils ne comprennent point ; d’anecdotes sanglantes ou gaillardes, qu’ils savourent ; ils ne se souviennent certainement pas, un seul instant, que leur pays est un pays vaincu ; ils aiment les choses militaires à cause de leur côté théâtral et aussi, j’en suis sûr, à cause de leur côté cruel. Un quincaillier, simple sous-lieutenant, assez humble devant un architecte, lieutenant. Et ce quincaillier, pourtant, n’est point un homme ordinaire ; il a inventé un engin terrible, qu’il appelle « la Massacreuse », et qui doit — à son avis, sinon à celui de la Direction de l’Artillerie — faucher les hommes par milliers, en un clin d’œil. Ce bourgeois paisible, suant à inventer des engins de tuerie, m’a d’abord étonné ; mais j’ai compris que le commerce, qui est le vol, doit conduire à l’idée du meurtre. Un dentiste, capitaine, et qui prend, vis-à-vis des jeunes officiers de l’active, des airs protecteurs très amusants ; un mois avant l’époque des manœuvres, désole régulièrement sa femme et ses enfants en déclarant qu’il va user du droit qu’il a de demander à suivre le régiment ; quinze jours avant, se fait appeler capitaine par sa servante, et brise ses chaussures ; ne part jamais. Sa femme ne l’imite pas.

Nous, nous y allons aux manœuvres ; marches, service en campagne, etc. J’ai été enfermé si longtemps dans les écoles, dans les grandes villes, que, lorsque je me suis trouvé en pleins champs, j’ai perçu comme une sensation de délivrance ; ç’a été pareil à l’impression que produit la bouffée d’air frais qui vous arrive, en même temps que la lumière, au sortir d’un long tunnel. Tout m’a semblé nouveau, frais, sain, vivant d’une vie incomparable ; j’ai été pris par la beauté des paysages, l’étendue du ciel, l’odeur de la terre et des plantes ; j’ai senti d’une façon très confuse, mais avec une force intense, que le sol de la Patrie, c’était la Patrie, toute la Patrie. Oui, j’ai senti cela sans le comprendre ; cela que je devais raisonner et comprendre plus tard. J’ai senti que l’armée, l’Armée nationale d’aujourd’hui, avait une mission ; et que cette mission consistait à faire jaillir de la terre, où l’a enterrée le mensonge des voleurs, la grande idée de la Patrie réelle. J’ai eu un moment de profond enthousiasme pour la profession des armes.

Tout cela, très vite, est tombé. Les besognes embellies un moment par l’imagination sont rapidement devenues machinales, routinières. Les paysages, les spectacles variés offerts par la nature, ont cessé de présenter aucun intérêt. L’illusion s’en est allée, la réalité demeure. Ou bien, qui sait si ce n’est point la réalité qui s’en va et l’illusion qui demeure ? L’illusion compacte, sournoise, qui a pris corps et s’affirme en certitude triomphante, qui s’incarne en les mille aspects de la banalité, en les cent mille figures de la laideur ? Qui siffle, geint, ricane et pleurniche partout, froid et gluant mensonge attiédi et solidifié par les temps, les temps d’ignorance, les temps de sottise, les temps de lâcheté… N’est-ce pas une réalité, cette France qu’on rêve, d’où seraient bannies la superstition et toutes les misères qu’elle entraîne, où personne ne connaîtrait la faim, et où chacun connaîtrait la joie, qui serait comme un grand jardin, et qui serait la Belle France ? Et n’est-ce pas une illusion, une imposture, un cauchemar, que la France qui existe ? La France des grandes villes, avec sa population affamée, soularde et fanfaronne, avec ses décors de fausse richesse et de gloire en toc encadrant la lamentable agonie des volontés populaires, la défaillance calamiteuse de l’art. La France des campagnes, avec la tristesse de ses bourgs et la désolation de ses villages ; ses terres en friche ou cultivées à l’aide de procédés piteux, anachroniques ; ses maisons rechignées, avares et cancanières ; ses monuments publics, étriqués et vieillots, bafoués de l’insolente pierre neuve des couvents qui s’élèvent partout ; ses chaumières puantes où des mégères malpropres cuisent des soupes malsaines, où bêtes et gens vivent dans une indescriptible promiscuité ; où les enfants, ligotés dans leur berceau comme des suppliciés sur la claie, braillent désespérément des journées entières, couverts de sueur et de bave, noirs de mouches ; cette France des campagnes dont la terre volontairement appauvrie ne nourrit plus le paysan que grâce aux impôts épouvantables dont on écrase l’ouvrier et l’artisan ; qui se dépeuple tous les jours davantage ; dont la jeunesse, mâle et femelle, s’enfuit vers les grandes villes ; dont les routes sont parcourues par des trimardeurs, qui menacent, la faim au ventre ; dont les misérables possédants, vaguement conscients de l’iniquité de leur possession précaire, vivent dans la perpétuelle terreur de l’usurier, de l’incendiaire, du partageux ; dont les hommes, affolés par l’inquiétude, rêvent d’un despotisme protecteur, armé jusqu’aux dents, et acclament fiévreusement les soldats auxquels ils vendent l’eau, à l’étape ; dont les femmes, exaspérées par l’isolement et la monotonie de l’existence grise, hennissent hystériquement au passage des troupes et se livrent aux galonnés, perverties et gauches, avec des raffinements vicieux qui surprennent et des baisers qui font le bruit des sabots qu’on retire de la boue à grand’peine…

C’est cette France-là qui parle de son relèvement… Hé ! Quelle autre France en parlerait ?…

Les journaux en étaient pleins, ces jours-ci, du relèvement. Un événement s’est produit… Oui, la presse en bave encore d’orgueil et en larmoie d’admiration. C’est absolument comme si les armées françaises avaient repris Metz et Strasbourg, franchi le Rhin, envahi l’Allemagne et fait leur entrée à Berlin, traversé les Alpes, capturé Rome et rétabli le pouvoir temporel du pape. Et ce sont seulement les grandes manœuvres d’automne qui viennent de se terminer. Sur un thème banal, réglé d’avance de point en point et ne laissant aucune place à l’initiative, des masses d’hommes avancent l’une contre l’autre, évoluant d’une façon grotesque, et finissent par se trouver en présence. On canonne des pommiers inoffensifs ; on fusille des nuages menaçants ; des colonnes d’infanterie, mitraillées en flanc à cinq cents mètres par une douzaine de batteries, montent sans préparation aucune à l’assaut de positions défendues par des forces trois fois supérieures ; et la cavalerie ennemie charge avec entrain les taupinières que l’infanterie a laissées derrière elle ; défilant, naturellement, devant les bouches de ses propres canons qui tirent à toute volée. Cette petite guerre, qui n’est qu’une ridicule et inutile image de la guerre vraie, lui ressemble par quelques côtés : un certain nombre de soldats y meurt de fatigue, d’insolations ou d’accidents ; les généraux se félicitent réciproquement ; et les contribuables ont à payer les frais, c’est-à-dire plusieurs millions. Par certains autres côtés, elle diffère de la guerre véritable : le vainqueur est toujours français, et l’on ne capitule jamais.

Ce magnifique spectacle, comme disent les journaux, ayant été offert à la badauderie nationale qui tient à s’assurer, chaque année, que nous avons reconquis notre situation en Europe, les régiments procèdent à la libération annuelle ; c’est-à-dire qu’ils se désorganisent complètement ; c’est-à-dire que tous les ans, après la théâtrale parade des grandes manœuvres, l’armée française se trouve dans un état de désarroi complet qui persiste pendant plusieurs mois. Quant à nous, officiers, nous reprenons le monotone tran-tran de notre existence, un instant interrompu par des exercices qui nous ont fait passer d’une théorie inutile à une pratique vaine.

Mourir pour la patrie est le sort le plus beau, le plus digne d’envie. Mais vivre pour la patrie est aussi une belle chose ; et même une chose normale. Aussi notre existence semble-t-elle naturelle à tout le monde ; à moi d’abord, à part de rares exceptions ; à mes collègues, en corps et individuellement ; aux soldats en général, à la population civile en général ; au cafetier chez lequel nous aimons à nous réunir et qui, si j’en crois une communication à moi faite par Gédéon Schurke, est un espion ; à ma propriétaire, excellente personne à sentiments chauvins et qui, afin d’épargner à son fils les horreurs de la conscription, empoisonne lentement son mari ; et à une cabotine de beuglant, déjetée, patriote et sentimentale, dont j’essuie les plâtres.



Il y a pourtant dans mon régiment un homme qui ne trouve pas naturelle l’existence que nous menons. C’est le lieutenant Deméré. Je raconte ces faits et je cite son nom parce que, bien que son influence directe sur ma vie dût être nulle, mes courtes relations avec lui devaient servir de prétexte à l’une de ces persécutions basses par lesquelles s’affirme cette coagulation d’intérêts pitoyablement égoïstes et de traditions ratatinées que des idiots cherchent à exalter sous le nom d’esprit de corps. Le lieutenant Deméré n’est plus tout jeune ; plutôt trente-six ans que trente-cinq ; plutôt grand que petit ; plutôt gras que maigre ; plutôt blond que brun ; avec des yeux couleur d’acier, des dents blanches que montre rarement le rire, mais qu’expose souvent le rictus du mépris ; une voix forte, claire et précise ; des gestes rares et décisifs. Vous voyez le type. Sérieux, l’air perpétuellement ennuyé et même dégoûté, taciturne, il vit très à part et semble prendre une joie sauvage à éviter la fréquentation de ses collègues. On le voit fort peu au cercle, rarement aux réceptions et aux bienvenues, jamais à l’église. On dit qu’il est protestant, et le bruit court qu’il a des vices. On l’aime peu ; et si l’on tolère sans des moqueries trop vives l’isolement auquel il tient, c’est qu’il a dans son passé plusieurs duels qui furent sanglants. Au cours de quelques conversations que j’ai eues avec lui, j’ai pu m’apercevoir que son instruction est de beaucoup supérieure à celle des porteurs d’épaulette ; il sait des langues vivantes, que l’immense majorité des officiers français ignore éperdument ; et il connaît beaucoup d’autres choses fort nécessaires aux militaires et dont les mêmes officiers, généralement, ne soupçonnent même pas l’existence. Comme je le questionnais sur les raisons de son lent avancement, il m’a fait des réponses vagues. Je me demande si ces raisons ne sont point la rudesse bourrue qu’il apporte dans le service et sa brutalité à l’égard des hommes qu’il commande. Hier, pendant l’exercice, j’ai été vraiment choqué d’entendre les observations grossières qu’il adressait aux recrues sous ses ordres. Comme nous suivions le même chemin en sortant de la caserne, j’ai pris la liberté de lui faire part de mes impressions.

— Vous avez raison, m’a-t-il répondu vivement. Je ne devrais pas me laisser emporter à de pareilles vivacités de langage. Je ne devrais pas, pour moi. Quant aux hommes dont vous parlez, ils méritent ça ; ils méritent n’importe quoi ; ils méritent tout. Comment voulez-vous qu’on respecte des êtres qui ne se respectent pas eux-mêmes ? On insultait autrefois les cochons vendus ; que dire des cochons qui se donnent ? Cochon pour cochon, je préfère celui qu’on amène de force au marché, avec la marque rouge de la misère sur les fesses, à celui qui vient se présenter de lui-même à l’abattoir, la queue en avant. Le seul résultat de la création des armées nationales a été l’avilissement du prix de la chair à canon ; et aussi de sa valeur morale. Qu’est-ce que c’est que ces troupeaux culottés de rouge auxquels c’est notre métier d’apprendre à marquer le pas ? Pouvez-vous me dire ce que c’est ? À part un certain nombre de caractères que nous ne voyons point ou que nous voyons peu, parce qu’ils ne se soumettent pas à la loi, parce qu’ils désertent ou parce qu’ils sont envoyés à Biribi, y a-t-il là autre chose qu’une masse inconsciente et servile ? Et quand ces malheureux quittent la caserne, à part encore de rares exceptions, leur échine est façonnée à l’ignominie de tous les esclavages, y compris l’esclavage du garde-chiourme. Ils deviennent des Ilotes avachis ou gueulards, ils deviennent des gendarmes, des policiers, des mouchards. À la caserne, on fait d’eux des machines, des abrutis, des larbins, tout excepté des soldats. Devant une telle situation, ils se taisent, comme dit l’autre, sans murmurer. Ils admettent qu’on leur prenne cinq ans de leur existence afin de leur inculquer, exclusivement, le respect et l’admiration de l’obéissance passive. Et remarquez qu’on fait tout pour les inciter à rejeter un pareil système, pour les pousser à la rébellion. Vous me reprochez mon langage injurieux à leur égard ; hélas ! il n’a jamais provoqué aucune réplique ; et l’insulte me monte aux lèvres devant tant de patience bête, de soumission animale. Je voudrais, par mes outrages, communiquer ma haine et ma colère à ces momies, comme on souffle la vie avec l’haleine dans la gorge des asphyxiés !…

Saisi d’un grand étonnement, je me suis tourné vers mon camarade ; sa figure, qui ne traduit d’ordinaire que la lassitude et l’ennui, semblait être éclairée d’un feu intense, d’une expression de fureur hautaine. Sans prendre garde à la surprise que me causaient ses paroles, d’une voix tranchante où des enthousiasmes grondaient, il continua :

— Oui, on fait tout — oh ! par sottise et sans le vouloir — pour les jeter à la révolte, ces soldats-citoyens qui ne sont ni des citoyens ni des soldats, mais des automates. Ah ! s’ils voulaient se donner la peine de réfléchir ! Le code qu’on leur lit tous les samedis… Vous connaissez le hideux refrain. Mort ! Mort ! Et mort, pourquoi ? Qu’est-ce qui entraîne la peine de mort ? Tous les actes qui pourraient donner au soldat la valeur morale, la force individuelle, qui le constitueraient en fait ; tous les actes qui pourraient contribuer à faire de la France autre chose que la malheureuse nation qu’elle est. On punit de mort les hommes qui refusent l’obéissance à un supérieur, qui insultent un supérieur ! Même si le supérieur est un imbécile avéré, même si c’est un traître indiscutable. Est-ce que les soldats, s’ils avaient deux sous d’intelligence, ne demanderaient pas à les choisir, leurs chefs ? On choisit son cordonnier, son tripier, son marchand de vins, et l’on n’a pas le droit de choisir son officier ; on vote pour l’homme qui vous représente au Parlement, et l’on ne peut pas élire l’homme qui doit vous conduire au feu. Ah ! misère !… Dites-moi donc un peu, s’il vous plaît, si ce n’est pas parce qu’on a continué, par exemple, à obéir à Mac-Mahon, le dégoûtant vaincu, et parce qu’on n’a pas insulté Galliffet, le hideux assassin, qu’on est arrivé à doter la France d’une armée comme celle qu’elle a, armée de parade, inférieure même à celle qu’elle avait en 1870, une armée qui n’est pas l’armée nationale, mais l’armée du Vœu national. Oui, c’est parce que le soldat ne veut pas comprendre qu’il doit, sous l’uniforme, rester un homme, qu’il y a à la tête des régiments français des colonels comme le nôtre, M. Casaquin du Bois des Ormes ; un militaire qui n’a jamais vu une bataille, qui s’est embusqué en 1870 derrière un pot à tisane, une non-valeur qui ne doit ses cinq galons qu’à ses relations aristocratiques et à l’activité de sa femme, toujours prête à s’agenouiller devant un crucifix ou devant un curé… Ah ! nom de Dieu ! c’est notre faute à nous, tout ça !…

— À nous, officiers ?

— Non. À nous, protestants. Protestants, vous entendez ? Nous aurions dû protester. C’est le cancer catholique romain qui ronge la France ; nous le savons ; nous aurions dû le dire, le crier sur les toits : nous aurions dû pratiquer l’indispensable opération. Nous aurions dû engager la guerre contre le monstre du catholicisme, le monstre dont la hideuse et noire silhouette se profile sur tous les monuments de sottise, de mensonge et d’infamie que nous appelons nos institutions ; la guerre ; la guerre réelle et sans merci ; pas une guerre de mots. Nous avons manqué de décision, de courage ; nous sommes tombés au plus abject de tous les vices : à la tolérance. Peut-être, un jour, saurons-nous encore être intolérants, et vaincre… Je vais vous dire quelle est ma conviction, ma conviction tout entière : pour que la France vive, il faut que Rome meure. À la lettre. Il faut que le Vatican soit rasé, que le prêtre infâme qui s’appelle le pape soit jeté à la mer, que toutes les églises à confessionnaux soient brûlées et que les tonsurés puissent être abattus, sans forme de procès, comme des bêtes venimeuses. Je crois qu’il faut cela, ni plus ni moins, pour que la France vive ; et je crois que, si cela ne se fait point, la France mourra.

— Vraiment… ! m’écriai-je.

— Elle crèvera ! Elle est en train de crever. Elle agonise. Mais regardez donc !… Et savez-vous de quoi elle meurt ? De sa défaite. De sa honteuse défaite, sans analogue dans l’histoire ; de sa défaite qui, par suite de l’égorgement de la Commune, devint le triomphe de Rome. Du jour où elle a permis qu’on bavardât et qu’on épiloguât sur sa débâcle, qu’on lui racontât des histoires sur son histoire, elle s’est affirmée prête à toutes les duperies dont personne n’est dupe, affamée de toutes les impostures ; et les impostures ont plu, mouillées d’eau bénite, saupoudrées de poudre de perlinpinpin. La Revanche ! Quelle blague ! Une blague à faire péter la bedaine du général Saussier ! Nous sommes en 84. Voilà quatorze ans qu’on la prêche, qu’on la gueule et qu’on l’annonce, la Revanche ; vous pouvez attendre encore quatorze ans, et vous n’aurez pas vu le bout de son nez. Laissez venir la fin du siècle ; ce sera la même chose. Une blague, je vous dis, une sale blague ! Voulez-vous que je vous dise la vérité ? Personne, en France, ne pense à la revanche. Et voulez-vous savoir pourquoi ? Parce que, personne, en France, ne pense à la France. Je ne suis pas un chauvin, certes. Mais je crois que recouvrer l’intégrité de la patrie, et la mettre hors d’atteinte, voilà ce qui devrait être la principale, l’unique préoccupation de tous les Français. Avoir la Patrie, constituer la Patrie, la Patrie vraie, — la Patrie pour tous et pour toutes. — Et qui donc comprend cela ? Qui donc voudrait penser à cela ? Pourquoi la France est-elle si insouciante, si honteusement veule ? Pourquoi ? D’abord, parce que les riches ont peur de la guerre. La guerre, aujourd’hui, rapporte quelque chose aux nations. Du conflit de 1870, les Allemands ont retiré des avantages énormes ; d’une guerre heureuse, les Français tireraient aussi un profit et ne le tireraient pas seulement de l’étranger ; bien des privilèges de toutes sortes, monopoles de propriété, etc., s’écrouleraient. Et si la guerre tourne mal pour la France, ce serait la Révolution avec sa grande gueule large ouverte. Voilà pourquoi tout ce qui est riche, tout ce qui est investi d’une autorité quelconque, est couard, enfonce la France de plus en plus dans cette fondrière de la lâcheté où les jésuites viennent vider leurs bénitiers. Ensuite, parce que les pauvres ont peur de la guerre, qui les ferait sortir de l’engourdissement dans lequel ils somnolent, injectés du venin de la sacristie, du virus de la presse et des poisons de l’alcool ; ils ont peur de la guerre parce qu’elle leur donnerait la liberté et qu’elle les débarrasserait, ils le sentent, des chefs qui les abrutissent et les grugent, et qu’ils respectent. On respecte dur et ferme, en France. On a trop de respect pour avoir du caractère. On est vaincu — vaincu — vaincu. Les riches savent ce que c’est que la patrie : c’est ce qu’ils possèdent. Les pauvres savent aussi ce que c’est que la patrie : c’est le drapeau. Nous en avons un, au régiment, qui porte en lettres d’or les noms d’Arcole et de Puebla. Ce drapeau, c’est la patrie. Que représentait-il à Arcole ? Le pillage. Que représentait-il à Puebla ? Le vol. Et puis, d’abord, ce n’est pas vrai, tout ça ! Le drapeau qui a flotté à Arcole a été pris en 1812 et pend aux voûtes de Notre-Dame de Kazan, une cathédrale russe ; le drapeau qui a flotté à Puebla a été pris en 1870 et est accroché au mur du Zeughaus, à Berlin. Fraude ! Blague ! C’est du mensonge qui est cloué à cette hampe, et qui palpite dans cette soie ! La Patrie, ce n’est pas le drapeau : c’est ça !

Et le lieutenant Deméré, d’un vigoureux coup de talon, a frappé la terre. J’ai gardé le silence, ne sachant que dire, n’osant approuver, très embarrassé. Au bout d’un moment, pourtant, j’ai demandé à mon collègue pourquoi, professant de telles idées, il était resté dans l’armée. Il a haussé les épaules.

— Par habitude, par impossibilité de gagner ma vie autrement, sans doute ; je n’ose pas me l’avouer. J’aurais mieux fait d’avoir le courage de lâcher l’épaulette. Ce que je pense aujourd’hui, je crois que vous le penserez plus tard ; je vous ai observé et je crois ne pas me tromper ; pourtant, comme vous êtes fils de général… Enfin… Quant à moi, j’ai souffert d’injustices et de passe-droits de toute nature. Engagé volontaire en 1870, j’ai fait toute la campagne et je suis resté dans l’armée. Pourquoi, encore ? Eh ! bien, s’il faut le dire, j’espérais une revanche qui aurait amené une révolution. Vous avez vu. La revanche a été faite par la muse à Déroulède, et la révolution par les curés. Des gens qui n’ont jamais vu le feu, qui sont des ânes et des descendants de traîtres, sont à mon âge commandants, au moins capitaines ; moi, je suis lieutenant, et sans chances d’avancement rapide. La raison ? J’ai vu le feu, je ne suis pas un âne, je ne descends pas d’un traître ; surtout, je suis protestant. Dans l’armée française, on n’arrive à rien sans billets de confession. J’ai avalé tout ça. Pourtant, ce qui vient de m’arriver est un peu trop dur… Je devais me marier avec la plus honnête et la meilleure des femmes ; une femme qui avait eu le malheur d’épouser un coquin, d’ailleurs très galonné, mais qu’un divorce, prononcé à son profit à elle, en avait séparé. J’avais adressé à qui de droit la demande en autorisation de mariage. Le général commandant la division a jugé à propos d’annoter cette demande. « Le divorce, a-t-il écrit, a pu entrer dans nos lois ; il n’est point entré dans nos mœurs ; il est réprouvé par l’Église et j’estime qu’en conséquence l’autorisation de mariage ne doit pas être accordé. » Et j’ai reçu avis, ce matin, que le ministre avait partagé l’opinion du général, et refusé l’autorisation. Voilà pourquoi j’étais de mauvaise humeur tout à l’heure ; voilà pourquoi j’ai maltraité mes hommes. S’ils faisaient preuve d’un peu de dignité, nous ne serions menés, ni eux ni nous, par des jésuites à panaches et des sacristains à épaulettes. Pauvres diables ! J’ai peut-être eu tort de les injurier, après tout ; ils n’en valent guère la peine. Et puis, je ne les embêterai plus longtemps.

— Qu’allez-vous faire ? ai-je demandé.

— Je vais partir, quitter la France. J’en ai assez. Trop. Avec mon grade, je ne puis me marier ; si je renonce à mon grade, j’abandonne mon seul gagne-pain et je ne puis non plus me marier honorablement. Il faut donc que je disparaisse afin de rendre toute liberté à la personne dont j’aurais voulu faire ma femme. Je veux aller à Cuba ; il y a là un peuple qui commence à se soulever contre le despotisme catholique de l’Espagne ; je pourrai peut-être lui être utile.

— Alors, vous allez donner votre démission ?

— Ma démission ? Non. Je vais partir, voilà tout.

J’aurais voulu dire quelque chose, quelque chose que je sentais que je n’oserais pas dire, quoique plus d’une des phrases du lieutenant Deméré eût traduit des sentiments et des impressions que j’avais jusque-là vainement cherché à formuler. Je prononçai quelques paroles et, soudainement, je me tus. Deméré s’arrêta.

— Si vous le voulez bien, dit-il, nous allons nous quitter ici ; il n’est peut-être pas bon pour vous qu’on vous voie avec moi ; on me regarde déjà comme un pestiféré, et bientôt… Il y a de bonnes langues dans la garnison…



De bonnes langues, en effet. Ma conversation avec Deméré a été discutée, critiquée, passée au crible de tous les commérages ; personne, naturellement, n’avait pu entendre un mot de ce qui s’était dit ; mais on savait que nous avions parlé ensemble pendant une demi-heure. Et lorsque le départ du lieutenant fut constaté — un départ qu’on traita de fuite et de désertion — le bruit commença à courir que j’avais été, en quelque sorte, son complice ; d’autres rumeurs désagréables se répandirent en même temps. Je cherchai à découvrir les auteurs de ces calomnies imbéciles ; on se déroba. Je priai le colonel de s’interposer ; il balbutia des choses vagues ; sa femme, qui le remplaça au salon dont il s’esquiva aussitôt que possible, me demanda à quelle église j’avais fait mes Pâques. Je compris qu’il y avait une lutte à engager ; mais je ne voulus rien entreprendre avant d’avoir consulté mon père. Je lui demandai de me faire obtenir immédiatement un congé de quinze jours.



— Mon garçon, me dit mon père quand je lui ai fait l’exposé de ma situation à Nantes, il n’y a pas de lutte à engager ; ce serait la lutte du pot de terre contre le pot de fer. Laisse-moi chercher un tour dans mon sac.

Il se lève et se met à marcher de long en large dans le vaste cabinet qu’il occupe aux bureaux du ministère de la guerre. Au bout d’un instant, il s’arrête et vient frapper la table d’un grand coup de poing.

— Voici ce qu’il faut faire. Tu vas demander à permuter ; je ferai accueillir ta demande immédiatement ; tu permuteras avec un sous-lieutenant du régiment d’infanterie stationné à Angenis et qui sera enchanté de venir à Nantes. Je vais arranger ça. Tu ne t’embêteras pas à Angenis plus qu’à Nantes ; tu as de l’argent, et quand on a de l’argent, les plus petites garnisons sont les meilleures. Aussitôt l’affaire arrangée, c’est-à-dire dans quelques jours, je vais m’occuper de ton colonel, ce M. Casaquin du Bois des Ormes qui abuse de ses particules douteuses, et sans la connivence duquel on ne t’aurait pas persécuté à la Basile. Je vais lui faire chercher des poux dans la tête. Deux mots à Camille Dreikralle, et cet honorable rapporteur du budget de la guerre va s’étonner et s’indigner de la monstrueuse irrégularité des comptes présentés par le régiment que commande M. Casaquin de Machin-Chouette ; il va prévenir le ministre que sa conscience l’oblige à exposer ces irrégularités à la tribune de la Chambre. Le ministre, qui tient à s’épargner tous les désagréments, cherchera un terrain d’accommodement ; il le trouvera, si j’ose dire, sur le dos du Casaquin. Ledit Casaquin sera dûment rétrogradé sur le tableau d’avancement, et recevra bientôt, au lieu des étoiles qu’il ambitionne, une fente à son oreille. Saisis-tu ?

— Parfaitement ; mais…

— Remarque que le colonel de ton nouveau régiment à Angenis, lequel régiment fait brigade avec celui de Nantes, n’ignorera rien des mésaventures de M. de Casaquin et n’aura pas de peine à en découvrir les vraies causes ; donc, il s’apercevra qu’il est ridicule de jouer aux petits soldats avec le fils d’un général ; et il te laissera faire tes quatre volontés. Saisis-tu ?

— Parfaitement ; mais…

— Quoi ?

— Mais si les comptes de mon régiment actuel sont en règle ? si ses livres sont en ordre ?…

— En ordre ! s’écrie mon père en éclatant de rire ; en ordre ! Mais veux-tu te taire ! Sur cent régiments, il n’y en a pas cinq dont les écritures soient à peu près correctes ; et quant aux autres… En ordre ! Tu rigoles ! En ordre ? Vous pâlissez, colonel !…



De nombreux colonels pâlissent, et même de nombreux généraux, le lundi suivant, jour du vernissage. Ils pâlissent de jalousie, toujours inavouable ; d’envie, qui peut avoir son beau côté. Le grand succès du Salon, cette année, sera certainement pour la grande toile de Mme  Glabisot, la Défense de Nourhas. Les journaux, le monde officiel, le public choisi admis à la solennité ne tarissent pas d’éloges sur cette œuvre magistrale. Le Président de la République est resté plus de dix minutes devant le tableau, entouré de sa maison civile et militaire ; les puissances ont congratulé Mme  Glabisot ; son pinceau patriotique, dit un critique d’art, est dans toutes les bouches. Que rêver de plus ? Voilà la récompense due au génie, au labeur patient et consciencieux, à l’amour enthousiaste de la patrie. Cette récompense, pourtant, n’est pas suffisante ; la croix de la Légion d’honneur, la chose est déjà certaine, brillera avant peu sur la poitrine de Mme  Glabisot. Et mon père, dont les hauts faits de 1870 sont quotidiennement narrés par la presse, montera d’un degré dans la hiérarchie du plus beau des ordres.

L’œuvre de Mme  Glabisot est conçue de façon à réchauffer les plus froids. C’est un embrasement. Des flammes, de la fumée, des éclairs, des étincelles, la pourpre du soleil levant, l’écarlate des uniformes, le vermillon du sang qui ruisselle, tout cela rougeoie, flamboie, hurle, grince, pétarde, éclate, vous enflamme les yeux, vous brûle les prunelles, vous cuit l’entendement et vous calcine. Le Président, que son austérité dessèche, a couru un grand danger en regardant la toile si longtemps ; il aurait pu prendre feu. Quant à moi, en raison sans doute de mon esprit de contradiction, la vue du tableau ne m’a produit aucun échauffement ; juste le contraire. Je puis donc vous le dépeindre brièvement, mais avec toute l’impartialité qu’on attend vainement des critiques d’art.

Des monceaux de cadavres allemands ; des Prussiens se cachant, suivant leur coutume, derrière des murs et des arbres et tirant à coup sûr, bien à l’abri (ce qui semble en contradiction avec les tas de cadavres, mais ça ne fait rien). Une poignée de Français dans un débraillé galant, la vieille fureur gauloise dans les yeux, se défendent avec une détermination peu commune. Mme  Glabisot n’a point oublié notre vieil ami, le soldat dont un éclat d’obus a brisé le fusil et qui regarde la scène, indifférent, les mains dans les poches ; et elle a même peint — audacieuse innovation — un blessé qui se tient le ventre, dans un coin, en portant un scapulaire à ses lèvres. Elle a représenté mon père dans une attitude de capitan ; le sabre à la main ; la moustache en crocs ; le jarret tendu, et la face éclairée du sourire du défi.

Le public, le gros public, a ratifié le jugement du Tout-Paris. La Défense de Nourhas est proclamée chef-d’œuvre, et Mme  Glabisot une artiste de génie. On s’écrase devant la toile ; on fait queue pour pouvoir l’admirer.

Quelle leçon, quelle haute et féconde leçon de patriotisme se dégage de cette toile ! Voilà ce que des douzaines de lettres déclarent chaque matin à Mme  Glabisot ; et ce que des centaines d’épîtres, généralement féminines et agrémentées de l’expression plus ou moins voilée de sentiments brûlants, répètent tous les jours à mon père. Bien qu’il ait accueilli avec une modestie qui m’a étonné les témoignages d’admiration qu’on lui a décernés, il ne laisse pas de classer avec soin les missives qu’il reçoit. Une agence lui fournit des renseignements précis sur les aimables expéditrices ; ce qui permettra au général Maubart, veuf et héros, de faire un choix s’il y a lieu. Je dois dire, avant de terminer ce paragraphe, qu’il s’est décidé, après mûres réflexions ; il s’est décidé pour une vieille demoiselle, plusieurs fois millionnaire, qui habite la province. Il lui écrit tous les jours ; elle lui répond deux fois par jour. Je doute fort qu’elle devienne jamais la générale Maubart ; mais je sais pertinemment qu’elle finance. Mon père, très à court depuis quelque temps, s’est mis soudainement à régler les factures de ses fournisseurs et les billets de ses créanciers. Du reste, il ne solde jamais ces comptes sans les avoir réduits considérablement. Il appelle ça « rectifier le tir ».



Je crois que mon père n’exagérait pas en assurant que, lorsqu’on a de l’argent, les petites garnisons sont les meilleures ; il aurait pu ajouter, sans exagérer davantage, que les meilleures garnisons provinciales ne valent pas cher. Je ne vois pas la nécessité de décrire par le menu mon existence à Angenis ; mon nouveau régiment ne diffère pas sensiblement du premier ; les soldats se ressemblent autant par le caractère, ou plutôt par le manque de caractère, que par l’uniforme. Beaucoup de Bretons, comme à Nantes ; pauvres gens à cerveaux boueux, gangrenés de superstitions et qui payent l’impôt du sang avec la résignation triste des bêtes de somme ; quelques Parisiens vantards, gueulards, insolents et superficiels. Quant à mes collègues, ce qui m’a le plus frappé à leur sujet, c’est le nombre considérable de fioles pharmaceutiques qui s’alignent sur la table du mess, à l’heure des repas ; l’air d’Angenis doit être malsain, à la brune. Quant au colonel, il se montre, à mon égard, paternel à l’excès.

Le pauvre homme, pourtant, doit être un peu las de la paternité. Il a un fils qui l’a désespéré par ses frasques, et qui accomplit justement une année de service à son régiment ; ce jeune vaurien ne fait aucun service actif ; est pourvu d’un emploi de vélocipédiste ; roule à travers la ville, un éternel papier administratif pris dans le revers de la manche de sa vareuse ; s’affiche impudemment avec une sale grue ; fait des dettes ; se saoûle. Son père n’ose pas le punir, de peur d’un éclat scandaleux ; entre le devoir militaire et les sentiments paternels le malheureux hésite à tel point qu’il en devient parfaitement ridicule, objet de risée, non seulement par son gredin de fils, mais pour les officiers et les hommes qu’il a sous ses ordres. Et les yeux du lieutenant-colonel roulent des reproches véhéments.

Si mon existence n’est point romanesque, je n’y peux rien, et je me dois à moi-même de la décrire telle qu’elle est. Il me serait agréable, si le souci de la vérité ne me dirigeait pas, d’accumuler les événements sensationnels, d’ordonner une suite d’incidents mélodramatiques, d’aligner des personnages à rôles captivants. Mais le vrai seul sera mon guide, dût-il me faire tomber dans la monotonie. D’ailleurs, vous devez bien le savoir, il n’y a rien de plus plat, de plus terne, qu’une vie d’officier. La plus grande partie ne vous en appartient pas ; les occupations sont toujours les mêmes, prévues, réglées, machinales ; les distractions, non plus, ne varient guère, en province ; elles ne sont pas fort enviables ; quant aux prix, c’est toujours à peu près ceux des environs du Champ de Mars. Je n’essaierai pas de vous faire croire que je m’amuse au Cercle ; souvent, je changerais volontiers ma place contre celle du troubade de planton.

J’ai cherché à m’intéresser à la vie générale de mes concitoyens. J’ai discerné sur la figure des pauvres l’expression du désespoir admiratif et résigné ; sur la figure des riches, celle de la résistance rageuse et désespérée. Je me rends compte que je suis encore loin de savoir comment mon pays respire. Je suis porté à croire qu’il respire difficilement, dans une atmosphère d’hôpital où glissent les robes de la nonne et du prêtre, la lévite du cafard à principes tricolores ; les poumons rongés par la phtisie ; le cerveau farci de superstitions ultramontaines et sociolâtres ; le ventre plein d’alcool et de pommes de terre.

Le peuple français, cependant, ne se contente pas de respirer. Il fait autre chose, de temps en temps. Par exemple, il vote ; soit pour les riches, soit pour leurs valets. Ainsi, on va voter, présentement, dans le Nord. Élection sénatoriale. Et savez-vous quel est le candidat qui a le plus de chances ? C’est M. Delanoix, mon parent. Il s’était d’abord présenté comme candidat ministériel, partisan de la colonisation à outrance, etc. Mais, à la fin de mars 1885, c’est-à-dire dès l’ouverture de la période électorale, est arrivée la nouvelle du désastre essuyé à Lang-Son par les troupes françaises. L’effet produit a été immense ; l’opinion publique presque tout entière s’est tournée contre Jules Ferry, qu’elle rend responsable de la défaite. Delanoix a vite compris que sa première position était intenable. Prestement, il a changé son fusil d’épaule ; il a déclaré que les événements lui ouvraient les yeux, qu’il condamnait formellement les expéditions coloniales et cessait d’avoir aucune confiance en Jules Ferry. Là-dessus, il a appelé à son aide son gendre et sa fille.

Raubvogel, paraît-il, a été magnifique. Comme agent électoral, comme orateur et comme polémiste, il a donné la mesure de ce qu’on peut attendre d’un vrai patriote. Si jamais un homme a démontré que la France ne doit pas éparpiller ses énergies et qu’elle doit concentrer toutes ses forces et toute son attention vers la trouée des Vosges, c’est lui. Il a été admirablement secondé par sa femme, qui n’a pas perdu une seule occasion de se faire voir aux bons endroits. Il est arrivé à convaincre les électeurs que voter pour son beau-père, c’était voter pour la France, menée à l’abîme par le Tonkinois. Et Delanoix vient d’être élu à une énorme majorité. Je ne peux pas dire que je suis fier d’avoir un père conscrit dans ma famille.

Si le désastre de Lang-Son a été utile à Delanoix, pourquoi ne me servirait-il pas aussi à moi ? Pourquoi ne me donnerait-il pas le moyen de mettre un terme à la monotonie de mon existence ? On va envoyer des renforts au Tonkin et je me décide à demander à en faire partie. Mon capitaine cherche à me faire changer d’avis ; c’est un homme triste, sceptique, désabusé, qui fut marié par une agence et qui découvrit le lendemain que sa femme était loin d’être aussi riche qu’on le lui avait affirmé ; ayant été « volé » par son mariage, il ne croit plus en rien. Mon lieutenant combat aussi ma résolution ; c’est un garçon très riche, fils de général de division, officier amateur qui passe, tous les ans, cinq ou six mois en voyages de noces. Malgré tout, ma décision est bien prise. Cependant, plutôt pour la forme, j’écris à mon père afin de lui demander son opinion. Je reçois, en réponse, un télégramme qui m’appelle à Paris immédiatement.



Pendant mon voyage d’Angenis à Paris, j’ai eu le temps de me demander pourquoi mon père réclamait si impérieusement ma présence dans la capitale. À la hauteur de Nogent-le-Rotrou, j’ai trouvé. Mon père s’est arrangé de façon à me faire prendre comme officier d’ordonnance par l’un des deux ou trois généraux qu’on va envoyer en Indo-Chine : le général des Nouilles ; et il tient à me présenter au plus tôt à cet excellent tacticien. Allons, ça ne va pas mal ; me voilà sûr de mon avancement ; et je me mets à rêver tout éveillé…

Mais, à Paris, c’est une autre histoire. Mon père, dès que je pénètre dans son cabinet, — car je suis arrivé vers deux heures de l’après-midi et j’ai couru de suite au ministère, — mon père, dis-je, me rit au nez, et me demande si je suis fou. Vouloir aller au Tonkin ! Mais pourquoi pas au pôle Nord ? Pourquoi pas dans la Lune ? Qu’est-ce qu’il y a à gagner, au Tonkin ? Des coups de fusil et des coups de soleil. Il faut vraiment que je sois bien embarrassé de ma peau. D’abord, il me défend d’y aller, au Tonkin ! Il me le défend, et formellement…

Et il continue sur ce ton pendant un bon quart d’heure, très agile, frappant la table de coups de poing et le parquet de coups de talon. Mais, s’apercevant tout à coup que ses objurgations autoritaires ne semblent point produire grand effet sur moi, il s’arrête, s’assied, allume un cigare, en tire deux ou trois grandes bouffées et reprend :

— Mon cher enfant, j’ai sans doute eu tort de te parler brutalement et de chercher à t’imposer ma volonté. Je vais te faire part des motifs qui me font agir, et tu jugeras. Tu es mon fils, mon fils unique ; tu constitues toute ma famille, tu es le seul être pour lequel je ressente autre chose que du mépris ou de l’indifférence. Je ne suis pas sentimental et je ne veux pas te faire de longues phrases ; mais tu me comprends. Après tout, la vie n’est ni assez intéressante ni assez gaie pour qu’on envisage avec insouciance la perte des gens et des choses qui nous y attachent. Tu dois donc t’imaginer facilement que je ne tiens pas à te voir t’engager dans une aventure qui ne peut que te faire courir les plus grands risques, sans aucun profit possible pour toi ni pour personne. Mon avis est que, au moins pour le moment, le Tonkin est une misérable affaire. Les choses y ont été menées d’une façon si déplorable et l’opinion publique en est tellement dégoûtée, qu’il serait impossible à un officier, fût-il à la fois un héros et un génie, de s’y créer l’ombre d’une réputation. Quant au côté pratique, néant ; tout ce qui valait la peine d’être pris a été pillé depuis longtemps. Pour le reste… Les Français, pères de famille, qui sont assez sots pour envoyer leurs fils à cet abattoir, à ce charnier pestilentiel, sont excusables jusqu’à un certain point : ils ne connaissent rien ou presque rien de ce qui s’y passe ; mais nous, officiers, généraux, qui sommes au courant de tout, qui n’ignorons rien de l’effroyable désordre qui règne dans cette soi-disant colonie, nous serions impardonnables si nous imitions ces braves gens. Si tu savais toutes les infamies dont nous avons connaissance et que nous gardons secrètes ! Les défaillances du commandement, l’insuffisance de l’intendance, les scandales des hôpitaux, l’ignorance et l’incurie de tous, la malhonnêteté et la couardise… La couardise, oui ; le découragement, la démoralisation, se sont emparés des troupes qui n’ont, à juste titre, aucune confiance dans leurs chefs. À Lang-Son, des généraux ont donné le signal de la fuite, des compagnies entières ont crié Sauve-qui-peut ! et jeté sacs et fusils pour courir plus vite ; une batterie d’artillerie a été précipitée dans un arroyo ; les conducteurs de voitures d’ambulance ont dételé afin de fuir sur les chevaux, abandonnant les blessés ; et l’armée n’a été sauvée d’un désastre complet que grâce aux hommes du Bataillon d’Afrique qui ont couvert la retraite — ces mêmes pégriots qu’on conduit au corps menottes aux poignets, entre des baïonnettes… Maintenant, on envoie des soliveaux, comme cet idiot de général des Nouilles, avec ordre de ne rien faire contre les Chinois ; quant à ces derniers, on les payera ce qu’ils demandent afin qu’ils nous laissent tranquilles, et on appellera cela pacification. Voyons, Jean, tu n’iras pas là, n’est-ce pas ?

— Ma foi, dis-je après un moment d’hésitation, du moment que…

— Allons, allons, c’est entendu ! s’écrie mon père d’une voix où perce l’émotion. Du reste, si tu tiens à voir du pays, tu pourras en voir avant peu ; et peut-être avec moi. La France n’est pas lasse des expéditions coloniales ; elle n’est lasse de rien ; et il y a des brasseurs d’affaires qui en redemandent. Il se pourrait bien que, grâce à certaines influences, j’obtienne bientôt le commandement d’une de ces expéditions ; je te prendrais avec moi. Ou bien, dans le cas où — ce qui est fort possible, et nous en reparlerons — dans le cas où une réaction patriotique et revancharde se produirait contre le mouvement d’expansion coloniale, je trouverais bien le moyen de te dénicher un bon poste. En attendant…

Un officier qui, de la part du ministre, vient chercher mon père, interrompt notre conversation. Mon père me demande de l’attendre et sort. Et je reste livré à mes réflexions ; réflexions, commentaires sur ce que je viens d’entendre, comparaisons entre l’armée que m’a représentée mon père, l’armée que je connais, et l’armée que j’ai rêvée autrefois, très autrefois…

Mon père revient, l’air affairé ; il presse le bouton d’un timbre : un capitaine paraît bientôt, la main au képi.

— Capitaine, veuillez m’envoyer de suite le lieutenant Boisselle.

— Mon général, il vient justement de partir pour la Place.

— Alors veuillez m’envoyer le lieutenant de Ressonne.

— Mon général, il était un peu souffrant et vient de sortir.

— Alors, quoi ? Personne ? Après tout… Merci, capitaine. J’ai mon affaire.

Le capitaine disparaît et mon père se tourne vers moi.

— J’ai besoin d’un officier correct et discret pour une mission très délicate. L’idée me vient de t’en charger. Ce n’est pas fort amusant, mais cela peut servir à te mettre bien en cour. Tu es justement en civil ; ça va bien. Voici de quoi il s’agit : il y a un bonhomme à suicider. Ne saute donc pas comme ça ! Je vais te dire le nom. C’est le général duc de Schaudegen. Un grand nom, oui ; mais un sale monsieur ; noblesse d’Empire ; vices grecs. Il vient d’être pincé dans une affaire dégoûtante. Mais non, mais non, pas des petites filles ; on comprendrait encore ; des petits garçons. Enfin, il a été pincé, et sérieusement. Qui est-ce qui l’a fait prendre ! Mystère en jupons, et la bague au doigt. Si on l’arrête, c’est la cour d’assises, la maison centrale, le déshonneur sur lui et sur l’armée. Empêcher ça est nécessaire. Il est actuellement dans le cabinet du ministre, qui vient de le convaincre de l’obligation où il est de se brûler la cervelle. La chose doit avoir lieu dans une petite maison où il s’amusait à sa façon, à Passy. Il faut que nous le fassions suivre afin qu’il n’échappe pas. Je te charge de la chose. Tu ne quitteras le général que lorsqu’il aura rendu l’âme.

— Mais, père…

— Je ne te dis pas qu’il a une âme ; c’est une façon de parler. Allons, viens ; tu m’attendras un instant devant le cabinet du ministre, et je te remettrai le duc en mains propres. Aussitôt l’affaire faite, tu reviendras m’avertir. Dépêche-toi : la veuve est en bas.

— Je t’assure, père, que j’aurais préféré…

— Ta, ta. Pour l’avancement, des affaires comme ça valent mieux que le Tonkin. J’oubliais ; si, au dernier moment, il manquait de l’énergie nécessaire, comme les liqueurs ne doivent pas faire défaut dans la petite maison, verse-lui un bon verre de quelque chose.

— Et s’il ne veut rien prendre ?

— Donne-lui tout de même à boire, dit mon père.

Après avoir attendu pendant quelques minutes dans le vestibule qui donne accès au cabinet ministériel, je vois apparaître mon père précédé d’un homme d’une cinquantaine d’années environ, de taille moyenne, mince, sec, mais les épaules voûtées et la tête basse comme s’il venait de recevoir un coup sur la nuque. C’est le général duc de Schaudegen. Mon père me présente à lui en quelques mots rapides ; il redresse la tête un instant, sa tête au teint terreux, au grand nez tranchant, à la bouche longue et mince, aux traits impitoyables, aux yeux de poisson féroce ; il salue silencieusement et nous descendons l’escalier. Un fiacre attend dans la cour ; nous y montons, le général et moi ; et mon père ordonne au cocher de nous conduire au coin de la rue de Boulainvillers et d’une autre rue. Nous partons.

Durant la première partie du trajet, le général reste silencieux, immobile, les yeux perdus dans le vague. Pense-t-il à quelque chose ? Je l’ignore ; mais moi, qui ne veux point troubler ses méditations possibles, je me mets à réfléchir. D’abord, quelle était la raison d’être de cet homme, jusqu’ici, sa raison d’être comme personnage important dans la société et dans l’armée ? Par lui-même il n’en avait point. Ce qu’il était, il le devait entièrement à son nom et à sa richesse. Son nom, c’était celui du fils de vigneron qui, soldat heureux, avait trouvé dans sa giberne le bâton de maréchal ; et le titre de duc qu’il portait était l’un des titres octroyés à l’aïeul par Napoléon. Et il avait semblé naturel et nécessaire, parce que cet homme s’appelait le duc de Schaudegen, qu’il occupât une situation élevée dans la hiérarchie militaire ; qu’on lui confiât, en raison de la gloire et du renom du grand homme de guerre qu’avait été son ancêtre, une autorité énorme sur ses concitoyens ; et qu’il fût défendu de mettre en question ses capacités spéciales et son intelligence générale. Il avait paru indispensable à la France, qui s’oppose à la manifestation de tous les talents ou les écrase avec fureur, de choisir pour l’un de ses chefs ce mannequin au ventre creux duquel grelottait un nom sonore, ce fantôme que masquait un spectre. Sa richesse, elle était faite de l’argent pris en Europe, au temps des grandes guerres ; volé en Allemagne, surtout. Ah ! le sang, les pleurs, la honte et la misère qu’elle représentait, cette fortune-là ! Les infamies de toutes sortes qu’elle représente encore, qu’elle représentera demain ! Les cupidités, les égoïsmes, les conspirations sordides, les vilenies, les crimes — pires peut-être que ceux dont a été coupable ce malheureux, que celui dont il fut victime… Allons, j’en parle déjà au passé…

Et maintenant, pourquoi cet homme va-t-il mourir ? Parce qu’il a manqué à l’honneur ; à l’honneur de l’armée. Cet honneur de l’armée, il l’a incarné jusqu’ici, pendant plus de trente ans ; il l’a affiché, plastronnant, comme il exhibe encore à présent, à la boutonnière de sa redingote, la rosette de la Légion fameuse. Et tout le monde savait ce qui se cachait derrière ce déploiement d’honneur. Tout le monde. Et ce vice à culotte de peau, boursouflé d’ignorance et de sottise, ce vice à panache et à décorations, incarnait l’honneur de l’armée. Et il l’incarnait jusqu’à ce que l’ombre du policier, grassement payé pour faire son devoir, se fût projetée sur les grosses épaulettes, et eût fait apparaître en caractères éclatants un nom d’infamie qu’on affectait de ne pouvoir lire dans l’étincellement des dorures.

Une voiture de blanchisseur frôle le fiacre, est près de l’accrocher. Le général sort brusquement de sa rêverie, regarde autour de lui avec ahurissement ; il grognonne, tousse, et prend le parti de m’adresser la parole.

— Lieutenant Maubart ? Fils du général ? Bonne chose, ça, fils de général ; soldat, fils de soldat, excellent. On vous inculque de bonne heure les grands préceptes de droiture, de fidélité au devoir et au drapeau, d’obéissance nécessaire. Indispensable, tout ça. Voilà la conviction de ma vie entière ; et je vais le prouver. L’honneur, le sentiment de l’honneur, c’est la base de tout. Vous avez un bel avenir ouvert devant vous, jeune homme ! L’épaulette…

Horrible, ce pédéraste conventionnel et bien-pensant moralisant encore au bord du tombeau. En un pareil moment, dans cette tête qu’ont entièrement vidée les événements qui se sont précipités, c’est ce verbiage professionnel, creux, stupide, qui revient et qui revient seul. Le duc de Schaudegen s’arrête. Je me décide à lui poser une question qui, comme on dit, me brûle la langue.

— Mon général, je voudrais vous demander quelque chose, quelque chose qui m’intéresse beaucoup. J’espère que vous aurez la bonté d’excuser mon indiscrétion. Je voudrais savoir si, réellement, vous avez été heureux.

— Heureux ! s’écrie le général en tressautant. Heureux ! Qu’est-ce que vous voulez dire ? Heureux ? Est-ce que je sais, moi ?…

Et il semble se mettre à chercher la solution d’un difficile problème, les mains sur les genoux, la bouche ouverte. La voiture s’arrête. Je descends et paye le cocher. Nous suivons, le général et moi, une petite rue ; puis, une autre petite rue, bordée de murs de jardins. Dans un de ces murs, une porte basse. Le général l’ouvre et je la referme derrière moi. Nous longeons quelques plates-bandes, où des arbrisseaux poussent leurs premières feuilles ; nous montons le perron d’une petite maison et nous pénétrons, au rez-de-chaussée, dans un salon meublé de bric et de broc. Le duc s’assied sur une chaise, près d’une table, prend sa tête dans sa main et reste silencieux quelques instants.

— Vous désirez savoir, dit-il soudainement, en me regardant bien en face, si j’ai été heureux. C’est une question que je ne m’étais pas posée, jusqu’ici. Mais je puis y répondre aujourd’hui. Non, je n’ai pas été heureux. J’ai été effroyablement malheureux ; toujours, toujours. Pourquoi ? Je ne sais pas…

Moi, je sais. C’est parce que le bonheur est à vendre ; alors, personne ne peut l’acheter… Le duc reprend :

— Oui, j’ai été très malheureux. Aussi, je n’ai nul regret de la vie ; je suis prêt à mourir.

Il se lève ; semble hésiter. Moi aussi, j’hésite. J’hésite à parler. Je sais à quoi il pense. Il pense qu’il regrette la vie — peut-être une autre vie que celle qu’il a menée, une vie qu’il ne connaît pas ; et peut-être celle qu’il a menée. — Il pense qu’il n’est pas prêt à mourir. Et pourquoi mourrait-il, d’abord ? Pour un mot vide de sens, voilà tout. Pour l’honneur, cet honneur qui n’a eu pour lui, en fait, aucune signification jusqu’à présent ; qui n’a été qu’un vain simulacre, qu’un maléfique épouvantail dont il jouait, et qui se dresse tout à coup, idole implacable et altérée de sang qui réclame la chair des victimes. Il ferait bien mieux de fuir que de se tuer, de se sauver quelque part d’où l’on ne pourrait pas l’extrader et où il connaîtrait peut-être le bonheur. L’homme ne m’est pas sympathique ; mais il serait intéressant, après tout, qu’il vécût afin de déjouer les calculs qu’on a basés sur sa mort, les combinaisons qui vivent déjà de son cadavre. Et il est bien possible que si je disais deux mots… Je les dis.

— Mon général ne croyez-vous pas qu’une nouvelle existence…

— Pas une parole de plus ! s’écrie le duc ; je vous en prie. Ce que vous venez de dire me rappelle à moi-même, à mon devoir. Je dois me sacrifier à l’honneur de l’armée. Je ne reculerai pas.

Soit. Une phrase de Goethe sonne dans ma mémoire. « Dès que ces petits cerveaux ne trouvent pas d’issue, c’est la mort qu’ils conçoivent immédiatement. » Je n’insiste point.

Le général a ouvert un meuble, en a sorti un revolver qu’il charge et place sur la cheminée ; puis des papiers, des livres, des albums, qu’il dépose sur la table.

— Lieutenant, je vous confie le soin de brûler toutes ces choses-là dans la cheminée ; je n’ai pas le temps de les détruire moi-même. Pour moi, je vais dans une grande salle, au bout du corridor, qui était autrefois un atelier d’artiste ; je m’y exerçais de temps à autre au pistolet. Je vais disposer une cible, etc., de façon à ce qu’on puisse croire à un accident de tir. Quand vous entendrez une détonation, vous pourrez venir. Si je respirais encore, je compte sur vous pour m’achever. Fermez bien les portes de la maison et du jardin en vous en allant. Voici les clefs. Adieu.

Le général est sorti que je suis encore là, immobile, glacé par un froid singulier ; je cherche à échapper à l’émotion qui m’étreint, malgré moi ; je jette une brassée de papiers dans la cheminée et je les allume ; la flamme monte… J’écoute ; j’écoute. Rien… Je saisis une grande poignée de papiers et, avant de les lancer dans le feu, j’y jette un coup d’œil : des écrits, des dessins pornographiques. Je les livre à la flamme ; et d’autres ; et d’autres. Je saisis un album ; mais il me tombe des mains…

Une détonation vient d’éclater ; très sourde, faiblement répétée par les échos du corridor.

Je me dirige vers l’atelier dont a parlé le général ; j’ouvre la porte ; une petite odeur de poudre me monte à la gorge. Le général est étendu sur un sofa, un bras pendant dont la main a laissé échapper le revolver. Il y a un petit trou à la tempe droite, très noir et très profond, d’où coule un mince filet de sang. Je m’assure que le duc de Schaudegen est bien mort ; puis, je contemple le cadavre quelques instants. Duc, général, riche, puissant… avoir vécu comme ça et mourir comme ça ! Une farce qui se termine en tragédie ! Et ne serait-ce pas, plutôt — tout considéré — une tragédie qui se termine en farce ? Je n’en sais rien. C’est la France qui doit savoir ça…

Je quitte l’atelier et je reviens dans le petit salon. Un monceau de cendres dans l’âtre. L’obscurité commence à envahir la pièce ; je n’ai guère le courage de brûler là les livres et les albums qui sont encore sur la table ; je les détruirai aussi bien ailleurs. J’en fais un paquet que je place sous mon bras ; je sors de la maison ; je sors du jardin dont je ferme soigneusement la porte. Trois minutes après, je hèle un fiacre ; et une demi-heure plus tard j’entre dans le cabinet de mon père, au ministère.

— Eh ! bien, me demande-t-il, c’est fait ?

— Oui.

— Ça s’est bien passé ?

Je fais un geste vague. Mon père se lève.

— Je vais prévenir le ministre, et la veuve. À propos, qu’est-ce que tu as apporté là ? Qu’est-ce que c’est que ce colis ?

Je donne des explications.

— Comment ! s’écrie mon père en coupant la ficelle qui lie le paquet et en ouvrant deux ou trois albums ; comment ! tu as brûlé des papiers pareils ! Mais c’est de la folie !… Enfin, heureusement que tu as conservé ça. C’est d’un curieux !… Je vais en montrer quelques échantillons au ministre ; ça l’amusera. Et puis, ça vaut un billet de mille comme un sou, rue Colbert.



Je suis de retour à Angenis depuis quelques mois ; quelques mois qui m’ont paru bien longs. Sans les femmes, à Angenis, on ne saurait que devenir ; et les femmes sont difficiles à découvrir à moins qu’on ne puisse employer, comme moi, beaucoup de temps, de ressources et un bon rabatteur. J’avoue simplement ce que je fais sans chercher à le justifier ; mettre une chose en pratique n’est point la canoniser. Mon rabatteur s’appelle Lamesson. C’est un sous-officier réengagé qui, sans être précisément procureur général, rend plutôt des services que des arrêts. Il n’a jamais connu les arrêts qu’au féminin. Il a fait autrefois le gros dos, au soleil parisien, sous le nom de Coco des Ternes. Au régiment, ses aptitudes spéciales furent appréciées ; elles lui valurent rapidement l’adjonction d’une paire de sardines (complétées aujourd’hui d’un ver solitaire) ; elles furent largement utilisées par le cadre supérieur. Je ne suis pas le premier à emboîter le pas à Lamesson ainsi que l’hyène, dit-on, suit le chacal.

Lamesson, malheureusement, va quitter le régiment. Ses quinze années de service touchent à leur fin et il est sur le point d’être libéré. Lamesson désire obtenir le plus rapidement possible un de ces emplois civils auxquels il a droit ; il désire choisir l’emploi. Il pense qu’une recommandation du général Maubart lui serait fort utile ; il vient me prier d’écrire, à ce sujet, à mon père. Lamesson ne veut pas être garde forestier (c’est trop retiré) ; ni facteur (c’est trop fatigant) ; ni gardien de poudrière (c’est trop dangereux) ; ni gardien de musée (c’est trop monotone) ; ni fonctionnaire colonial (le voyage par eau lui fait peur). Il voudrait être porteur de contraintes ou employé de l’Assistance publique (il y a de bons pourboires). J’écris la lettre ; Lamesson, qui part pour Paris, l’emporte.

Je l’avoue, moi qui ne regrette ni grand’chose ni grand monde, je regrette de plus en plus le départ de Lamesson. Depuis qu’il a quitté Angenis, j’ai plusieurs fois tenté d’opérer moi-même, mais toujours sans succès ; j’ai même essuyé quelques-unes de ces rebuffades qui ne sont pas seulement désagréables, mais qui peuvent devenir compromettantes. Alors ?… Alors il faut attendre, je suppose, que les femmes se présentent toutes seules et qu’on les trouve près de soi, à son réveil, ainsi qu’au temps heureux du Paradis terrestre.

Et en fait, c’est justement à mon réveil, ou très peu après, un beau dimanche matin de fin d’automne, qu’une dame vient tirer ma sonnette. Une dame de noir vêtue, d’allure un peu mystérieuse, et voilée comme une héroïne de roman.

La voilette, d’ailleurs, est relevée tout de suite ; et je ne puis me défendre d’une émotion violente en reconnaissant Adèle Curmont. Adèle ! Il y a des mois et des mois que je n’ai pensé à elle ! Oui — et lorsque la sonnette a tinté, à l’instant, j’ai su que c’était elle qui était là, à la porte ; je sais maintenant que je l’ai su. — Et devant cette femme, immobile et muette, je ne peux comprendre quelle peur me saisit ; pas un remords ; non, plus que ça : la frayeur physique causée par une rapide vision intérieure de représailles possibles. Je me trouble, je balbutie, je prononce des mots sans suite. Je m’attendais si peu, si peu…

— Naturellement, dit Adèle en souriant ; je suis une revenante, ou presque ; mais comme je n’apparais pas la nuit, vous voudrez bien m’excuser de ne point avertir de ma visite. Vous ne m’offrez pas un siège ?

Je m’excuse, j’approche une chaise du feu. Adèle s’assied, très calme, très maîtresse d’elle-même. Je me demande avec inquiétude ce que cache cette apparente tranquillité ; une haine féroce, sans doute ; d’autant plus implacable qu’elle refuse de s’exhaler dans la colère. Ah ! je préférerais des plaintes, des récriminations, des insultes et des menaces. Je pense avec terreur qu’un scandale brise, quelquefois, l’avenir d’un officier, et qu’une main de femme peut arracher une épaulette… J’ai secoué l’émotion qui s’était emparée de moi tout d’abord, mais je me sens encore affreusement gêné, perplexe, anxieux. Je reste debout et j’examine Adèle tandis qu’elle joue avec son parapluie, silencieusement. Il reste peu de la jeune fille d’autrefois, dans cette femme ; les traits n’ont point changé, certes, mais l’expression est tout autre. Le front haut, comme pincé aux tempes, s’affirme plus volontaire qu’auparavant ; les cheveux sont d’une nuance plus provoquante, on dirait perfide et cruelle ; la vérité de leur blond a pris les tons impitoyables du mensonge ; la bouche est plus nerveuse, les lèvres plus minces avec des contractions artificielles, le menton plus accusé. Une jolie femme, sûrement ; mais… Elle parle.

— Vous ne vous êtes pas beaucoup occupé de moi, n’est-ce pas ? Non ? Point du tout ? C’est peu flatteur ; mais cela va me permettre de vous exposer ma vie depuis… depuis que nous nous sommes vus pour la dernière fois. C’était à la fin d’août 1883, vous rappelez-vous ? et nous voici à la fin d’octobre 1885 ; un peu plus de deux ans. La première année, j’ai beaucoup pleuré ; la seconde année, j’ai essayé de rire ; ç’a été encore plus triste. Mais il faut procéder par ordre. Au début… Oh ! quand je me rappelle ! Ces lettres, ces lettres suppliantes que je vous écrivais tous les jours, deux fois par jour, et qui toutes sont restées sans réponse, toutes !… J’allais à la poste restante six fois par semaine. « Rien pour vous, mademoiselle. » Les employés me riaient au nez. Vous…

Elle s’arrête un instant et me toise, l’œil brillant, la lèvre frémissante.

— Vous portiez l’épaulette, pendant ce temps-là.

Je ne réponds pas. Je regarde au loin — très loin ; tout un passé, si court, et si vide d’honneur, tout plein de vilenies, déjà… Adèle reprend :

— Et puis, un jour, je me suis résolue à ne plus écrire. Savez-vous quel jour ? Le jour où je me suis aperçue que j’étais enceinte. Une idée de folle. Je me disais : « Il doit savoir que je vais être mère ; il le sait ; il va revenir ; il fera de moi sa femme ; un officier est un homme d’honneur. » Je vous dis que j’étais folle… Et du temps a passé, des semaines longues faites de jours sans fin. Un soir de décembre — je me souviens ; il faisait si froid, la neige — je me suis trouvée mal. On a envoyé chercher le docteur qui a révélé à mon père la vérité que j’avais cachée jusque-là. Papa a été atterré ; il ne pouvait croire. Cela, de moi !… Il parlait de se venger, de tribunal : il voulait le nom du séducteur. Que sais-je ?… En réalité, s’il avait été laissé à lui-même, il m’aurait pardonné, il m’aurait aidé à cacher ma faute. Ma faute. Vous entendez ? Ma

Adèle s’arrête un moment, ricane ; elle continue :

— Mais Albert est venu ; il a été mis au courant des choses. Il a déclaré que je n’étais plus sa sœur, il a dit que j’étais une fille perdue, et que je devais quitter la maison paternelle, que j’avais souillée. Il a parlé de devoir sacré, de vertu outragée, de la chasteté des femmes qui fait la force des nations. Il a cité Renan. Il s’est cité lui-même. Il a rappelé mon père aux principes, aux grands principes. Il l’a adjuré d’agir avec une fermeté républicaine. Alors, papa a cédé. Pour lui épargner l’ennui d’une décision, qu’il allait prendre cependant, je me suis déclarée prête à partir… Écoutez ; je vous haïssais bien, jusque-là ; mais, à ce moment, ma haine de vous s’est subitement diminuée de toute la haine que j’ai vouée à Albert. Ah ! celui-là !… Je me vengerai, je vous le jure, quoi qu’il arrive et quoi que cela doive me coûter !…

La voix d’Adèle trahit une telle sincérité d’exécration, un tel pouvoir de volonté, que j’ai peine à maîtriser mon étonnement. Et je me souviens, je ne sais pourquoi, du jour où elle m’a dit, lorsque nous étions encore enfants, que la musique ne l’émouvait pas.

— Donc, dit Adèle, papa m’a sacrifiée aux grands principes évoqués par Albert. Je suis partie. Où j’ai été, ce que j’ai fait, cela vous intéresserait très peu. Quand je vous dirai que pendant six mois j’ai vécu honnêtement, vous ne pourrez vous étonner que d’une chose, c’est que j’aie vécu. Dans les derniers jours de mai 1884, j’ai mis au monde une petite fille… Ne passez donc pas votre main sur votre front, mon cher ; ça ne se fait plus, même au Gymnase… Une petite fille très gentille, qui a vécu cinq semaines. Étant donné ce que vaut la vie, c’est suffisant. Vous dites ?… Pas un seul mot, je vous prie. C’était mon enfant à moi. Pas à vous. Elle ne se serait pas appelée Maubart, je vous en donne ma parole !

J’essaye de parler ; mais Adèle m’impose silence, d’un geste.

— Laissez-moi finir. Depuis, je me suis déterminée à vivre, à vivre bien, c’est-à-dire sans aucun souci de l’honnêteté. Cependant, je n’ai pu parvenir à vivre que médiocrement. Une expérience de quinze mois m’a démontré que, pour réussir dans ce genre d’existence, ainsi que dans les autres, il faut un capital. Voilà pourquoi je suis venue vous voir. Je ne vous demande point de m’exprimer vos regrets et de réparer vos fautes ; je vous demande de l’argent. Je vous réclame mon salaire, puisque vous m’avez traitée en fille. J’étais vierge. Une virginité a un prix. Payez-le.

Le récit d’Adèle, qu’elle n’aurait certainement pu faire plus court, a duré assez longtemps pour me permettre de reprendre complète possession de moi-même et d’envisager froidement la situation. Adèle veut de l’argent. Bien. Elle en aura. Cet argent qu’elle recevra me garantira contre de nouvelles tentatives de sa part. Mais, puisqu’elle a fait de la question une simple question d’affaires, qu’elle n’attende de moi que le langage et la façon d’agir d’un homme qui traite une affaire. Elle aurait aisément pu faire prendre aux choses une tournure différente, faire dévier l’aventure sur un terrain qui m’eût été moins favorable ; elle n’a pas su ; ou elle n’a pas voulu. Tant mieux pour moi. Adèle se méprend à mon silence, qui sans doute l’énerve. Elle se lève et vient vers moi, la tête haute, menaçante.

— Vous avez entendu ? Vous m’avez eue. Il faut me payer.

— Soit, dis-je froidement. Je vais vous payer. Combien voulez-vous ?

Ses lèvres tremblent. Ses mains tremblent. Des larmes, soudain, emplissent ses yeux. Elle regagne sa chaise, se renverse sur le dossier, et sanglote. Je la regarde, sans un mot. Au bout d’un instant, je répète :

— Combien voulez-vous ?

Elle essuye ses yeux, me jette un regard si désespéré ; et d’une voix très basse, de la même voix qu’elle avait quand elle était petite et qu’elle faisait la moue :

— Jean, je t’assure que je n’ai rien ; sinon… Je crois… Peux-tu me prêter dix mille francs ?

— Je vous donnerai dix mille francs demain à midi, dis-je d’un ton d’autant plus sec que j’ai grand’peine à dissimuler mon trouble. Demain à midi. Je vous le promets.

Adèle se lève.

— Merci, dit-elle péniblement. Je savais bien… Je pensais…

Elle mordille son mouchoir, et reprend d’une autre voix où tremble quelque chose comme un espoir :

— J’aurais mieux fait de vous écrire. Cela nous aurait épargné… Pour ma punition, j’aurai toute une grande journée de dimanche à passer seule dans une ville que je ne connais pas. Ça n’a pas l’air de la gaîté même, Angenis.

Je fais semblant de ne point comprendre. Adèle me quitte.

D’une fenêtre, derrière un rideau, je la regarde traverser la rue, disparaître. Et la conviction germe en moi, grandit vite, que je me suis conduit comme un sot. D’abord, c’est clair, Adèle était prête à accepter n’importe quoi ; à la fin, elle s’est trahie ; elle s’offrait ; je n’avais qu’un mot à dire… Pourquoi ne l’ai-je pas dit ? Qu’avais-je à risquer ? Après ce qu’elle a fait ces temps derniers, ce qu’elle a avoué, elle ne peut songer à un mariage avec moi. Ma maîtresse, pourquoi pas ?… Et je pèse longuement, en mon esprit, les avantages et les désavantages d’une liaison avec Adèle ; il y a du pour, mais il y a du contre ; tout compte fait, ça se balance. J’aurais pu jouer la chose à pile ou face, pendant qu’Adèle parlait, sans avoir l’air de rien. Je crois qu’elle ressent encore quelque chose pour moi ; de mon côté, je ne sais pas ; mais ça aurait pu venir. En tous cas, ça aurait duré ce que ça aurait duré ; et après… Par exemple, ça m’aurait peut-être coûté plus de dix mille francs. Une somme, dix mille francs… Si j’avais proposé six mille ? Cinq mille ? Ça aurait pu prendre si j’avais laissé percer un peu d’attendrissement, un petit bout de sentimentalité. Quelle sottise, de me raidir ainsi, de vouloir jouer l’homme de bronze — et tout ça, par dépit de ce que la femme n’ose point faire le premier pas, montrer le fond de son cœur, malgré l’envie qu’elle en a. — L’image d’Adèle pleurant là, tout à l’heure, se précise. J’ai un moment d’émotion profonde. Je me juge sévèrement, impitoyablement. Et je vois clairement ce que j’ai à faire, la seule chose que j’aie à faire. Cette chose-là — prendre Adèle pour femme — se synthétise, s’exprime en un mot : le Devoir. Mon devoir… Devoir. Pouah ! Le mot, tout d’un coup, m’apparaît ridicule, dégoûtant, éculé, stupide ; le déguisement vulgaire de sales n’importe quoi. Devoir… Pourquoi ai-je pensé à ce mot-là ? À ce mot qui est une claie sur laquelle les grands sentiments naturels sont traînés, ligotés de chapelets, à la voirie de l’honnêteté ?… Le mot a défiguré, fait disparaître, la chose qu’il représentait. C’est fini. Passée, l’émotion ; mort, le grand désir qui m’avait saisi. Adèle ne sera pas ma femme, jamais… C’est égal, j’ai eu tort de ne point lui proposer de passer la journée avec moi, lorsqu’elle parlait de la tristesse d’Angenis, avant de sortir. C’est cela, cela surtout, qu’elle ne me pardonnera pas. Et alors… Je songe à des représailles. Elle laissait deviner une telle haine, lorsqu’elle parlait de son frère…

Jusqu’au soir, je me reproche mes maladresses…

Le lendemain, à midi, Adèle revient. Nous échangeons à peine quelques paroles. Je lui remets un chèque que j’ai été chercher à la banque. (Un chèque, ça laisse des traces ; elle ne pourra nier avoir reçu une indemnité.) Adèle, avant de partir, me tend la main.

— Sans rancune, me dit-elle.

Sans rancune… Est-ce sûr ?

Je ne sais pas pourquoi, je ne veux pas savoir pourquoi, le séjour d’Angenis me devient insupportable. La vie de garnison, avec son fastidieux tran-tran, ses intérêts mesquins, ses intrigues petites, me pèse de plus en plus. C’est un cimetière, cette ville de province. Oh ! être quelque part où l’on vive, où l’on se sente vivre, où l’on ne soit pas seul avec ses pensées… J’écris à mon père pour le prier de trouver un général disposé à me prendre comme officier d’ordonnance. Il me répond qu’il a déjà cherché, sans succès, et qu’il n’a pas grand espoir pour le moment. Pourtant, le 10 janvier 1886, c’est-à-dire trois jours après la nomination du général Boulanger au ministère de la Guerre, mon père m’écrit qu’il a réussi à me faire demander par son ami intime, le général de Porchemart.



Son ami intime est équivoque ; on ne sait pas si le général de Porchemart est l’ami intime du général Boulanger ou celui de mon père. En fait, il est l’ami intime de l’un et de l’autre ; ou, du moins, prétend l’être. Une observation rapide, mais attentive, m’a convaincu qu’il les hait tous deux. Je suis absolument certain, d’autre part, que mon père déteste cordialement le général de Porchemart ; et j’ai quelque raison de croire que ses sentiments sont partagés par le ministre de la Guerre. Trio de chers camarades, de vieux camarades. On s’aime, dans l’armée. Ah ! qu’on s’aime ! Ce n’est pas de l’amour, c’est de la rage. Et l’on peut facilement comprendre l’intensité des sentiments qui lient les uns aux autres les grands chefs militaires, lorsqu’on se rappelle que c’est à des sentiments, les plus hauts et les plus purs, et non à de vils intérêts, que le soldat sacrifie son existence. La profession des armes est un sacerdoce.

C’est là une grande vérité que le général de Porchemart n’oublie point. Petit-fils d’un chef vendéen qui rôtissait les pieds des Bleus et pillait les diligences pour l’amour de Dieu et du Roi, il s’est sincèrement rallié à la République, gouvernement que le pays a librement choisi ; il n’a pas jugé nécessaire, toutefois, d’abandonner ses croyances religieuses. Il a l’air d’un prêtre ; d’un prêtre, si j’ose m’exprimer ainsi, toujours à cheval sur le Devoir, avec la Patrie en croupe et le Soupçon pour tenir la bride de l’animal ; d’un prêtre impitoyable aux défaillances des simples mortels. Cette implacabilité s’est manifestée dernièrement, assure-t-on, par une dénonciation documentée contre le général de Lahaye-Marmenteau. Ce dernier, convaincu de s’être livré indirectement à des trafics répréhensibles, a dû se démettre des fonctions qu’il remplissait au ministère, et commande au loin une division d’infanterie. On n’a fait aucun bruit autour de cette affaire ; on parle tout bas de scandales nombreux et graves que sa divulgation eût fait éclater. Le général de Porchemart, sans doute, sait à quoi s’en tenir là-dessus ; mais sa face impénétrable ne laisse point deviner les secrets qu’il possède et qu’il utilisera peut-être, le moment venu, avec l’autorité que lui donnent sa réputation de droiture et la juste célébrité que lui valut une authentique action d’éclat, en 1870.

La vie du général de Porchemart est des plus simples et des plus régulières. Sa femme est une dame déjà âgée qui fréquente fort les églises, s’occupe de bonnes œuvres et fait de la charpie pour la prochaine. Il n’a pas d’enfants ; et jusqu’à ces derniers temps, chose inouïe, on ne lui avait jamais connu de maîtresse. Il en a une à présent ; mais cette liaison, qui, assure-t-on, ne date que de deux mois environ, est demeurée très mystérieuse. La dame est invisible ; cloîtrée, séquestrée comme une beauté de harem. Personne n’a vu son visage ; tout le monde ignore son nom. Le bruit court, je ne sais pourquoi, que c’est une femme supérieure, extraordinaire ; on affirme que le général de Porchemart a l’intention de se lancer avant peu dans la politique et l’on assure que l’amie qu’il dérobe à la vue de ses contemporains l’aide à préparer des plans machiavéliques. C’est, dit-on, son Égérie. J’ai parlé de la chose à mon père, pour voir ; et il a éclaté de rire aux premiers mots.

— Une Égérie ! C’est à se tordre. Porchemart-Pompilius ! Vraiment, ne pouvez-vous voir les choses telles qu’elles sont ? Pourquoi vouloir toujours trouver cinq pieds sous un mouton ? Porchemart a une maîtresse qu’il ne montre pas. Bon. Qu’est-ce que c’est que cette maîtresse-là ? C’est une Égérie. Fous que vous êtes ! S’il ne la montre point, c’est qu’il ne peut pas la montrer. Donc, ce n’est point une Égérie. C’est une mineure.

Ma foi, probablement. Après tout, ça m’est égal. L’essentiel, c’est que mon tableau de service ne soit pas trop chargé ; et il ne l’est pas. L’officier d’ordonnance est un heureux mortel. Il sort presque toujours de l’École. (Au fait, bien peu d’officiers sortent du rang ; récemment, sur 230 lieutenants d’infanterie proposés pour le grade de capitaine, 8 seulement n’avaient point passé par Saint-Cyr ; et il est à présumer qu’ils n’iront pas loin). L’officier d’ordonnance — généralement fils, neveu, cousin ou gendre de haut fonctionnaire militaire ou même civil, refusé aux examens d’état-major ou qui n’a pas osé les affronter — trouve une situation paisible auprès d’un général pourvu d’un emploi catalogué ; il s’embusque dans des bureaux, parade aux revues, prépare des fêtes, règle des danses. Il est le héros des mamans à l’amabilité mûre et des demoiselles à écus auxquelles il faut des oiseaux tricolores pour picorer leurs cœurs en massepains. Et pas de danger, au moment critique du cotillon, que ces demoiselles marquent l’officier d’ordonnance du petit pompon… Vous savez.

Le général de Porchemart est charmant pour moi. Peut-être un peu trop. Je crois parfois découvrir dans ses manières quelque condescendance ironique. Cela m’ennuie. Le général, ainsi que tous les hommes qui ne se laissent pas deviner, exaspère. On est toujours tenté de se dire qu’ils n’ont réellement rien d’extraordinaire ; qu’ils ne valent pas mieux que les autres ; et cela, on ne peut pas se le dire.

Je vois grimacer autour de moi l’ambition grotesque, odieuse ou naïve d’un grand nombre de jeunes officiers pourvus d’emplois analogues au mien ; l’ambition militaire, telle que je l’ai trouvée au régiment, mais avec des espoirs moins chimériques et des succès plus fréquents. Et je me demande pourquoi le général de Porchemart, ayant subitement besoin d’un officier d’ordonnance, ne l’a pas choisi parmi ces jeunes gens dont beaucoup le poursuivaient de leurs sollicitations, je le sais, et est venu me chercher. Afin de faire plaisir à mon père ? C’est douteux… Je finis par trouver. Le général de Porchemart veut m’avoir auprès de lui, parce qu’il espère savoir par moi, grâce aux indiscrétions de mon père, ce qui se passe autour du général Boulanger ; et mon père, de son côté, compte que je le tiendrai au courant des faits et gestes du général de Porchemart, que le ministre a intérêt à surveiller. C’est certain ; absolument évident. Le général de Porchemart, personne n’en doute, est l’homme des opportunistes ; et chacun sait que le général Boulanger est l’homme des radicaux.

Il est donc probable qu’on réclamera de moi avant peu, de droite et de gauche, des renseignements confidentiels. Je ne sais pas encore si j’en donnerai ; pourtant, à tout hasard, je veux me mettre au courant de la situation politique. Pour commencer, je voudrais bien connaître un radical qui m’exposât ses vues. On pourrait croire que mon père, en qualité d’ami du ministre, est un fervent radical ; et beaucoup de gens n’en doutent point. Mais je ne suis pas sûr du fait. Lui non plus. Je prends donc le parti de m’adresser à un radical bon teint, indubitable, et cependant sans mesquins préjugés de coterie.



C’est du cousin Raubvogel qu’il s’agit. Depuis cette mémorable élection par laquelle, grâce à lui, les populations du Nord offrirent une chaise curule à son beau-père M. Delanoix, le cousin Raubvogel s’est séparé de ses anciens amis les opportunistes et a adopté des opinions de plus en plus radicales. Il est aujourd’hui l’intime ami du chef de son nouveau parti et de ses séides, le docteur Kaulbach et autres. La rumeur publique assure que Raubvogel n’a point, financièrement, gagné au change. Il en fait lui-même l’aveu ; ajoutant avec modestie qu’un bon Français doit savoir sacrifier sans hésitation ses intérêts à ses principes. Il laisse entendre, néanmoins, qu’il attend avec patience de nouveaux sourires de la Fortune, car il a pleine confiance dans la destinée de l’homme rare que le parti radical vient de hisser au ministère de la Guerre.

Tout d’abord, je crois qu’il va m’être facile de tirer du cousin des informations précieuses ; de l’amener à me dire de quel côté, le cas échéant, il sera préférable de me ranger. Raubvogel m’écoute attentivement, ouvrant de grands yeux, hochant la tête tantôt à gauche, tantôt à droite. Quand j’ai fini, il m’invite à passer dans son cabinet.

— Mon cher cousin, me dit-il après avoir soigneusement fermé la porte, ce que vous me demandez est tellement grave et mon désir de vous répondre à cœur ouvert est si grand, que je pense qu’il est nécessaire de nous mettre à l’abri d’oreilles indiscrètes. Ici, où nous sommes en sûreté, je puis vous dire ce que je ne dirais certainement pas à tout le monde. La France se reprend, mon cher cousin. Elle se reprend ! Oui, quoi qu’on en dise, la France se reprend.

À ce moment, on frappe à la porte ; et Raubvogel, avec un geste d’ennui, va ouvrir. C’est Mme  Raubvogel. C’est Estelle qui s’exclame, se précipite vers moi et, presque, me saute au cou. Quelle joie ! Quel plaisir ! Qu’elle est heureuse de me revoir ! Comme je dois être content d’avoir quitté cette vie de garnison ! Il n’y a que Paris au monde. Puisque je suis là, elle ne me quitte pas ; il faut que je reste à déjeuner, d’abord ; et après, je vais l’accompagner au bois… Raubvogel me jette un regard désolé et pousse un soupir de résignation. Allez donc parler sérieusement, avec les femmes !…

Je comprends, bien que ce soit peu flatteur pour mon amour-propre, qu’il n’y a guère à compter sur les indiscrétions du cousin. Si encore Estelle entendait la politique ! Mais elle n’y comprend rien ; absolument rien ; elle me l’a dit elle-même. Pourtant, si Raubvogel ne parle point, pourquoi un autre ne parlerait-il point ? Gédéon Schurke, par exemple ? J’essaye. Et, deux jours après, cet excellent Schurke m’ouvre son cœur, entre la poire et le fromage.

— Je vais vous expliquer la situation, M. Jean. Nous sommes en 1886. Durant les quinze années qui se sont écoulées depuis sa défaite, la France a trouvé moyen de faire deux choses ; en laissant égorger la Commune, elle a détruit toutes ses chances de relèvement réel ; et elle a permis l’établissement d’une république opportuniste qui n’a vécu que de mensonges de toutes sortes. Cette république a appelé à la curée tous les coquins qui crevaient de faim sous l’Empire. Ils ont été, avec leurs amis et leurs petits, s’asseoir à la table du Riche, et se sont gavés. Et ils ont laissé Lazare à la porte, avec son drapeau tricolore autour du ventre pour tenir chauds ses boyaux vides. Comme Lazare aurait pu dérouler son drapeau, pendant une canicule, et compromettre ainsi la sûreté de ses nouveaux maîtres, ceux-ci ont inventé les expéditions coloniales. On a cessé de parler de la trouée des Vosges, mais on a commencé à faire trouer la peau du populo. Les seuls résultats des expéditions coloniales ayant été, pour le pays, des pertes énormes d’hommes et d’argent, sans parler de honteux revers, la patience publique s’est lassée. Les radicaux, qui guettaient depuis longtemps l’occasion, ont jugé que le moment était venu pour eux de s’emparer de l’assiette au beurre. Ils se sont décidés à agir…

— Oui ; et par procuration.

— Comme vous dites. Et cela vous donne leur mesure. Le parti radical est un fantôme de parti. Son programme date de 1869 ; une loque. Son incapacité est désolante. Pour se frayer la voie, c’est un militaire professionnel qu’il va choisir. Il n’y a qu’à ouvrir l’Histoire pour voir que le soldat trahit toujours. Excusez-moi ; c’est la vérité. Un soldat, c’est un homme qu’on soudoye. Qui paye ? Le Riche ! Avec quoi ? Avec l’argent du Pauvre. Donc… Vous me direz que, pour transformer sa misérable république nominale en république réelle, il fallait au peuple français une grande énergie ; et qu’il n’en a pas l’ombre. Vous me direz que, pour arracher les esprits à leur torpeur, il fallait les violents soubresauts d’un pitre, les appels de trompe d’un charlatan. Vous me direz que, telle la grenouille que seul attire hors de sa vase un morceau de drap écarlate, la nation française pouvait être déterminée à l’action par le prestigieux éclat d’une calotte rouge. Je vous répondrai que vous avez tort ; lorsque des gens sont trop lâches pour se sauver eux-mêmes, il ne faut point leur présenter de sauveur ; c’est simplement donner un nouveau prétexte à leur veulerie. Et puis, vraiment, est-ce là le rôle du parti radical ? Vous allez voir comment leur grand homme va les récompenser, les radicaux…

— Et que pensez-vous qui arrivera ?

— Rien. Du bruit, des sottises, du vent. Les opportunistes ne feront rien, les radicaux ne feront rien, Boulanger ne fera rien. La France, surtout, ne fera rien. Donc, conclut Schurke, ne vous inquiétez point de l’agitation qui se produit, qui va se produire. Elle est, et sera de plus en plus, superficielle, dérisoire. Ne craignez pas non plus qu’on vous demande des renseignements. On n’en a pas besoin. Tous les acteurs de la tragi-comédie qui commence s’espionnent entre eux, se vendent réciproquement, portent habit de deux paroisses et mangent à tous les râteliers. Il est inutile de se gêner. Et c’est au grand soleil qu’une cocotte, avant peu, va transporter le mannequin à barbe blonde du cerisier de Clemenceau dans le néflier de M. de Mun.



On ne me demande, en effet, de me livrer à aucun reportage spécial ; je m’étais donc trompé dans mes conjectures. Et la seconde partie de la prophétie de Gédéon Schurke se réalise rapidement. Le général Boulanger devient, de jour en jour davantage, l’espoir de la réaction et du cléricalisme. Mon père hésite à le suivre dans son évolution ; il s’y décide cependant en se ménageant, suivant son expression, des portes de sortie. Le général de Porchemart, de son côté, hésite à se ranger parmi les adversaires déclarés du général Boulanger ; il s’y décide cependant en se ménageant, sans en rien dire, des portes de sortie.

La popularité du ministre de la Guerre s’accroît sans cesse ; cultivée, à l’aide de procédés intensifs, par des gens qui se dissimulent de leur mieux, eux et les intérêts variés qu’ils représentent. La foule des admirateurs, des fidèles, augmente ; foule que pousse une certaine honte de sa longue et abjecte inertie et à laquelle les indécents beuglements des Ligues et autres troupeaux d’ahuris donnent l’illusion de l’action. Boulanger accepte cette popularité comme un tribut naturel, dû. Il couche dessus ; étendu de tout son long, bottes vernies et barbe teinte, sur cette chose flasque et cotonneuse qui constitue l’âme française. Un peuple de barnums s’évertue, camelots de la haute et de la basse pègre, mâles, femelles et l’autre sexe. La presse maquille ses brêmes ; l’aristocratie maquille sa vieille gueule, se camoufle en tricoteuse ; les banques donnent des écus ; les tonsurés, des conseils. On maquignonne l’opinion publique, pitoyable Rossinante ; on lui fourre du coton tricolore dans les oreilles et un piment rouge autre part ; et le Don Quichotte de la manchette, sa lyre de fer-blanc au poing, se prépare à l’enfourcher pour de grandes expéditions à la statue de Strasbourg. Les assassins et les massacreurs prêchent la nécessité de l’union ; les voleurs prêchent l’honnêteté ; les sacristains, la tolérance ; les gardes-chiourmes, la liberté ; les cocottes chantent la vertu ; et les maquereaux, la famille. Le Devoir est à la mode.

— Trop de beaux sentiments, murmure tristement Gédéon Schurke. Voyez-vous, monsieur Jean, le Boulangisme mourra, non pas de son improbité — l’improbité est l’âme des partis forts — mais de ses prétentions à la vertu. Il ne parle que d’honneur, de pureté, de droiture. C’est une grande faute. Il ne faut abuser de rien, même des pires choses.

Le ministère de la Guerre est une sentine. Boulanger vit au milieu d’une population d’escarpes, de rastas, de grues, d’aigrefins, d’espions, d’imbéciles et de filous décidés à faire la France, à la tête ou à la dure. Tout ça grouille, gesticule, braille, minaude, bave, jacasse, espère, désespère, s’enthousiasme, se multiplie. Et pour base de cet échafaudage d’envies, de haines, de convoitises, de rancunes et d’appétits qu’érigea le Hasard, de ses doigts puants, il y a un Mot. Le Mot éternellement mystérieux, cabalistique, le Mot qu’on n’explique jamais, qu’il est criminel de chercher à définir. — Il y a le mot : Patrie.

— La Patrie ! La Patrie !

Chose curieuse, c’est aussi la Patrie que les adversaires du Boulangisme prétendent servir. Ils combattent la dictature menaçante au nom de la Patrie. « Nous avons le monopole de la Patrie ! » s’écrie la bande opportuniste qui, menacée dans ses privilèges et dans son existence même, s’apprête à faire face à l’attaque. Les opportunistes ont été renforcés par beaucoup de radicaux, furieux d’avoir été plaqués par l’homme dont ils voulaient jouer, et par les socialistes dont c’est la caractéristique de redouter tout ce qui peut porter atteinte à l’ordre de choses actuel. Et ces honnêtes gens, si honnêtes, font appel aussi aux plus purs sentiments du peuple, lui parlent de la Patrie et même de la République.

La République ? Les Boulangistes ne veulent pas autre chose. Ils veulent une République honnête, voilà tout. Raubvogel me l’affirmait hier. Vive la République ! Tel est le cri de M. de Mun, de M. de Mackau et de la duchesse. Et le nonce du pape, derrière leur dos, fredonne la Marseillaise. On est républicain, dans la boulange.

— Oui, dit encore Raubvogel ; et la preuve qu’on est républicain, c’est qu’on a Paris.

Paris… J’essaye, évoquant le passé libertaire de la grande ville, de la juger en homme imbu fortement, mais sans lyrisme, des idées qu’elle incarna. Je vois que Paris a donné à l’humanité, en ce XIXe siècle, deux torches sans lesquelles la route de la Révolution serait encore obscure : 1848 et 1871. Février et juin 1848 ont prouvé, il me semble, qu’aucune transformation sociale n’est possible sans des changements politiques complets ; et 1871 a démontré, je pense, que des changements politiques ne peuvent s’effectuer sans la complicité de cette partie de la population qui, portant les armes, est jusqu’à présent le meilleur et même le seul soutien de l’État autoritaire. Et je me demande comment Paris a pu devenir ce qu’il est aujourd’hui ; comment les Parisiens, après avoir entendu tomber de l’abominable gueule d’un pitre des couplets patriotards qui sont le dérisoire écho de la lâcheté publique, peuvent acclamer le brave général Boulanger, qui fit preuve de sa bravoure en les fusillant…

— Le peuple de Paris, ricane le général de Porchemart, a été peint de main de maître, et une fois pour toutes, par Rabelais ; ce peuple qui est « tant sot, tant badault, et tant inepte de nature ». Il ne faut pas le prendre au sérieux, même dans ses moments de férocité. Les Sans-Culottes, par exemple, n’ont jamais eu d’autre idéal qu’une nouvelle mode ; leurs plus abominables excès témoignaient simplement d’un goût maladif pour le pantalon.

Les Parisiens… Aujourd’hui, 14 juillet, c’est par centaines de mille qu’ils se sont rendus à Longchamps afin d’assister à la Revue — la misérable revue annuelle instituée pour satisfaire la curiosité badaude d’un demi-million d’idiots.

Ça foisonne, ça grouille, ça sue, ça pue ; ça noircit les rues et les avenues ; les fourrés du bois en sont pleins : singes, guenons, chapeaux de paille, gluants, saucissons et litres à seize. On reconnaît au passage les petits oignons du veau ; y a du bleu, du blanc, du rouge, vive le drapeau français !…

Ah ! Vive tout ce qu’on veut, pourvu qu’on gueule, qu’on fasse la guerre à coups de gosiers. Voilà la revue, le défilé, les saluts, les acclamations. Vive Boulanger ! Vive Boulanger !… Cri d’espoir et de foi, pour sûr. Vive Boulanger ! Vive l’Armée ! Vive la revanche !

La guerre, alors ? Certainement. Pas aujourd’hui ; mais demain, sans faute. Le peuple français n’attendra pas plus longtemps. Il lui faut la guerre, au peuple français. Il la lui faut parce qu’il sait que maintenant la France s’est relevée et que son armée est prête. Il la lui faut afin de reprendre l’Alsace-Lorraine, sûrement, mais avant tout pour se délivrer de l’effroyable taxation dont on le chargea au lendemain du désastre ; pour en finir avec les écrasants impôts dont le produit devait servir à organiser une armée de revanche, l’armée qui est prête aujourd’hui. Elle est prête, l’armée ! Elle est prête, car pas un sou n’a été gaspillé, car pas une minute n’a été perdue. Vive l’armée !…

Nous remontons l’avenue du Bois de Boulogne au milieu d’une poussière aveuglante et d’acclamations qui assourdissent. J’ai simplement entendu les cris de la foule, jusqu’ici ; et l’idée me vient d’examiner ses visages, de scruter ses pensées intimes, de les déchiffrer sur ses faces. Ses faces ? Elle n’en a qu’une. Une figure terne, indifférente, lasse, aux yeux vitreux, avec une énorme bouche noire ; une figure animale, résignée, sans trace de résolution, de volonté, de caractère ; la figure d’une foule infirme dont l’emballement tient de la danse de Saint-Guy plutôt que de l’enthousiasme ; d’une foule qui n’est qu’une foule et veut rester une foule — ne veut pas devenir un peuple. — Tout d’un coup, je me souviens de la conversation que j’ai eue avec le lieutenant Deméré, à Nantes. « Laissez passer quinze ans encore, laissez venir la fin du siècle… »

— Vive Boulanger ! Vive Boulanger ! Vive l’armée !…

Des scintillements d’acier, sur la gauche. Un régiment de cuirassiers contourne l’Arc de Triomphe. Je lève la tête. La masse du monument est devant nous, énorme, avec son arche vide…


C’est par là qu’ont passé les Hommes disparus.