L’Épaulette/21

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Fasquelle (p. 404-424).
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XXI


C’est chez moi qu’Estelle m’a donné rendez-vous. Comme je vais quitter le bureau, vers quatre heures, sous un prétexte, le capitaine de Bellevigne entre et vient m’annoncer tout bas qu’il a une importante communication à me faire. Nous sortons ensemble ; et sitôt dehors, il m’apprend…

Il m’apprend une chose inouïe, extraordinaire, monstrueuse, absolument incroyable. Les époux Raubvogel viennent d’être mis en état d’arrestation. Ils sont sous les verrous, accusés d’espionnage. Le capitaine de Rouy et son compagnon (ces deux officiers qui étaient partis récemment, sur un yacht, pour examiner le littoral germanique) ont été arrêtés à Danzig ; et l’on prétend qu’ils ont été capturés sur des indications fournies par Raubvogel. De simples présomptions ! Non ; presque une certitude. C’est Gédéon Schurke qui a dénoncé les Raubvogel et il ne reste plus qu’à contrôler ses déclarations, qui sont des plus vraisemblables. Jusqu’à présent, on garde le secret sur l’affaire.

Quel scandale ! D’abord, je suis saisi d’étonnement, comme pétrifié. Certes, je n’ai jamais cru à la sincérité des démonstrations patriotiques du cousin ; je pensais qu’il s’y livrait parce qu’elles lui étaient utiles, commercialement ; mais qu’elles fussent destinées à couvrir une trahison systématique… Quelle chose stupéfiante !… Et cette chose stupéfiante, tout d’un coup, m’apparaît comme la plus simple du monde. Raubvogel, espion ? Naturellement ; il n’a jamais cessé d’être au service de l’Allemagne ; c’est un espion-né, c’est l’espion… Et je me souviens des informations sur le voyage de de Rouy que j’ai moi-même données à Estelle. Et je m’avoue que je suis la cause inconsciente, mais pas innocente, de la mésaventure dont mes camarades ont été victimes. J’ai été joué par une femme. Et dire que je n’ai jamais pu jouer avec cette femme-là ! Schurke aurait bien pu attendre jusqu’à demain…

Des cris, des pleurs, des lamentations, des objurgations, des supplications ; et tout ça en pure perte. C’est M. Delanoix qui accourt, effaré, atterré, affolé, qui crie, qui gémit, qui se multiplie, qui cherche à étouffer la terrible affaire. Étouffer l’affaire, le gouvernement ne demanderait pas mieux ; malheureusement, il ne peut pas. Le capitaine de Rouy a un frère que Schurke a mis aussi au courant des choses ; ce frère est journaliste, et menace de commencer une violente campagne contre le gouvernement, s’il fait preuve de clémence envers les Raubvogel. Le silence est donc impossible. La presse s’empare des faits, hurle au scandale, clabaude, grince. Mon père, de Nortes, m’écrit : « Ces Raubvogel sont d’horribles crapules ; je l’avais toujours pensé. Désavoue-les, comme je le fais moi-même. Ils ne sont pas nos parents. Combien je regrette d’avoir été assez faible pour le laisser croire ! Voilà ce que c’est que la bonté… » M. Delanoix quitte Paris, désespéré ; je le conduis à la gare du Nord. Le pauvre homme fait pitié ; il est plus mort que vif.

Plus mort que vif ? Je te crois ! Le télégraphe, ce soir, nous apporte la nouvelle de son décès ; il est mort ce matin, subitement. On parle d’un suicide… Des blagues ! Pas plus de suicide que sur ma main. M. Delanoix est mort de honte ; il est mort de honte, comme un honnête homme. Voilà tout.

Donc, voilà le beau-père mort et le gendre en prison. Voyez-vous quel thème aux méditations d’un moraliste offrent les destinées de ces deux hommes ? Ils avaient, l’un et l’autre, un rôle à jouer dans la Comédie Inhumaine ; le premier a pris cette comédie au sérieux, et en a oublié sa vraie nature ; le second s’est toujours souvenu que cette comédie était une comédie, et s’est toujours souvenu aussi que ses instincts devaient dominer son jeu. Raubvogel, quels qu’aient été les masques — invariablement souriants, d’ailleurs — dont il ait agrémenté sa figure, est toujours resté un irrégulier, un fantaisiste ; et, bien qu’il paye aujourd’hui la pénalité due aux artistes, il a tellement acquis l’élasticité, la flexibilité du virtuose, qu’il ne souffre pas le moins du monde de ce qui lui arrive. Il n’en mourra pas. Il en tirera sans doute de nombreux bénéfices. Je suis sûr qu’il s’en tient les côtes, dans sa prison. Quant à Delanoix, le masque d’austérité immuable qu’il s’est posé sur la face a pénétré sa chair, est devenu sa chair même. Delanoix s’est transformé, réellement, en ce quelque chose de raide, de routinier, de rigide et de fragile, qu’il aurait dû seulement représenter : un honnête homme. Et la main du Destin, au lieu de le courber, de lui faire faire une pirouette, ou de le faire rire, l’a brisé. Le voilà mort. Et bien avancé, n’est-ce pas ? Lisez les journaux, et voyez la réputation qu’ils lui font. On le traite d’hypocrite, de tartufe, de canaille ; on assure qu’il était de mèche avec son gendre, et que c’est pour cela qu’il s’est tué. On sort de sales histoires sur son compte, et même on en invente. (Pourquoi ? oh ! pourquoi ?) Si Delanoix, au lieu de prendre la Comédie Inhumaine au tragique, avait simplement haussé les épaules, il vivrait encore ; on le respecterait ; et il boirait tranquillement son apéritif avec Ranc, en père peinard.

Avant de mourir, Delanoix a donné une irréfutable preuve de sa vertu intransigeante. Il a déshérité sa fille dans toute la mesure du possible et m’a institué son légataire. J’ai accepté la succession, bien entendu ; et j’ai chargé du soin de mes intérêts Me Lerequin, l’avoué dont m’avait parlé Gédéon Schurke.

Un samedi, tout à la fin du mois de juin, les époux Raubvogel comparaissent devant le tribunal. Le mari est condamné à plusieurs années de prison ; la femme est acquittée. Qu’on châtie Raubvogel, soit ; mais les intérêts de la France seraient bien mieux servis si, au lieu de le condamner pour espionnage, on le punissait pour avoir appartenu à ces absurdes sociétés patriotiques, à ces honteuses ligues qui se sont fait un monopole de la Revanche et l’ont tuée sous l’excès du ridicule. Quant à Mme Raubvogel, je dois dire… Mais pourquoi m’occuper d’une femme que je ne reverrai jamais ?



Le lendemain, dimanche, une paresse sans cause, mais invincible, me retient au lit. J’ai renvoyé mon ordonnance et lui ai dit de ne pas revenir avant midi ; là-dessus, je me suis rendormi du sommeil du juste.

Il est environ neuf heures lorsqu’un coup de sonnette me réveille en sursaut. Qui peut venir ?… Ah ! que je suis sot ! C’est Bellevigne qui m’a promis de m’apporter des billets pour un concert d’orgue, au Trocadéro. Je saute à terre, je traverse en courant (et en bannière) le petit salon qui précède ma chambre à coucher, je tourne la clef de la porte de l’appartement, je crie : « Entrez ! » et je reviens en toute hâte me mettre au lit. J’entends la porte s’ouvrir et se refermer, des pas pressés dans le salon, et tout d’un coup…

Estelle ! C’est Estelle ! Elle est là, là, à la porte de ma chambre. Là, enveloppée d’un grand cache-poussière, coiffée d’une toque sans voilette… Non, pas à la porte de ma chambre, mais plus près, beaucoup plus près, près de moi. Non pas enveloppée d’un manteau et coiffée d’une toque ; la toque s’est envolée sur une table, le cache-poussière est tombé sur un fauteuil et il disparaît sous un jupon, sous deux jupons. Non pas près de moi, mais très près, très près ; très près, avec sa magnifique toison fauve éparse sur les oreillers, avec des baisers et des frissons, et des sanglots — et des sanglots…

Elle m’aime, elle m’aime, elle m’aime ! Ah ! qu’elle m’aime ! Elle m’aime surtout à cause de mes mérites moraux, de ma générosité, de mes grandes qualités de cœur. Elle me dit tout ça à travers ses larmes. Elle est bien, bien malheureuse ; elle est seule au monde ; elle n’a que moi ; elle n’a confiance qu’en moi ; elle n’a de ressource qu’en moi… Ça, c’est vrai. Tout dépend de moi ; si je m’obstine à conserver l’héritage… Mais ma force de résistance est mise à une bien rude épreuve. Il y a un proverbe qui dit que tout est loyal en amour et en guerre. Je ne sais pas trop si c’est ici une question d’amour ou de guerre, mais il est certain que l’attaque d’Estelle a été aussi perfide que hardie, et qu’il y a peu de chances pour que l’avantage me reste. C’est d’autant plus triste que les illusions que j’ai pu avoir un instant s’envolent à tire-d’aile, et que je sens de plus en plus vivement qu’on n’en veut qu’à ma bourse. Allons, il n’y a qu’à me résigner…

Je me résigne. Je laisse Estelle gagner son procès. Elle a été déshéritée par son père, mais je lui promets de la remettre en jouissance. Un bon procédé en vaut un autre.

Je tiens ma parole (ou peu s’en faut). Je vais, accompagné d’Estelle, faire plusieurs visites à Me Lerequin. Il y a beaucoup d’avoués à Paris, mais Me Lerequin est le seul bon. C’est un homme respectueux des lois, qui s’engage à jongler avec les dernières volontés de Delanoix sans heurter aucune prescription légale. En secret, il me conseille de conserver un petit souvenir de l’héritage : une centaine de mille francs ; je me rends à son avis. Estelle fait la grimace, mais tant pis… Mme Raubvogel passe encore une semaine à Paris, liquidant son établissement, solidifiant les liens qui nous attachent l’un à l’autre. Puis, elle part pour le Nord.

Deux jours après, je suis invité à me présenter devant le général de Lahaye-Marmenteau. Je trouve le général seul, dans son cabinet, jouant nerveusement avec un crayon ; il a une drôle de figure, pas drôle.

— Il faut avouer, me dit-il d’une voix sévère, que vous avez été bien inconsidéré. Après la misérable affaire dans laquelle ont été compromis deux membres de votre famille, vous commettez la légèreté de vous afficher en la compagnie de la femme du traître. J’ai ici des rapports qui ne me permettent point de douter du fait. On ne pousse pas l’imprudence à ce point-là ! Une pareille imprudence, en vérité, devient de l’impudence. Vous avez l’air de narguer l’autorité…

J’essaye de protester, de m’expliquer ; mais le général m’impose silence. Personnellement, dit-il, il ne doute pas de moi ; il a seulement voulu me mettre face à face avec les résultats possibles de mon étourderie. La preuve qu’il ne m’en veut point, c’est qu’il va me donner un bon conseil. Pourquoi ne profité-je pas de la situation particulière que me font ma présence à l’État-Major et ma qualité de fils de général pour m’établir socialement dans une position qui me mettrait à l’abri de tous et de moi-même ? Cette position, un mariage pourrait me l’assurer ; un bon et honorable mariage ; et si…

Froidement, je remercie le général ; je lui déclare que je suis décidé à ne point me marier. Il me lance un regard chargé de haine, baisse la tête et reprend, d’une voix qui siffle entre ses dents :

— Vous êtes libre. Souvenez-vous seulement que la situation privilégiée à laquelle je faisais allusion tout à l’heure ne sera pas toujours la vôtre ; votre poste à l’État-Major peut vous être enlevé d’un moment à l’autre ; votre père, qui n’est plus jeune, peut vous manquer aussi. Et alors… Et alors, murmure le général au bout d’un instant, des langues se délieront peut-être et diront des choses que, jusqu’à présent, on n’a pas dites : des choses qui ternissent à jamais une mémoire. Notre époque aussi poursuit l’iniquité des pères sur les enfants…

Très surpris, plus que surpris, j’invite le général à s’expliquer. Il refuse. J’insiste. Il me donne l’ordre de me retirer.

J’éprouve, en quittant le cabinet du général, des sensations étranges : gêne violente, colère, inquiétude ; un mystérieux et menaçant inconnu m’enserre, plane sur moi. Que faire ? Écrire à mon père ? Et lui rapporter… Non ; ne pas lui écrire, aller lui parler. Je rentre chez moi au plus vite. Mon ordonnance, qui m’attend, me remet un télégramme daté de Nortes ; mon père, qui est au plus mal, me demande en toute hâte. Je quitte Paris par le premier train.



Je n’ai jamais essayé de vous faire prendre mon père comme le type de l’amour paternel, ni de me présenter à vous comme un modèle de piété filiale. Cependant, il est certain que nous avons toujours éprouvé l’un pour l’autre, mon père et moi, une affection moyenne. Nous ne sommes ni d’aveugles enthousiastes, ni d’orgueilleux imbéciles ; nous allons, par conséquent, rarement aux extrêmes ; et les sentiments que nous éprouvons ne nous étreignent point, ne nous consument point, n’existent que relativement. Nous ne les empalons pas, ainsi que de ridicules rabat-joies, sur la seringue verticale des grands principes ; nous n’avons pas de temps à perdre à de pareilles sottises. Mon père n’aurait pas donné sa vie pour son fils, comme Loizerolles ; mais il ne l’aurait pas condamné à mort, comme Brutus. En somme, je crois que notre affection commune n’a jamais eu d’autre base que l’habitude, n’est que l’intérêt tempéré et pour ainsi dire artistique que porte la créature au créateur, et sans doute le créateur à la créature. Cet intérêt, surtout par le temps qui court, peut être considéré comme de l’affection. Et une semblable affection est-elle durable ? Hélas ! non.

Je ne sais pas pourquoi je m’écrie : Hélas ! Cette interjection n’a rien à faire ici. J’aurais dû simplement dire : Non.

Non, non, une semblable affection n’est point durable. Elle ne persiste qu’autant que les êtres qu’elle influence existent, communiquent, sont conscients de leur présence, de leur force réciproques. Car, ne procédant que de l’habitude, elle ne trouve son essence que dans la dérisoire réalité de la vie actuelle, dans ses institutions et ses complications ; elle n’a nul effet créateur et fécond sur la vie intérieure, mentale et morale, et ne peut donc s’affirmer dans le souvenir. La mort la brise, d’un seul coup, et en détruit la mémoire même avant que soient équarries les planches dont on va faire le cercueil.

De cela je viens de me rendre compte, à l’instant même. Lorsque je me suis trouvé, subitement, en présence du cadavre de mon père — car il était mort deux heures avant mon arrivée à Nortes — j’ai senti monter en moi un grand flux d’aversion, j’ai été secoué d’un remous d’amertume. Bile, fiel, rancune, exécration. J’avais besoin de lui ; peut-être avait-il besoin de moi ; nous aurions pu nous aider encore, puisque nous étions associés, puisque la vie nous avait imposé l’association ! Et il m’a abandonné, il a manqué au contrat ; il est là, inerte, grotesque… il n’est plus là. Alors, quoi ?… Sa mort me semble une désertion. C’est une désertion.

C’est plus encore. C’est la fin, non pas seulement d’un homme, mais de toutes les choses auxquelles je m’efforçais de croire à travers cet homme. C’est l’évanouissement définitif de convictions spectrales qu’évoquait en moi son geste. C’est l’écroulement du prestige militaire, du prestige français, de l’Armée, de l’Épaulette, de tout. C’est comme si tout, tout, était mort avec ce mort. Comme si ce cadavre était le cadavre de la Société entière…

— Ah ! qu’il est pâle ! Ha ! Ha ! Ah ! qu’il est pâle ! ricane une voix derrière moi.

Je me retourne. C’est Lycopode qui vient d’entrer dans la chambre où je me croyais seul.

— Ah ! oui, alors, on peut le dire, qu’il est pâle ! continue-t-elle, en se dandinant ; je ne l’ai jamais vu blanc comme ça depuis le jour où Jean-Baptiste lui a dit ses quatre vérités, à Versailles. Vous rappelez-vous, Monsieur Jean ?…

Lycopode est ivre. Je me souviens d’avoir entendu dire que la vieille femme s’était mise à boire. C’est avec difficulté que je la décide à quitter la chambre…

Dans l’après-midi, de nombreuses visites de condoléances. Fonctionnaires civils et militaires, amis et connaissances, beaucoup de dames. Des fleurs arrivent, des croix, des couronnes. Tout cela, peu à peu, appelle hors de l’ombre, où je les avais vues s’effondrer ce matin, toutes les choses qui n’étaient point mortes. Elles montent, elles montent, triomphantes de plus en plus, s’affirment autour du cadavre. Et dans cette chambre mortuaire, maintenant parée, fleurie et comme vivante, surgit le prestige de la France, en fierté !



La journée a été horriblement longue et fatigante. Pourtant, je n’ai pris que quelques heures de repos ; et, bien avant minuit, j’ai été relever les deux officiers d’ordonnance qui veillaient le corps de mon père.

Je suis donc seul dans la chambre mortuaire, et m’ennuie ferme. Mon père avait bien des défauts, c’est certain ; mais je puis assurer, non sans un certain orgueil filial, que c’est la première fois que je m’embête avec lui. Si encore j’avais apporté quelque chose à lire… Les scellés ont été posés sur tous les meubles ; à l’exception pourtant d’un secrétaire, à gauche de la cheminée ; ce secrétaire, m’a-t-on dit, ne contient que des papiers personnels et de l’argent ; la clef m’en a été remise à mon arrivée. Si j’en faisais l’inventaire ?

Les tiroirs sont dans le plus grand désordre. Je trouve d’abord deux cassettes ; l’une qui contient de l’argent, l’autre qui contient des lettres dont la suscription semble récente. J’ouvre l’une de ces lettres ; puis, toutes les autres ; elles m’intéressent beaucoup (vous verrez pourquoi, mais un peu plus tard). À part cela, je ne découvre rien de bien curieux. De vieilles lettres d’amour ou d’affaires ; des factures ; des fleurs séchées, des mèches de cheveux ; des compliments que j’ai tracés péniblement, aux jours lointains de mon enfance, pour la fête paternelle ; des billets à ordre et des photographies ; des lettres de ma mère et de mes grands-parents ; et un cahier, au papier jauni, sur la couverture duquel s’allongent des mots allemands, couleur de rouille. Je prends ce cahier, dont le titre seul (Der Beresina-Uebergang. Eine Berichtigung) éveille en moi des souvenirs nombreux. C’est un manuscrit qui fut composé, voilà bien des années déjà, par mon grand-père, Ludwig von Falke. Et je revois le vieillard très distinctement, avec ses yeux bleus si profonds et sa grande cicatrice ; je le revois essayant d’expliquer des choses que personne ne voulait entendre ; souriant, avec de l’ironie au coin des lèvres, lorsqu’on lui parlait du passage de la Bérésina, auquel il avait assisté, comme un terrible désastre qui avait mis en relief une fois de plus, pourtant, l’admirable héroïsme des troupes françaises… Je m’installe dans un fauteuil et je commence la lecture du manuscrit, tracé d’une écriture haute et ferme dont les lettres germaniques accentuent encore le caractère de logique et d’artistique vérité.

Bien que j’aie conservé le manuscrit et qu’il soit là, sur ma table, tandis que j’écris ces pages, je ne puis ni le reproduire ici ni même en citer les passages les plus importants. À quoi bon ? Mes compatriotes qui, en fait d’histoire, n’admettent guère que des légendes putréfiées, ne modifieraient point leur système en raison de ce que je pourrais dire. Leur siège est fait. (Tous leurs sièges sont faits. Le reste aussi.) Ils continueraient à se figurer que la Grande Armée de 1812, après des misères sans nom causées surtout par le froid, fut en fait annihilée par les Russes à la Bérésina en dépit du magnifique dévouement des troupes françaises. Comment pourraient-ils admettre que le passage de la Bérésina, au lieu d’être la lamentable catastrophe que représentent les historiens, est le plus haut exploit de Napoléon durant la retraite de 1812 ? Et comment pourraient-ils croire que l’Empereur ne dut le succès de son opération qu’à la bravoure des troupes allemandes, et surtout à l’héroïsme de la brigade badoise ? Des Allemands sauvant d’une destruction fatale et complète la Grande Armée et Napoléon lui-même, ce serait, pour les Français, ridiculement paradoxal et inadmissible. Voilà pourquoi je ne veux pas reproduire ici le travail de mon grand-père. Comme la lecture du manuscrit, cependant, a produit sur moi une impression profonde, et a eu, par contre-coup, une grande influence sur mon existence, je me vois forcé d’en donner un résumé aussi bref que possible.

« Les troupes du Grand-Duché de Bade qui prirent part à la campagne de 1812 se composaient de 7.666 hommes de toutes armes. (Il faut remarquer que le 1er bataillon du 2e régiment d’infanterie badoise faisait partie de la Garde Impériale.) Une brigade d’infanterie, forte de 5.000 hommes, avec son artillerie (deux batteries, une à pied et une à cheval), et commandée par le général Markgraf Wilhelm von Baden, formait part du 9e Corps, placé sous les ordres du maréchal Victor.

« Mon grand-père était lieutenant dans le Leib-Infanterie-Regiment Grossherzog no 1, dont le colonel était von Franken. La brigade badoise faisait partie de la division du général Dändels (26e division) ; le 9e Corps comprenait deux autres divisions d’infanterie : celle de Partonneaux, composée de jeunes soldats recrutés en Hollande et dans les Villes Hanséatiques, et celle de Gérard, formée de Polonais et de Saxons ; de plus, une division de cavalerie commandée par le général Fournier, et ne comprenant que des troupes allemandes, particulièrement les Chevau-légers Hessois ; la 2e brigade (31e de l’armée), sous les ordres du colonel badois von Laroche, étant formée par le « Sächsisches Dragonerregiment » (colonel prince Jean de Saxe), et le « Badisches Husarenregiment von Geusau » (colonel von Cancrin).

« Le 2e et le 9e Corps, dont le commandement, depuis le départ d’Oudinot et de Gouvion Saint-Cyr, avait été confié au maréchal Victor, restèrent cantonnés à Ssjenno jusque vers le 18 novembre, date à laquelle Napoléon commença sa retraite de Smolensk. Leurs forces combinées s’élevaient (y compris la brigade badoise) à 25.000 hommes ; ils tenaient Wittgenstein en échec à l’ouest et un peu au nord de Orscha, où la Grande Armée devait passer le Dnieper. Le maréchal Oudinot, presque guéri de sa blessure, étant revenu prendre le commandement de son Corps et ayant reçu peu après l’ordre de marcher sur Borissow, Victor concentra ses troupes à Tschereja ; couvrant le flanc droit de l’armée contre Wittgenstein et ses 25.000 Russes.

« Victor était arrivé à Tschereja le 20 novembre, après s’être avancé contre Wittgenstein jusqu’à Tschaschinki ; un combat dont le résultat fut indécis s’était engagé en cet endroit ; la cavalerie badoise commandée par le colonel von Laroche s’y était particulièrement distinguée, mais avait perdu von Cancrin, colonel du régiment des hussards de Bade. Le maréchal Victor avait avec lui environ 12.000 hommes. Il avait reçu un ordre de Napoléon l’avisant qu’Oudinot, avec ses 13.000 soldats, serait le 23 sur la Bérésina pour couvrir le passage de l’armée, qui aurait lieu au plus tard le 24 ; quant à lui, Victor, il devait occuper fortement la route Lepel-Baran-Borissow et empêcher Wittgenstein d’attaquer Oudinot.

« Victor, cependant, au lieu de s’établir sur la route Lepel-Borissow, laissa cette route ouverte à l’ennemi et marcha, à une assez grande distance de la rivière, par Cholopenitschi et Ratutitschi. Le maréchal, en ne se conformant pas à ses instructions, rendit pire la situation de l’armée française. Sa retraite était couverte par la cavalerie allemande de von Laroche, qui se comporta admirablement. Le 22, on apprit que Borissow avait été capturé le 21 par l’avant-garde de l’amiral Tschitschagof, sous les ordres du général Lambert ; le 23 au soir, on apprit que Napoléon venait d’arriver à Bohr, et que Tschitschagof avait été battu par Oudinot dans la plaine de Loschniza (sur la rive gauche de la Bérésina, un peu au nord de Borissow) ; il avait perdu un millier de prisonniers, tous ses bagages, et le pont de Borissow aurait été repris s’il n’avait été brûlé par les Russes. Le 24, à Baturi, l’arrière-garde de Victor, commandée par le général Delaitre, se trouva dans une situation désespérée. Le Markgraf Wilhelm von Baden envoya à son secours le régiment Grossherzog nº 1 ; mais l’ennemi attaqua avec une telle violence que le Markgraf se vit obligé de faire prendre position à sa brigade tout entière à l’entrée d’une forêt. Compagnie après compagnie fut déployée en tirailleurs ; et il fut ainsi possible, au prix de grands sacrifices, d’abord de délivrer l’arrière-garde, puis de repousser définitivement les forces très supérieures de l’ennemi. Cette action valut au Markgraf (qui n’était âgé que de vingt ans) les plus grands éloges du maréchal.

« Le 25, à midi, le neuvième Corps atteignit la grande route de Moscou à Loschniza. La brigade badoise fit halte juste comme l’armée de Pologne passait sur cette route. D’abord, venaient environ vingt aigles portées par des sous-officiers ; puis, une quinzaine de généraux, la plupart à pied, enveloppés de manteaux de dames et de fourrures souillées ; 500 hommes en armes, tout au plus, suivaient. C’étaient les misérables restes d’un Corps d’armée qui avait passé le Niemen, quelques mois plus tôt, fort de 40.000 hommes. Le temps était très beau, et le plus brillant soleil éclairait de ses rayons le lamentable spectacle. La brigade badoise bivouaqua à Loschniza ; le Markgraf avait encore sous ses ordres 2.240 hommes.

« Napoléon avait fait, dans la journée du 25, une forte démonstration devant Ucholodÿ (au-dessous de Borissow) ; il avait envoyé là une division de cuirassiers, un bataillon d’infanterie, du canon, et plusieurs milliers de traînards (d’amateurs), qui devaient donner à Tschitschagof l’impression d’une formidable force destinée à couvrir le passage. L’amiral russe fut pris au piège, fit replier tous ses détachements au nord d’Ucholodÿ et concentra ses troupes sur ce point. À huit heures du soir, les sapeurs et les pontonniers commencèrent à construire deux ponts ; l’un, pour l’infanterie, un peu au nord du village de Studienka, l’autre, pour l’artillerie, presque en face du village. Un peu plus tard, l’Empereur, accompagné du roi de Naples, visita les bivouacs.

« Napoléon avait envoyé au maréchal Victor, le soir du 25, une dépêche furieuse dans laquelle il lui reprochait d’avoir laissé ouverte la route Lepel-Borissow, et de ne pas avoir attaqué Wittgenstein avec toutes ses forces, à Baturi ; il lui donnait l’ordre de se rendre le lendemain avant l’aube à Borissow, avec deux divisions, et de revenir de là à Studienka. La division Partonneaux et la division Dändels (dont faisait partie la brigade badoise) se mirent donc en route le 26, à trois heures du matin. Pendant la marche, par une coïncidence extraordinaire, la brigade badoise rencontra un convoi qui était parti de Karlsruhe en juillet, et qui lui apportait à l’instant le plus critique, après avoir traversé presque toute l’Europe au milieu de difficultés sans nombre, les provisions et les chaussures dont elle avait le plus pressant besoin. C’est avec la plus grande difficulté, entouré et pressé par des hordes de traînards appartenant à tous les Corps, que le Markgraf put ramener sa brigade de Borissow, où la division Partonneaux avait été laissée avec ordre de ne se replier qu’au dernier moment. Une énergie énorme permit seule d’atteindre les ponts de Studienka, vers le soir ; la brigade badoise, avec la division Dändels, traversa la rivière sur le pont de l’artillerie et eut à prendre position près du pont, tout aussitôt ; là, elle se trouva côte à côte avec le brave 1er bataillon du 2e régiment d’infanterie de Bade, qui avait servi pendant toute la campagne dans la Garde Impériale. Les ponts avaient été prêts à trois heures de l’après-midi ; le Corps d’Oudinot avait passé tout aussitôt, s’était déployé, avait repoussé l’avant-garde de Tschitschagof, et bivouaquait dans le bois au nord de Staschow. Le reste de l’armée française se rapprochait en toute hâte de Studienka, et une vaste multitude d’amateurs grouillait sur les terrains bas, au sud du village.

« Ce sont sans doute les feux innombrables allumés par ces amateurs, et qui lui firent croire à la présence de forces considérables, qui empêchèrent Wittgenstein, alors près de Barau, de marcher sur Studienka, et qui le poussèrent à se diriger sur Borissow, par Kostriza. Quoi qu’il en soit, le passage de l’armée put s’effectuer sans encombre le 27. L’Empereur passa à une heure après midi. À quatre heures, le pont de l’artillerie se rompit, et des milliers d’amateurs essayèrent de se frayer un passage ; à deux autres reprises aussi. Malheureusement, ils n’essayèrent pas de traverser la rivière pendant la nuit, lorsque l’armée, à l’exception du Corps de Victor, qui formait l’arrière-garde, eut passé ; les ponts restèrent alors libres pendant plusieurs heures, et l’État-Major français, s’il avait fait son devoir, aurait alors envoyé sur la rive droite ces pauvres gens, les blessés et les bagages. Mais l’État-Major français ne fit pas son devoir ; ainsi que le dit Napoléon lui-même, il n’était bon à rien.

« Le 28, à l’aube, la brigade badoise reçut l’ordre de repasser la rivière afin de renforcer Victor. Ce maréchal était à Studienka avec une faible partie de son Corps (en fait, avec la division Gérard et la cavalerie), la division Dändels ayant passé sur la rive droite dans la nuit du 26, avec presque toute l’artillerie du neuvième Corps ; et la division Partonneaux, qui avait été laissée à Borissow le 26 au matin, ne s’étant pas encore repliée. La brigade badoise éprouva une difficulté inouïe à repasser la rivière. Un nombre énorme de voitures et de caissons encombrait les ponts, sur lesquels s’écrasait une cohue désordonnée de maraudeurs et de traînards ; malades et blessés étaient précipités sans pitié dans les flots qui charriaient d’énormes glaçons ; d’autres malheureux essayaient de passer la rivière à gué et périssaient bientôt ; c’était, de tous côtés, une scène de misère et d’horreur. Le froid, qui jusque-là n’avait pas été bien vif, devenait de plus en plus intense ; une tempête de neige commençait à rager. Le Markgraf réussit enfin à faire passer son infanterie sur la rive gauche ; mais il fut impossible de transporter les canons ; ils furent laissés sur la rive droite, en position en avant des ponts et en équerre, de façon à couvrir les approches de Studienka.

« Comme le maréchal Victor commençait à prendre ses dispositions, les Russes attaquèrent vigoureusement sur la rive droite. Tschitschagof, avec 30.000 hommes, s’avança contre Oudinot, qui n’avait que 8.000 hommes, mais qui réussit à le repousser avant l’arrivée de Napoléon et de la Vieille Garde. Oudinot ayant été grièvement blessé, Ney prit le commandement. Les Russes attaquèrent une seconde fois, furieusement ; les Français commençaient à plier, lorsque Ney fit charger la division de cuirassiers de Dumerc. (Cette charge, à peine connue, n’est égalée dans les annales de la guerre que par le fameux « Todesritt » de la brigade von Bredow, à Vionville.) Les Russes furent repoussés dans le plus grand désordre jusqu’à Staschow et mis dans l’impossibilité de renouveler leur attaque. L’Armée put commencer sa retraite sur Sembin.

« Mais, sur la rive gauche, Victor attendait anxieusement l’arrivée de la division Partonneaux, forte de 4.000 hommes, qui devait avoir évacué Borissow et marché sur Studienka. Ce fut seulement un bataillon du 56e avec quatre canons, qui parut, et qui déclara n’avoir nulle connaissance du sort de sa division dont il formait l’arrière-garde. Quelques fuyards, pourtant, qui avaient échappé au désastre, apprirent bientôt au maréchal ce qui s’était passé. Partonneaux, négligeant les plus élémentaires précautions, s’était trompé de route, s’était heurté quelques heures plus tôt à l’avant-garde de Wittgenstein, avait été lui-même fait prisonnier ; et le général Camus, qui lui avait succédé, avait capitulé.

« Le maréchal, ne doutant pas qu’il allait être attaqué par toutes les forces de Wittgenstein — et comprenant que le sort de la Grande Armée tout entière était maintenant entre ses mains — prit les dispositions suivantes. Il appuya à la rivière son aile droite, commandée par le Markgraf Wilhelm von Baden et composée de six bataillons badois et du bataillon du 56e (jeunes soldats originaires de Hambourg et de Lübeck) avec 4 canons ; il plaça au centre treize bataillons allemands et polonais commandés par Gérard ; et à l’aile gauche, la brigade saxonne avec l’artillerie de Gérard, 14 pièces en tout. En échelon à l’extrême gauche, fut placée la cavalerie de Fournier, hussards de Bade, dragons de Saxe, chevau-légers de Hesse. On voit que toutes ces troupes, à l’exception de quelques bataillons polonais, étaient allemandes. La position couronnait des hauteurs dont la dernière déclivité, au nord-ouest, supportait les masures ruinées du hameau de Studienka. En avant de la position s’étendait une plaine large de 500 mètres environ où courait un petit ruisseau, trop étroit pour arrêter l’avance de l’ennemi ; au delà, on n’apercevait que des bois. Des tirailleurs furent disséminés sur le penchant des collines, mais le gros des troupes resta posté derrière les crêtes.

« Bientôt, les Russes apparurent, sortant des bois. Wittgenstein déploya ses forces en arrière du ruisseau, et avança sa gauche vers le long de la Bérésina afin de tourner la droite française et de couper la retraite de Victor. Le choc de l’attaque tomba sur le bataillon badois placé à l’extrême droite et qui, après une longue et héroïque résistance, ayant brûlé ses dernières cartouches, commença à plier. Immédiatement, le Markgraf s’élança à la tête d’un second bataillon, chargea les Russes en flanc et les rejeta à la pointe de la baïonnette au delà du ruisseau. À l’aile droite, les Français — c’est-à-dire, bien entendu, les Allemands — étaient donc vainqueurs. À l’aile gauche, au contraire, l’immense supériorité numérique des Russes leur avait permis de tourner les Français, dont la situation était des plus critiques. Victor renforça sa gauche en toute hâte, mais en vain ; les Russes gagnaient du terrain de minute en minute, grâce à leur nombre, en dépit de l’admirable résistance des Saxons. Tout semblait perdu, lorsque Victor donna à la cavalerie l’ordre de charger. Les hussards de Bade et les chevau-légers de Hesse formèrent la première ligne ; les dragons de Saxe, sous le prince Jean, la seconde. Le général Fournier ayant été grièvement blessé, le colonel badois von Laroche prit le commandement. La charge balaya la première ligne russe, rompit le carré formé par le 34e Chasseurs, et força l’ennemi à la fuite. Les cavaliers allemands furent chargés à leur tour par un corps de cuirassiers russes ; le colonel von Laroche fut blessé d’un coup de sabre qui lui fendit la figure de la bouche à l’oreille, fut fait prisonnier ; une terrible mêlée s’ensuivit, au cours de laquelle le colonel von Laroche fut délivré ; et les Russes furent obligés de tourner bride. Les pertes de la cavalerie française — c’est-à-dire allemande — avaient été énormes ; mais l’ennemi cessa de rien tenter contre l’aile gauche, se contentant de la canonner à longue distance.

« Vers la fin de l’après-midi, au moment où la tempête de neige redoublait, Wittgenstein attaqua une seconde fois l’aile droite avec fureur. Le Markgraf fit preuve de la plus grande habileté et du plus grand courage ; bien qu’ils perdissent 1100 hommes et vingt-huit officiers, et malgré le nombre écrasant de leurs adversaires, les Badois obligèrent les Russes à se retirer en désordre. Quand la nuit tomba, les troupes badoises avaient non seulement conservé leurs positions mais avaient même gagné du terrain ; et Wittgenstein était obligé de renoncer à toute nouvelle attaque. Le Markgraf n’avait plus avec lui que 900 hommes. Et c’étaient ces 900 hommes qui, le lendemain 29, à une heure du matin traversaient les derniers la Bérésina, sauvant blessés et canons ; et se déployaient face aux ponts tandis qu’on les détruisait, formant l’extrême arrière-garde de la Grande Armée… »

La lecture du manuscrit, je l’ai dit, a produit sur moi une impression profonde. Cette impression, je ne veux pas l’analyser. Pourtant, elle pourrait se diviser en deux parties.

D’abord, absurdité honteuse des haines internationales. La composition des armées napoléoniennes, l’existence de l’Empire français avec des chefs-lieux qui s’appelaient Amsterdam, Rome et Hambourg, ne prouvent-elles point, par l’absurde, la possibilité de la fraternité des peuples ? Si les nations peuvent vivre en bonne harmonie sous le sabre d’un despote, ne pourraient-elles vivre fraternellement dans l’indépendance de fédérations libres ? Et quand je pense que l’homme qui a tracé ce manuscrit, mon grand-père, était un Allemand et qu’il a su donner toute une existence de bonheur à cette Française qui était ma grand’mère, je me demande si les frontières n’ont pas surtout pour mission de barrer la route à l’amour qui pourrait fondre les races, développer l’homme en force et en intelligence.

Ensuite, le Mensonge tricolore. De l’héroïsme dont firent preuve les troupes allemandes à la Bérésina et ailleurs, en 1812, Napoléon n’a pas dit un mot dans ses bulletins célèbres ; pas plus qu’il ne voulut parler de la bravoure déployée par les Saxons à Wagram ; pas plus qu’il ne voulut jamais faire leur part de gloire à aucun de ses alliés ; cela, disait-il, « aurait été contraire à la politique et à l’honneur national ». Il aurait été contraire à l’honneur national, selon Napoléon et selon bien d’autres qui l’avaient précédé ou qui le suivirent, de dire la vérité. Donc, on mentit ; donc, on ment ; donc, on mentira. La nation française est invincible, elle est la reine de la civilisation, elle est la première nation du monde. Et, quels sont les fruits de l’imposture et de la hâblerie, on l’a vu en 1870, on le voit aujourd’hui, on le verra peut-être demain — et pour la dernière fois. — Ce prestige de la France que j’ai vu surgir ici, il y a quelques heures, c’est un mensonge. C’est de l’irréel, c’est du truqué ; c’est du décor, c’est du plagiat. C’est le semblant de vie et de grandeur qu’il y a dans cette chambre, que crée l’animation factice de choses mortes, de tentures, de fleurs coupées, de drapeaux— de choses mortes qui font un cadre éphémère à un corps qui se corrompt, qui pue…

Je me lève et je vais et viens. Le vide, le vide énorme de l’existence qui fut celle de mon père, qui est la mienne, qui est celle de mon pays, m’apparaît tout d’un coup. Oh ! je veux vivre, vivre complètement, et libre. Je quitterai l’armée ; ma détermination est bien prise… Mais le sommeil me saisit ; je regagne mon fauteuil et j’essaye en vain de relire quelques pages du manuscrit. Le jour va se lever, le frisson du matin me secoue. La pluie commence à tomber, frappe les vitres. Le bruit des cordes d’un luth touché aux endeuillées mesures du vieux temps, d’une gaîté lente, voilée de crêpe. Puis, de longs silences ; des chansons jamais chantées. Puis, des bruits clairs, des cliquetis, des sifflements d’aciers froissés, des crépitements secs ; des demi-rêves de bataille ; des rêves de révolte. Puis, le sommeil.



Les funérailles. Les obsèques d’un général commandant un corps d’armée. De temps en temps, on peut voir ça.