L’Épaulette/19

La bibliothèque libre.
Fasquelle (p. 366-381).
Chap. XX  ►


XIX


En quelques jours le peuple est arrivé à considérer le massacre de Courmies comme un événement normal, tout au plus comme un inévitable accident. Le ministre, responsable de la tuerie, est généralement regardé comme un homme à poigne, c’est-à-dire en bon français (d’après 1870), comme un homme supérieur. Les énervés, les fuyards, les vaincus en un mot, aiment la poigne. Donc, le ministre est populaire en qualité d’homme à poigne. On prétend, en clignant de l’œil et en pinçant la narine, que c’est un cynique de premier ordre. Le fait est qu’il a roulé son tonneau (inodore). Ses ennemis l’accusent d’avoir commis plusieurs crimes, assassinats et empoisonnements. Le pauvre homme en est bien incapable. C’est, ainsi que tous les colosses français d’aujourd’hui, une espèce de mauvais roquet auquel un coup de pied d’homme — s’il restait un homme en France — renfoncerait pour toujours ses fausses dents au fond des boyaux. Non, ce prudhomme à tinette n’est pas un gaillard, et sa femme est la première à s’en rendre compte. Pourtant, il a réussi à débarrasser Paris de ce ridicule pantin, le général Boulanger. Voilà un jouet perdu pour la foule, et elle se demande à quoi passer son temps.

On lui donne le procès Plantain. L’honorable M. de Trisonaye, en effet, obligé enfin de faire arrêter son ami Triboulé, a fait aussi poursuivre le malheureux Plantain. Et, grâce à la complicité d’une magistrature infâme, le grand ingénieur qui a rendu tant de services à son pays vient d’être condamné comme traître. La foule admire fort la décision des juges, mais réclame d’autres amusements. En voici un. La flotte française va faire, à Kronstadt, une visite à la flotte russe. Et la Russie, non contente de promettre un bon accueil à nos vaisseaux, déclare aussi qu’elle recevra notre argent avec un grand plaisir ; elle émet en France son premier emprunt. Les Français exultent, se voient déjà accouplés aux Cosaques. « Enfin ! s’écrient-ils, nous ne sommes plus seuls ! » On dirait qu’ils ont quelque chose à porter — quelque chose qui pèse très lourd. — De la gloire, peut-être…



Dans l’automne de 1891, j’ai demandé à être envoyé au Tonkin. Je vous fais grâce des raisons qui m’ont poussé à m’éloigner du charmant pays de France. Mon père, informé de ma décision, m’a répondu par lettre qu’il me laissait libre d’agir à ma guise. Il m’a fait entendre que ma gaucherie lui a causé la plus pénible impression ; pourquoi n’ai-je pas été malade, le jour où l’on nous a donné l’ordre d’aller à Courmies ? Qu’allais-je faire dans cette galère ?

Mon métier. Mon métier de garde-chiourme. J’ai aidé à maintenir dans le devoir, par la terreur, des esclaves blancs. Selon toute prévision, maintenant que j’ai reçu l’ordre de partir pour l’Indo-Chine, je vais aller aider à maintenir dans le devoir, par la terreur, des esclaves jaunes.

Les prévisions se sont réalisées. Cependant, je ne donnerai pas le moindre détail sur mon existence pendant les vingt-huit mois que j’ai passés au Tonkin. C’est là un sujet qui ne pourrait que médiocrement intéresser le public français. L’indifférence de la France pour ses possessions d’outre-mer est sans bornes ; on dirait qu’elle ne conquiert des colonies que pour n’en rien faire, que pour les abandonner complètement au bon plaisir de la tourbe à galons et en habit noir, dont l’infamie peut se donner libre carrière. Les pauvres de France, qui payent les impôts, ignorent que ce sont leurs fils qui vont mourir, exclusivement, dans ces colonies, de la mitraille, et surtout de la fièvre et de la dysenterie. Ils ignorent que chaque classe fournit environ 75.000 dispensés bourgeois qui ne font qu’une année de service et qui, par conséquent, ne vont jamais aux colonies. Ils ignorent que l’effectif des troupes que nous entretenons hors de France, pour le bénéfice d’une poignée de gredins, s’élève à 140.000 hommes, soit aux trois-dixièmes de l’armée métropolitaine ; ils ignorent que les colonies dévorent chaque année plus de 190 millions du budget de la guerre. Ils ignorent tout, parce que l’ignorance est commode à leur veulerie. Pendant le temps que j’ai passé au Tonkin, deux choses surtout ont absorbé l’attention de la France ; d’abord, la formation de plus en plus évidente d’une alliance avec la Russie ; la visite de l’amiral Avellan en France, précédée et suivie d’emprunts nouveaux, ayant été l’un des plus heureux symptômes de ce rapprochement, célébré comme il convient par la presse française dont deux représentants distingués, le forban Ganivais et le vide-cuvettes Arthur Meyer, encadraient l’amiral lorsqu’il fit son entrée à l’Opéra. Puis, la scandaleuse comédie du Panama, farcie de calomnies infâmes et de vérités plus infâmes encore, a commencé à présenter ses tableaux aux yeux émerveillés d’un public de gogos gagas. Et il paraît que personne n’a eu l’idée de faire la moindre allusion à un traité qui fut signé à Francfort, le 10 mai 1871. Le peuple français a une longue patience. C’est la longue patience, a dit Buffon, qui constitue le génie. Tout est possible.



Donc, je suis revenu à Paris, au commencement de mai 1894, en congé de convalescence. Vous ai-je dit que j’avais été blessé au Tonkin, vers la fin de 1893 ? Pas très sérieusement ; mais cependant j’ai été inscrit au tableau, et je compte recevoir mon troisième galon au mois de juillet.

Quelques jours après mon retour, je reçois la visite, dans le petit appartement que j’occupe rue de Varenne, d’un monsieur vénérable, à barbe patriarcale et à gestes onctueux, que je ne reconnais qu’au bout d’un instant. C’est M. Curmont. Comment a-t-il découvert mon adresse ? C’est sans doute mon père qui la lui a donnée ? M. Curmont sourit affirmativement.

M. Curmont m’apprend qu’il est membre de la Société de Paix et d’Arbitrage. Je le croyais trésorier-payeur ; mais il paraît qu’il a pris sa retraite, il y a quelque temps. Est-ce en sa qualité de membre de la susdite Société, que M. Curmont vient me surprendre ? Oui, c’est en cette qualité. La Société, dans son désir de voir la fraternité régner sur la terre, cherche à recueillir de la bouche de témoins irrécusables des preuves de l’infamie de la Guerre et des horreurs qu’elle entraîne. Il est bien entendu que la plus grande discrétion est de règle. Les communications de toute nature sont strictement confidentielles. Beaucoup d’officiers, comprenant qu’ils servaient la cause de l’humanité, ont déjà livré à la connaissance de la Société des faits intéressants. Voudrais-je les imiter ?

Je n’y tiens pas énormément. La guerre est horrible, sale, et haïssable ; c’est certain. Mais je pense que ce sont ses excès mêmes qui la feront disparaître. Je ne crois nullement à l’influence des Sociétés pacifiques. Les gens qui en font partie me donnent l’idée d’officiers de santé pour volcans. Je serais assez disposé à les taxer d’hypocrisie ; si la guerre était supprimée d’après leurs formules, l’instinct combatif disparaîtrait et l’exploitation des pauvres deviendrait plus facile encore qu’elle ne l’est. Une ligne d’omnibus tout entière résume mon opinion : Passy-Bourse. Quant à l’arbitrage, il a simplement pour but, à mon avis, de renforcer le principe abject de Justice indirecte, de requinquer le trône pourri de l’Équité actuelle, de faire une idole de la Chose jugée. D’ailleurs, l’arbitrage existe ; c’est la mission même de la Diplomatie ; si la diplomatie est tombée partout, particulièrement en France, aux mains de vermineuses nullités, ce n’est pas ma faute. Non, je n’ai aucune sympathie pour les bonzes qui prêchent la paix éternelle du haut de leur compétence à barbe. La paix monotone qu’ils rêvent dans la platitude résignée qu’ils aiment, ne sera jamais possible ; la lutte est nécessaire à l’espèce humaine ; le conflit existera toujours d’une façon latente, sinon patente, entre deux êtres. Que dis-je ? S’il ne restait qu’un seul homme sur la terre, un homme qui aurait réussi à détruire tous ses semblables, cet homme serait en état de guerre ; car il faut être au moins deux pour signer un traité de paix. La guerre donne une très mauvaise direction à l’instinct combatif, je l’admets ; mais cet instinct combatif est excellent, indispensable à l’humanité ; c’est le palladium de ses libertés ; il ne s’agit donc pas de le supprimer, mais de l’employer à d’efficaces besognes. Et c’est la guerre, qui l’a faussé et assombri, qui le fera briller comme une généreuse étoile à la pointe de l’épée de la Révolution. Supprimer la guerre à présent ? À présent qu’elle devient la guerre civile ! qu’elle est devenue la guerre sociale ! À présent qu’elle est à la veille de se transformer, au bord d’un grand lac rouge, en la lutte intelligente et fraternelle ! En voilà une blague ! En voila une farce !…

Quant aux atrocités qu’entraîne la guerre, je les déplore en théorie. Mais je les explique. Elles ne sont pas autre chose que les honnêtes ignominies que crée, développe et nourrit l’abominable paix actuelle, et qui se font jour subitement, sous leur aspect réel. Une preuve ? Les excès commis dans une lutte armée sont toujours en raison inverse des dangers courus par le soldat. Celui-ci, donc, calcule bassement, commercialement, pacifiquement, honnêtement ! Nous sommes devenus si affreusement civilisés, tellement confits en moralité infâme, qu’il nous faut la guerre pour nous faire voir quelles horribles réalités se dissimulent sous les douces hypocrisies de nos systèmes de civilisation et de morale. Il faudrait aussi savoir si la vile férocité de l’homme moderne n’est pas due, pour une grande part, aux inoculations qu’on lui prodigue, à la hideuse vaccination, à l’habitude qu’il a prise de considérer comme normaux les avortements réguliers ou intermittents de sa compagne. La sauvagerie actuelle, j’en suis convaincu, n’est point la sauvagerie ancestrale ; c’est la sauvagerie civilisée. D’ailleurs, elle ne m’émeut que médiocrement ; je ne me range pas avec les sentimentaux ; ces gens-là me dégoûtent ; on dirait qu’ils n’ont jamais vu un accouchement. Je crois que c’est la guerre qui affranchira le monde, et je crois qu’elle ne pourra se manifester dans sa force purifiante et libératrice qu’en se dépouillant de toute hypocrisie — qu’en apparaissant, nue et rouge, hors du manteau des conventions.

J’expose, aussi poliment que possible, mes opinions à M. Curmont ; mais il insiste ; il veut savoir si des bruits qui ont couru au sujet d’exécutions sommaires, de massacres, de pillages et de viols, peuvent être considérés comme dignes de foi. Oui, certainement. Et, demande M. Curmont, est-il vrai que la torture sévisse au Tonkin ? Très vrai. Et que des impôts et des amendes soient prélevés dont aucun compte n’est tenu ? Très vrai. Que certains officiers fassent égorger la population de villes entières, égorgements qu’ils travestissent en glorieuses batailles, afin d’escroquer honneurs et avancements ? Très vrai. Et que d’autres officiers commettent des faux et usurpent des fonctions judiciaires afin de dépouiller de riches indigènes ? Très vrai. Et que le général commandant le corps d’occupation ait commis des actes qui, au jugement des tribunaux, tombent sous le mépris public ? Encore vrai.

— Voilà les odieuses conséquences de la guerre ! s’écrie M. Curmont.

— Ou plutôt, dis-je, les conséquences de l’existence actuelle. Si les bandits qui commettent ces infamies n’étaient pas sûrs de recevoir, comme salaires de leurs crimes, des récompenses de toutes sortes, ils ne les commettraient point. Leurs actes déshonorent non seulement eux-mêmes, mais l’armée à laquelle ils appartiennent, mais leur nation, mais leur époque. Croyez-moi, tout se tient dans l’ignoble système d’aujourd’hui ; et c’est seulement sous les boulets que croulera ce système.

M. Curmont se retire, un sourire énigmatique sur les lèvres. Je ne l’ai sûrement pas convaincu, mais je ne désirais pas le convaincre ; je ne désire convaincre personne. Du reste, j’espère ne jamais le revoir. Il m’embête, cet homme de paix.



Cet homme de paix est une infernale canaille. Vous ne devineriez jamais ce qui vient de m’arriver. J’ai reçu ce matin un numéro du journal la Nation Française, dont le directeur est Camille Dreikralle. En tête se trouve un article, que quelqu’un a marqué d’une croix rouge, et qui est intitulé : Les théories anarchistes dans l’Armée. — Un officier félon. Cet article reproduit la conversation que j’ai eue hier avec M. Curmont. On ne me nomme pas ; mais je suis indirectement désigné de la façon la plus claire. L’auteur de l’article anonyme a placé dans ma bouche beaucoup de phrases subversives que je n’ai point prononcées. Ces enjolivements ne sont certainement pas involontaires. On me fait dire, par exemple, que la présence d’une très forte partie de nos troupes aux colonies compromet la défense du territoire national ; que l’infériorité militaire de la France est déjà trop marquée ; que les cadres supérieurs de notre armée sont encombrés de nullités avérées, incapables d’organiser autre chose qu’une nouvelle débâcle ; que la France, avant d’aller civiliser les nègres et les jaunes, ferait bien de se civiliser elle-même et de se débarrasser de ses honteuses superstitions romaines ; et qu’elle ferait bien, aussi, au lieu d’aller rétablir l’esclavage au delà des mers, de fonder chez elle cette liberté et cette fraternité dont les Français parlent toujours et qu’ils ne connaissent point. Ce sont là des choses que je puis penser, que je pense probablement ; mais, enfin, je ne les ai pas dites.

Je ne me dissimule pas, néanmoins, que cet article peut me causer un préjudice énorme. Curmont n’était évidemment qu’un instrument ; mais l’instrument de qui ? Je ne pense pas que Dreikralle ait aucun intérêt à me nuire. Alors ?… Mon père sera peut-être plus habile que moi à déchiffrer l’énigme.

Je cours au ministère, où je le trouve dans son bureau, le numéro de la Nation Française déplié devant lui.

— Eh ! bien, s’écrie-t-il, tu ne vas pas mal. Tu ne m’avais pas dit que tu allais te lancer dans la politique et poser ta candidature de socialiste irréductible. Mes compliments. À qui donc as-tu fait tes confidences ?

J’expose les choses à mon père ; et je termine en lui demandant s’il ne soupçonne pas…

— Je ne soupçonne pas ! s’écrie-t-il. Je sais. Tu es en train d’expier, mon garçon, une grande faute que tu as commise. Vois-tu, il n’y a pas de crime sans châtiment ; c’est une loi de la providence. La vengeance est bossue, comme a dit le poète, mais elle vient. Elle est venue pour toi. Sais-tu qui a poussé Camille Dreikralle à publier cet article qui, si je n’étais pas là, briserait ton avenir et t’obligerait même peut-être à donner demain ta démission ? C’est sa femme. Et sais-tu comment s’appelait Mme  Dreikralle avant son mariage ? Elle s’appelait Mlle  Adèle Curmont. Ha !… Tu peux faire tes yeux de merlan frit, mon vieux lapin ; c’est comme ça. Ah ! il arrive de drôles de choses dans la vie du monde !… Moi, il y a déjà longtemps que je sais à quoi m’en tenir. Quand j’ai vu qu’on ne voulait pas me laisser te prendre comme officier d’ordonnance lors de l’expédition du Garamaka, je me suis douté de quelque chose ; je me suis informé et j’ai appris que l’opposition venait de Camille Dreikralle. Ne comprenant pas bien, j’ai cherché à savoir davantage ; j’ai appris ce que je viens de te dire — et aussi ce que tu ne m’avais jamais dit. — Entre nous, tu n’es qu’un cochon… Comment ! tu abuses de cette jeune fille, tu la plantes là et tu ne lui donnes plus signe de vie ! Tu n’as même pas l’idée de lui envoyer des fleurs ! Mais à quoi penses-tu ? Il y a des choses qui se comprennent d’elles-mêmes : on doit toujours envoyer des fleurs à la femme, après. Elle interprète l’envoi à sa façon, c’est-à-dire d’une façon qui ne lui est jamais désagréable, et elle ne vous en veut pas. Réellement, mon ami tu n’as pas la moindre notion de savoir-vivre. Que tu n’aies pas revu Adèle Curmont, que tu ne lui aies pas écrit, c’était parfait. Mais il fallait lui envoyer des fleurs. Ce n’était pas compromettant, ça n’engageait à rien, mais ça constituait un tendre souvenir et ça coupait la rancune. Des fleurs ! Des fleurs !…

Ah ! si mon père savait tout !… Au bout d’un instant, il continue :

— Le mariage de Dreikralle ne paraît pas lui avoir porté bonheur ; il a cessé d’être rapporteur du budget de la guerre ; tout le monde le croyait inamovible. Et je sais qu’il a recours, actuellement, à de tristes expédients. Cet article qu’il vient de publier à l’instigation de sa femme pourrait être un sale coup pour toi, pour nous ; mais en somme, c’est très maladroit. Toi aussi, tu es très maladroit ; mais tes maladresses sont quelquefois intelligentes. Oh ! tu ne le fais pas exprès. Rappelle-toi ta mission à Bruxelles, par exemple ; si tu avais envoyé le rapport qu’on te demandait, ayant contre toi l’hostilité de Dreikralle, tu aurais été frais ; il se serait servi de ton rapport pour attaquer Trisonaye, dont il convoitait la place ; il aurait vendu la mèche, et tu aurais été le dindon de la farce. Quant aux révélations que tu as faites à Curmont, malgré leur noire stupidité, elles vont nous être utiles. D’abord, il faut que tu nies, que tu nies mordicus avoir jamais dit un mot à ce vieux scélérat ; on l’a chassé de sa place de trésorier-payeur en raison de nombreuses malversations ; la parole d’un vieux coquin de son espèce ne vaudra donc rien en présence du serment d’honnêtes gens comme nous. Donc, c’est bien entendu : tu n’as pas vu Curmont depuis plusieurs années et tu n’as parlé à personne. Maintenant, j’ai déjà ébauché une petite combinaison. Je ne tiens pas à rester au ministère ; Lahaye-Marmenteau a été mis à la tête de l’État-Major général ; nous ne sommes pas en bons termes ; et j’aime autant aller prendre l’air de la province. Je vais t’expliquer la chose tout à l’heure, en présence de Raubvogel ; je l’avais envoyé chercher en même temps que toi, il y a une demi-heure ; tu a dû te croiser avec l’estafette.

— Mais pourquoi la présence de Raubvogel est-elle nécessaire ?

— Ha ! Ha ! s’écrie mon père, c’est que le cousin a une jolie petite vengeance à tirer des Dreikralle. Écoute-moi et tu verras que, bien que tu aies été au Tonkin, tu n’en connais pas aussi long sur cette colonie que moi qui suis toujours resté à Paris. Une Société s’était formée, il y a deux ans environ, pour exploiter le monopole de l’opium en Indo-Chine. Elle avait à sa tête : M. Raubvogel, directeur pour l’Europe ; M. de Saint-Joséphin, directeur pour l’Indo-Chine ; et MM. Camille Dreikralle et Ganivais comme agents généraux accrédités auprès du gouvernement pour les rapports ordinaires de la Compagnie avec les administrations publiques. Ne ris pas. C’est très sérieux. Je ne te dirai pas par quels moyens cette Société obtint la ferme de l’opium ; tu comprends qu’il s’agit d’une pression, motivée, sur le gouverneur-général. Pendant dix-huit mois, la Compagnie, qui avait fort mal exploité son monopole, refusa de tenir ses engagements et de verser un centime dans les coffres de la colonie. Non contente de se soustraire à ses obligations, elle menaça même de demander des dommages-intérêts. Une clause du contrat donnait au gouverneur-général le soin de prévenir la contrebande. Et la Compagnie assurait que le gouvernement ne réprimait pas la contrebande ; la Compagnie en était d’autant plus sûre, entre nous, que c’est elle-même qui organisait et facilitait la contrebande. Le gouverneur-général essaya de montrer les dents ; aussitôt, une campagne terrible commença contre lui dans la presse parisienne ; la Nation Française, organe de Dreikralle, et la Lutèce, journal de Ganivais, attaquèrent avec la dernière violence l’administration du Tonkin. Le gouverneur-général, effrayé, se décida à signer la convention de rachat du monopole, comme le lui proposait M. de Saint-Joséphin. La Compagnie reçut une indemnité de quatre millions, somme qui représentait au moins trois fois le capital qu’elle avait engagé. M. de Saint-Joséphin, tout chargé d’or, se mit donc en route pour Paris, où l’attendait le cousin Raubvogel, tout prêt à procéder à une juste répartition. Malheureusement, Camille Dreikralle et Ganivais avaient pris les devants et avaient été attendre M. de Saint-Joséphin à Marseille. Je ne sais pas quels arguments ils employèrent, mais il le persuadèrent de leur faire remise de la plus grande partie de la somme qu’il rapportait. Ces messieurs s’étant ainsi adjugé la part du lion, il resta relativement peu de chose pour le cousin et les autres intéressés. J’avais mis quelques fonds dans l’affaire, mes derniers souvenirs du Garamaka ; et ils m’ont à peine rapporté 120 p. 100. C’est dérisoire. Tu comprends que Raubvogel n’a jamais pardonné à Dreikralle et à Ganivais. La Presse concourt à la création et au développement de nos colonies, mais enfin elle ne doit pas les accaparer…

Un planton, qui vient annoncer M. Raubvogel, interrompt mon père ; et avant que j’aie pu placer un mot, le cousin fait son entrée.

— Hé ! s’écrie mon père, en brandissant le journal, vous avez vu ? Un nouveau tour de votre ami Dreikralle !…

— Mon ami ! ricane Raubvogel ; et ses yeux brillent, et son nez se recourbe un peu plus, et sa bouche dévore une grimace ; mon ami ! Ah ! si je le tenais !…

— Je crois, dit mon père, que je puis vous donner un bon moyen de vous venger…

— De nous venger, vous voulez dire ? corrige Raubvogel.

— Naturellement, grogne mon père. Eh ! bien, je sais de source certaine que le Dreikralle et le Ganivais sont en train, depuis quelques jours, de faire chanter Hablez, le fabricant d’équipements militaires, etc. Vous savez ?

— Oui. Et il chante ? Ce n’est pas nouveau. Gastibelza, l’homme à la carabine, chantait ainsi. Et pourquoi chante-t-il ?

— Voilà, dit mon père, légèrement embarrassé. C’est une histoire de gamelles, de bidons, d’ustensiles de campement ; est-ce qu’on sait ?

— Je vois, fait Raubvogel ; c’est une affaire de casseroles. Et qui est-ce qui tient la queue de la poêle ?

— J’espère que ce sera moi, dit mon père ; car si je n’y réussis pas, je me vois déjà lancé à la rue avec un joli chaudron au derrière. Vous comprenez ? Non ? Alors, faites semblant. Non ? Eh bien ! voici la chose en deux mots. Jusqu’à ces temps derniers, Hablez avait un assez gros stock de fournitures qui lui avait été refusé par mon prédécesseur à la tête de la Commission de contrôle. Depuis que je suis devenu président de cette Commission, il a présenté de nouveau ces fournitures ; et, ma foi, elles ont été acceptées ; je ne vous dirai pas comment ça s’est fait…

— Inutile, dit Raubvogel. Grands dieux ! nous ne sommes pas des enfants ; et nous n’avons pas besoin de tant d’explications.

— Heu ! Le fait est, dit mon père, que pour quelques plats et quelques marmites qui n’ont pas toute la solidité désirable…

— La belle affaire ! s’écrie Raubvogel. Toute cette quincaillerie ne servirait qu’en cas de guerre ; et comme l’armée n’existe que pour conserver la paix…

— Justement. Il n’y a pas là-dedans de quoi fouetter un chat. Mais ces deux gredins de Dreikralle et Ganivais ont eu connaissance de la chose, je ne sais comment ; et supposant que Hablez avait cent mille francs dans la gosier, ils lui ont écrit avant-hier pour le menacer…

— Hablez a les lettres ? demande anxieusement Raubvogel.

— Non, répond mon père ; je les ai. Il est venu me voir hier pour me demander conseil et j’ai retenu les papiers, sous un prétexte. Les voici.

Et il tend à Raubvogel deux lettres que celui-ci parcourt rapidement.

— Vous voyez, dit mon père, que des poursuites sont inévitables si une plainte est formulée. Cette plainte, mon cher cousin, il faut déterminer Hablez à la déposer. S’il hésite, dites-lui que je dépose immédiatement une plainte moi-même. L’article abominable publié ce matin par Dreikralle me prouve que ce coquin veut commencer une campagne contre moi. Eh ! bien, mon système de défense, c’est l’attaque. Donc, j’attaquerai si Hablez n’agit pas. Démontrez à Hablez qu’il a tout intérêt à agir.

— Soyez tranquille, dit Raubvogel. Pourtant, le fait demeure que des fournitures refusées ont été présentées de nouveau par Hablez et acceptées par vous.

— Voilà une chose, dit mon père, dont je me fiche comme de colin-tampon ; Dreikralle et Ganivais, bien que directeurs de journaux, députés et chevaliers de la Légion d’honneur, seront poursuivis pour chantage et foutus dedans comme des tambours. Quant à Hablez, il est possible qu’on l’inquiète ; il se tirera de là comme il pourra. Dites-lui qu’il n’a rien à craindre. C’est tout ce que nous pouvons faire pour lui.

— Je lui démontrerai aussi, dit Raubvogel en clignant de l’œil, que nous lui tirons une fameuse épine du pied. Je vous ferai part de ce qu’il répondra. Mais pour vous, ne craignez-vous rien ?

— Rien ; et j’espère beaucoup. Je vais immédiatement aller trouver le ministre et le mettre au courant des choses. Je lui montrerai l’article de la Nation Française, pour commencer. Je lui exposerai ensuite l’affaire Hablez. Je n’ai rien à me reprocher à ce sujet-là ; j’ai pu être imprudent, ou tout au moins un peu négligent, mais ça arrive à tout le monde. Après tout, je ne peux pas vérifier par le menu les qualités de cinquante mille bidons ; je ne suis pas dedans. J’établirai les faits suivants : d’abord, on a calomnié mon fils, on a mis dans sa bouche des propos qu’il n’a jamais tenus, afin de commencer une campagne contre moi ; ensuite on s’attaque à moi, c’est-à-dire à toute l’armée française, afin de peser sur Hablez et de faire chanter à tue-tête cet honorable industriel. Il ne doit pas être dit qu’on peut insulter impunément les défenseurs de la patrie. Je demanderai donc des compensations pour mon fils et pour moi ; pour mon fils, les galons de capitaine qu’il devrait avoir depuis longtemps ; pour moi-même, un Corps d’armée.

— Un Corps d’armée ! s’exclame Raubvogel qui semble s’affaisser dans un fauteuil.

— Ni plus ni moins, dit mon père. J’ai des états de service, mon vieux lapin, comme pas un des cocos qui sont ici. J’ai été à Nourhas, vous savez, bien qu’on fasse semblant de l’oublier. Et j’ai commandé en chef devant l’ennemi, au Garamaka. J’ai droit à un Corps d’armée, et je l’aurai. Comment ! On fout Lahaye-Marmenteau à la tête de l’État-Major, et on me refuserait un Corps d’armée. Qu’on s’en avise ! Vous savez, le ministre, avec son flair d’artilleur ? Hein ? Hein ? Son flair ! Faudrait pas qu’il me le mette dans le nez, son flair ! Sa femme est Anglaise, d’abord ; et le mari d’une Anglaise dirigeant la Défense nationale, ça peut sembler drôle. De plus, c’est un réactionnaire, et je n’ai qu’à dire la moitié de ce que je sais pour l’asseoir sur le pavé du boulevard Saint-Germain, sans paillasson. Pas de Corps d’armée ? Je pose ma candidature au ministère. Toute la presse républicaine me soutiendra. On m’a déjà fait des propositions, vous savez. Il n’y en a pas à revendre, des généraux républicains. Moi, j’ai des convictions ; mes vieilles convictions démocratiques. C’est ça qui me soutient. Voyons, mon garçon, dit-il en s’adressant à moi, tu vas accompagner le cousin ; nous nous reverrons ce soir. Je suis sûr que j’aurai réussi, pour toi et pour moi. Et vous, Raubvogel, que Dieu vous bénisse ! ça vous apprendra…



Il y a des faits qui sont trop connus pour que je les rappelle ici. Tout le monde se souvient des condamnations qui frappèrent et déshonorèrent à jamais Dreikralle et Ganivais ; des poursuites intentées à Hablez, et qui firent à cet industriel une magnifique réclame. On ignore sans doute que j’ai été nommé capitaine, et attaché à l’État-Major général ; mais on n’a peut-être pas oublié que mon père a été appelé au commandement du —zième Corps d’armée, à Nortes.

Mme  Dreikralle a quitté la France après la condamnation de son mari. J’avais pu l’apercevoir un instant, au cours du procès. Elle ne m’avait point paru très découragée. Après tout, elle avait prévu son sort — et l’avenir lui réserve peut-être des revanches.