L’Évangéliste/I

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E. Dentu, éditeur (p. 1-11).


I

GRAND’MÈRE


C’est un retour de cimetière, au jour tombant, dans une petite maison de la rue du Val-de-Grâce. On vient d’enterrer grand’mère ; et, la porte poussée, les amis partis, restées seules dans l’étroit logis où le moindre objet leur rappelle l’absente, et qui depuis quelques heures semble agrandi, Mme Ebsen et sa fille sentent mieux toute l’horreur de leur chagrin. Même là-bas, à Montparnasse, quand la terre s’ouvrait et leur prenait tout, elles n’avaient pas aussi vivement qu’à ce coin de croisée, devant ce fauteuil vide, la notion de l’irréparable, l’angoisse de l’éternelle séparation. C’est comme si grand’mère venait de mourir une seconde fois.

Mme Ebsen est tombée sur une chaise et n’en bouge plus, affaissée dans son deuil de laine, sans même la force de quitter son châle, son chapeau dont le grand voile de crêpe se hérisse en pointes raides au-dessus de sa bonne large figure toute bouillie de larmes. Et se mouchant bien fort, épongeant ses yeux gonflés, elle énumère à haute voix les vertus de celle qui est partie, sa bonté, sa gaieté, son courage, elle y mêle des épisodes de sa propre vie, de celle de sa fille ; si bien qu’un étranger admis à ce vocero bourgeois connaîtrait à fond l’histoire de ces trois femmes, saurait que M. Ebsen, un ingénieur de Copenhague, ruiné dans les inventions, est venu à Paris, il y a vingt ans, pour un brevet d’horloge électrique, que ça n’a pas marché comme on voulait, et que l’inventeur est mort, laissant sa femme seule à l’hôtel avec la vieille maman, et pauvre à ne savoir comment faire ses couches.

Ah ! sans grand’mère, alors, qu’est-ce qu’on serait devenu, sans grand’mère et son vaillant petit crochet, qu’elle accélérait jour et nuit, travaillant des nappes, des jetés de guipure à la main, très peu connus à Paris en ce temps-là, et que la vieille Danoise allait offrir bravement dans les magasins de petits ouvrages. Ainsi elle a pu faire marcher la maison, donner une bonne nourrice à la petite Éline ; mais il en a fallu de ces ronds, de ces fines dentelles à perdre les yeux. Chère, chère grand’mère… Et le vocero se déroule, coupé de sanglots, de mots enfantins qui reviennent à la bonne femme avec sa douleur d’orpheline et auxquels l’accent étranger, son lourd français de Copenhague, que vingt ans de Paris n’ont pu corriger, donne quelque chose d’ingénu, d’attendrissant.

Le chagrin de sa fille est moins expansif. Très pâle, les dents serrées, Éline s’active dans la maison, avec son air paisible, ses gestes sûrs un peu lents, sa taille pleine et souple dans la triste robe noire qu’éclairent d’épais cheveux blonds et la fleur de ses dix-neuf ans. Sans bruit, en ménagère adroite, elle a ranimé le feu couvert qui mourait de leur longue absence, tiré les rideaux, allumé la lampe, délivré le petit salon du froid et du noir qu’elles ont trouvés là en rentrant ; puis, sans que la mère ait cessé de parler, de sangloter, elle la débarrasse de son chapeau, de son châle, lui met des pantoufles bien chaudes à la place de ses bottines toutes trempées et lourdes de la terre des morts, et par la main, comme un enfant, l’emmène et l’assied devant la table où fume la soupière à fleurs entre deux plats apportés du restaurant. Mme Ebsen résiste. Manger, ah bien ! oui. Elle n’a pas faim ; puis la vue de cette petite table, ce troisième couvert qui manque…

« Non, Lina, je t’en prie.

– Si, si, il le faut. »

Éline a tenu à dîner là dès le premier soir, à ne rien changer à leurs habitudes, sachant que le lendemain elles seraient plus cruelles à reprendre. Et comme elle a sagement fait, cette douce et raisonnable Lina ! Voici déjà que la tiédeur de l’appartement, qui se ranime à la double clarté de la lampe et du feu, pénètre ce pauvre cœur tout transi. Comme il arrive toujours après ces crises épuisantes, Mme Ebsen mange d’un farouche appétit ; et peu à peu ses idées, sans changer d’objet, se modifient et s’adoucissent. C’est sûr qu’on a tout fait pour que grand’mère fût heureuse, qu’elle ne manquât de rien jusqu’à son dernier jour. Et quel soulagement en ces minutes effroyables de se sentir entouré de tant de sympathies ! Que de monde au modeste convoi ! La rue en était toute noire. De ses anciennes élèves, Léonie d’Arlot, la baronne Gerspach, Paule et Louise de Lostande, pas une qui ait manqué. Même on a eu ce que les riches n’obtiennent aujourd’hui ni pour or ni pour argent, un discours du pasteur Aussandon, le doyen de la faculté de théologie, Aussandon, le grand orateur de l’Église réformée, et que, depuis quinze ans, Paris n’avait pas entendu. Que c’était beau ce qu’il a dit de la famille, comme il était ému en parlant de cette vaillante grand’mère, s’expatriant, déjà âgée, pour suivre ses enfants, ne pas les quitter d’un jour.

« Oh ! pas d’un chur… » soupire Mme Ebsen, à qui les paroles du pasteur arrachent en souvenir de nouvelles larmes ; et prenant à pleins bras sa grande fille, qui s’est approchée d’elle pour essayer de la calmer, elle l’étreint et crie : «  Aimons-nous bien, ma Linette, ne nous quittons jamais. » Tout contre elle, avec une longue caresse appuyée sur ses cheveux gris, Éline répond tendrement, mais très bas, pour ne pas pleurer : « Jamais ! tu sais bien, jamais… »

La chaleur, le repas, trois nuits sans sommeil et tant de larmes ! Elle dort à présent, la pauvre mère. Éline va et vient sans bruit, lève la table, range un peu la maison que ce départ affreux et brusque a bouleversée. C’est sa façon d’engourdir son chagrin, dans une activité matérielle. Mais arrivée à cette embrasure de fenêtre au rideau constamment relevé, où la vieille femme se tenait tout le jour, le cœur lui manque pour serrer ces menus objets qui gardent la trace d’une habitude et comme l’usure des doigts tremblants qui les maniaient, les ciseaux, les lunettes sorties de leur étui marquant la page d’un volume d’Andersen, le crochet en travers d’un ouvrage commencé débordant du tiroir de la petite table, et le bonnet de dentelle posé sur l’espagnolette, ses brides mauves dénouées et pendantes.

Éline s’arrête et songe.

Toute son enfance tient dans ce coin. C’est là que grand’mère lui a appris à lire et à coudre.

Pendant que Mme Ebsen courait dehors pour ses leçons d’allemand, la petite Lina restait assise sur ce tabouret aux pieds de la vieille Danoise qui lui parlait de son pays, lui racontait les légendes du Nord, lui chantait la chanson de mer du « roi Christian », car son mari avait été capitaine de navire. Plus tard, quand Éline a su gagner sa vie à son tour, c’était encore là qu’elle s’installait en rentrant. Grand’mère, la trouvant à sa place de fillette, continuait à lui parler avec la même tendresse protégeante ; et dans ces dernières années, l’esprit de la vieille femme s’affaiblissant un peu, il lui arrivait de confondre sa fille avec sa petite-fille, d’appeler Lina « Élisabeth », du nom de Mme Ebsen, de lui parler de son mari défunt, brouillant ainsi leurs deux personnalités qui n’étaient dans son cœur qu’une seule et même affection, une maternité double. Un mot la ramenait doucement ; alors elle se mettait à rire. Oh ! ce rire angélique, ce rire d’enfant entre les coques du petit bonnet, c’est fini, Éline ne le verra plus. Et cette idée lui prend tout son courage. Ses larmes, qu’elle comprime depuis le matin à cause de sa mère et aussi par pudeur, par délicatesse, parce que tout cet apitoiement autour d’elle la gênait, ses larmes s’échappent violemment, avec des sanglots, avec des cris, et elle se sauve en suffoquant dans la pièce à côté.

Ici, la fenêtre est grande ouverte. La nuit entre, traversée de coups de vent mouillés qui secouent la claire lune de mars, l’éparpillent toute blanche sur le lit défait, les deux chaises encore en face l’une de l’autre, où le cercueil s’allongeait ce matin pendant l’allocution du pasteur, faite à domicile, selon le rite luthérien. Pas de désordre dans cette chambre de mort, rien de ces apprêts qui révèlent le long alitement, les horreurs de la maladie. On sent la surprise, l’anéantissement de l’être en quelques heures ; et grand’mère, qui n’entrait guère ici que pour dormir, y a trouvé un sommeil plus profond, une nuit plus longue, voilà tout. Elle n’aimait pas cette chambre, « trop triste », disait-elle, qu’emplissait le silence ennemi des vieillards et d’où l’on ne voyait que des arbres, le jardin de M. Aussandon, puis celui des sourds-muets derrière et le clocher de Saint-Jacques-du-Haut-Pas ; rien que de la verdure sur des pierres, le vrai charme de Paris, mais la Danoise préférait son petit coin avec le mouvement et la vie de la rue. Est-ce pour cela, est-ce l’effet de ce ciel profond, houleux et par place écumeux comme une mer ? Éline, ici, ne pleure plus. Par cette fenêtre ouverte, sa douleur monte, s’élargit, se rassérène. Il lui semble que c’est le chemin qu’a pris la chère vie disparue ; et son regard cherche là-haut, vers les nuées floconnantes, vers les pâles éclaircies ouvrant le ciel.

« Mère, es-tu là ? Me vois-tu ? »

Tout bas, longtemps, elle l’appelle, lui parle avec des intonations de prière… Puis l’heure sonne à Saint-Jacques, au Val-de-Grâce, les arbres dépouillés frissonnent au vent de nuit ; un sifflet de chemin de fer, la corne du tramway passent sur le grondement continu de Paris… Éline quitte le balcon auquel elle accoudait sa prière, ferme la croisée, rentre dans le salon où la mère dort toujours son sommeil d’enfant secoué de gros soupirs ; et devant cette honnête physionomie, aux rides de bonté, aux yeux rapetissés de larmes, Lina pense à l’abnégation, au dévouement de cette excellente créature, au lourd fardeau de famille qu’elle a si vaillamment, si joyeusement porté : l’enfant à élever, la maison à nourrir, des responsabilités d’homme, et jamais de colère, jamais une plainte. Le cœur de la jeune fille déborde de tendresse, de reconnaissance ; elle aussi se dévouera toute à sa mère, et encore une fois elle lui jure « de l’aimer bien, de ne la quitter jamais. »

Mais on frappe à la porte doucement. C’est une petite fille de sept à huit ans, en tablier noir d’écolière, les cheveux plats noués presque sur le front d’un ruban clair. « C’est toi, Fanny, » dit Éline sur le seuil, de peur de réveiller Mme Ebsen, « il n’y a pas de leçon ce soir.

– Oh ! je le sais bien, mademoiselle, » – et l’enfant coule un regard curieux vers la place de grand’mère pour voir comment c’est quand on est mort, – « je le sais bien, mais papa a voulu que je monte tout de même et que je vous embrasse à cause de votre grand chagrin.

– Oh ! petite gentille… »

Elle prend à deux mains la tête de l’enfant, la serre avec une vraie tendresse : « Adieu, ma Fanny, tu reviendras demain… Attends que je t’éclaire, l’escalier est tout noir. » En se penchant, la lampe haute, pour guider jusqu’à sa porte la fillette qui loge au-dessous, elle aperçoit quelqu’un debout dans l’ombre qui attend.

« C’est vous, monsieur Lorie ?

– Oui, mademoiselle, c’est moi, je suis là… Dépêche-toi, Fanny. » Et timide, les yeux levés vers cette belle fille blonde dont la chevelure s’évapore en rayons sous la lampe, il explique dans une longue phrase, fignolée, enveloppée comme un bouquet de deuil de première classe, qu’il n’a pas osé venir lui-même apporter à nouveau le tribut… le tribut de ses condoléances ; puis brusquement, rompant toute cette banalité solennelle : « De tout mon cœur avec votre peine, mademoiselle Éline.

– Merci, monsieur Lorie. »

Il prend l’enfant par la main, Éline rentre chez elle ; et les deux portes au rez-de-chaussée et au premier se referment du même mouvement comme sur une émotion pareille.