L’Évangéliste/IV

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E. Dentu, éditeur (p. 56-78).


IV

HEURES DU MATIN


Les petits Lorie étaient seuls à la maison quelques jours après la mort de grand’mère, le père au bureau, la bonne au marché, la porte à double tour comme à chaque sortie de Sylvanire qui gardait ses terreurs et ses méfiances de l’arrivée, croyait par exemple à un vaste trafic d’enfants volés, organisé dans Paris pour fournir la grand’ville de faiseurs de tours surs ses places, de joueurs de harpe devant ses cafés, et même, chose horrible à penser, d’excellents petits pâtés chauds. Aussi, lorsqu’elle laissait Maurice et Fanny à la maison, entendaient-ils toujours la même recommandation de la mère bique à ses biquets : « Surtout enfermez-vous… n’ouvrez à personne, excepté à Romain. »

Romain, l’homme au panier, celui qui intriguait tant la pauvre grand’mère, était arrivé d’Algérie quelques jours après eux, juste le temps d’installer là-bas son successeur ; car il était fonctionnaire, lui aussi, portier, jardinier à la sous-préfecture, où il cumulait en outre les emplois de cocher, maître d’hôtel et mari de Sylvanire, oh ! mais si peu, que ce n’est pas la peine d’en parler. La Berrichonne avait eu beaucoup de mal à se décider à ce mariage. Depuis son affaire de Bourges, le plus joli homme de la terre ne lui aurait pas fait envie ; encore moins ce petit Romain, chéti, bredouillon, la tête de moins qu’elle, avec ce teint d’omelette à l’huile rapporté du Sénégal où, en quittant la marine, il avait servi comme jardinier chez le gouverneur.

Mais les maîtres y tenaient. Et puis l’homme était si bon, si complaisant ; adroit à tous les métiers, il arrangeait de si beaux bouquets grands comme des arbres, amusait les enfants de si jolies inventions, il lui coulait des petits yeux si tendres et depuis si longtemps, qu’après avoir tout fait pour le décourager, jusqu’à lui raconter son malheur avec l’élève d’artillerie, Sylvanire finit par consentir : « Ça sera comme vous voudrez, mon pauvre Romain, mais vrai !… » et la mimique de ses fortes épaules semblait dire : « Drôle d’idée que vous avez là… »

La réponse de Romain fut un bredouillement passionné, mais inintelligible, au fond duquel se démêlaient des serments de tendresse éternelle et de furieux projets de vengeance contre le corps de l’artillerie, « cré cochon ! » C’était son mot : cré cochon ! Un tic dont rien n’avait pu le défaire, le cri du cœur résumant tous ces sentiments inexprimés. Le jour où l’amiral de Genouilly le sauvait miraculeusement du conseil de guerre, le jour où la maîtresse de Sylvanire décidait sa bonne au mariage, Romain avait remercié ainsi : « Cré cochon, mon amiral !… Cré cochon, madame Lorie !… » et cela sous-entendait les plus belles protestations reconnaissantes.

Mariés, leur vie resta la même, elle chez les maîtres, lui à sa porte et au jardin, jamais ensemble. La nuit Sylvanire gardait sa malade ; puis, madame partie, elle continua à coucher en haut à cause des enfants, tandis que son mari se morfondait tout seul à la loge, dans le grand lit de l’administration. Après des mois de ce régime sévère, à peine égayé de quelques douceurs, la débâcle du patron était venue, l’ordre à Sylvanire d’amener Maurice et Fanny.

« Eh ben, et moi ? » demanda Romain en ficelant les caisses.

« Vois ce que tu veux faire, mon pauvre homme… Moi, toujours, je m’en vas. »

Ce qu’il voulait, parbleu, c’était vivre avec elle, être ensemble !… et du moment qu’elle lui promettait qu’à Paris, monsieur les prendrait tous deux, qu’on serait tout à fait en ménage, il renonçait à sa place sans regret.

Quand il arriva rue du Val-de-Grâce, devant le geste éloquent de Sylvanire lui montrant les petits, la misère, les caisses en tas, le pauvre mari ne trouva qu’un mot : « Cré cochon, ma femme !… » C’est pour le coup qu’on n’allait pas être ensemble. Plus besoin de cocher, ici, ni de jardinier, ni même de maître d’hôtel. « Sylvanire nous suffit pour le moment… » déclara M. Lorie de son air impérial, et il l’engagea à se chercher quelque chose au dehors, tout ceci n’étant, bien entendu, que transitoire. D’ailleurs, comme elle disait, il y a à Paris un tas de ménages en condition, qui sont forcés de vivre séparés ; on se voit de loin en loin, on ne s’aime que davantage. Un large sourire s’étalait sous sa coiffe blanche à trois pièces, si engageant, si aimable. « Tiens bon, je vas me chercher quelque chose… », dit Romain ; et il faut convenir qu’il fut moins long que son préfet à se procurer de l’ouvrage.

Il n’eut qu’à descendre sur les berges de la Seine, se mêler à ce peuple de tafouilleux que nourrit la bonne rivière, pour avoir le choix entre plusieurs professions, déchargeur de bateaux, coltineur, garçon d’écluse, de lavoir. En définitive, il entra au barrage de la Monnaie, parce que c’était presque un emploi du gouvernement et qu’il avait, comme Lorie, la passion administrative. Sa place était dure, le tenait sans relâche ; mais dès qu’il pouvait s’échapper, il accourait rue du Val-de-Grâce, toujours avec quelque surprise dans son grand panier, les profits du garçon d’écluse : tantôt, au dépeçage d’un train de bois, trois ou quatre belles bûches encore humides d’un long flottage en haute Seine, ou bien un quarteron de pommes, un paquet de café. Ce qu’il apportait était pour Sylvanire, mais toute la maison en profitait, et souvent il se trouvait dans le tas une friture, une côte de bœuf, ou toute autre denrée absolument étrangère à la rivière.

Depuis quelque temps, les visites de Romain étaient plus rares. Il venait de passer maître éclusier au barrage de Petit-Port, à trois lieues de Paris : cent francs par mois, chauffage, éclairage, et le logement au bord de l’eau avec un jardin à côté pour faire des fleurs et de la légume. Une fortune !… Pourtant il n’eut jamais accepté, jamais consenti à s’éloigner de Sylvanire, si elle ne l’avait exigé absolument. Voilà la belle saison qui arrivait, elle viendrait le voir avec les enfants, passer quelques jours. Ça leur ferait une campagne, à ces petits. Qui sait même si un moment ou l’autre, on ne s’installerait pas ensemble tout à fait. Elle n’avait pas voulu s’expliquer davantage ; et l’éclusier, fou de joie, était allé prendre possession de son poste qui ne lui permettait que des apparitions très courtes, de loin en loin, entre deux trains.

Romain parti, plus d’exception ; quand la bonne sortait, défense absolue d’ouvrir la porte. Mais avec une ingénuité charmante, ces petits Algériens, habitués au grand air et qui si longtemps avaient vécu derrière leurs volets clos cachant la détresse du logis, ouvraient la fenêtre toute grande au ras de la rue, sans réfléchir que, d’une enjambée, on serait chez eux. Quelle crainte avoir d’une rue aussi paisible, où dormaient les chats au soleil, où les pattes roses des pigeons grattaient entre les pavés ? Puis on était fier de se montrer, maintenant qu’on avait des lits, des chaises, une armoire, des étagères pour les cartons et les livres.

De l’ancien mobilier transformé par Sylvanire en bois de chauffage, il ne restait plus qu’une ou deux caisses dans lesquelles l’élève du Borda taillait des bâtiments à voiles et à rames. C’était sa façon de se préparer à Navale, à ce jeune homme. Il tenait de Romain ce goût des constructions nautiques ; et de bonne heure, Lorie-Dufresne, qui voulait voir là l’indice d’une vocation, avait pris l’habitude, les soirs de réception à la sous-préfecture, quand les petits venaient au salon, de présenter son fils : « Voilà notre marin… » ou de lui crier d’un air triomphant : « Hein ! Maurice, le Borda !… »

D’abord, l’enfant fut enchanté du respect que montraient ses camarades pour cette vocation glorieuse, surtout pour sa casquette d’aspirant, une idée de la mère ; puis quand cela devint sérieux, quand il vit arriver les mathématiques, la trigonométrie, aussi peu de son goût que l’Océan et les aventures, sa légende était faite, partout on l’appelait le marin, il n’osa plus protester. Dès lors, sa vie fut empoisonnée. Il prit cet air lamentable, abruti, affaissé sous la menace du Borda dont tout le monde le bombardait ; son nez s’allongea sur les équations, les épures, les figures graphiques et géométriques de gros livres préparatoires trop forts pour lui, et il resta à perpétuité le futur élève de Navale, terrifié de tout ce qu’il devrait apprendre pour y entrer, plus épouvanté encore à l’idée que peut-être on pourrait l’y recevoir.

Malgré tout, le goût de son enfance persistait ; et jamais il n’était plus content que lorsque Fanny lui disait : « Fais-moi un bateau. » En ce moment, il en construisait un superbe, un sloop comme le bassin du Luxembourg n’en aurait pas encore vu, et travaillait avec ardeur, tous ses outils sur l’appui de la fenêtre, marteau, scie, varlope, que la petite sœur lui passait à mesure, pendant que la marmaille du voisinage, pantalons en loques, bretelles tombantes sur les manches percées, le regardait de la rue avec admiration.

Tout à coup : « Gare donc ! Gare ! » Le pavé sonne, les chiens aboient, enfants et pigeons s’éparpillent pour laisser la place à un belle voiture de maître, chevaux pie et livrée marron, qui vient de s’arrêter juste devant la maison des Lorie. Une vieille femme en descend, grande, sèche, dans une robe noire à pèlerine pareille, qui darde sur les deux enfants des yeux méchants embusqués derrière de gros sourcils épais comme des moustaches.

« Est-ce ici Mme Ebsen ? »

La mâchoire serrée, les poings aussi, l’élève du Borda répond avec un grand courage qu’admire la petite sœur : « Non… l’étage au-dessus… » et vite, il pousse la fenêtre sur cette vision de dame noire comme il y en a toujours dans les histoires de Sylvanire. Fanny, tout bas, du bout des lèvres : « C’en est une, pour sûr.

– Je crois bien que oui. »

Puis, au bout d’un moment, quand les pas s’éloignent, montant l’escalier : « As-tu vu comme elle nous a regardés ?… J’ai cru qu’elle entrerait par la fenêtre.

– J’aurais voulu voir ça… », répondit la marine, sans conviction. Et tant qu’ils sentent cette femme là-haut sur leurs têtes, cette voiture en face d’eux qui leur masque la rue, ils restent immobiles, n’osant parler, respirer, ni planter un clou. Enfin on entend la voix de Mme Ebsen reconduisant quelqu’un sur le palier. Une robe passe dans le couloir, frôle la porte. Elle va sortir. L’élève du Borda, pour s’en assurer, soulève un coin du rideau et le rabaisse bien vite. La femme est là, qui le regarde goulûment derrière la vitre, comme si elle voulait l’emporter. Puis un battement de portière, des chevaux qui piaffent, s’enlèvent, et l’ombre que faisait la voiture devant la croisée s’en va comme un mauvais rêve. « Eh ! ben, vrai !… » dit la petite Fanny dans un soupir de soulagement.

*

Le soir, quand Lorie monta pour la leçon, il trouva Mme Ebsen toute remuée encore et glorieuse de sa belle visite.

« Mais oui, qui donc est venu ? On m’a parlé d’une voiture… » Elle lui tendit fièrement une carte large et massive.

JEANNE AUTHEMAN
Présidente-fondatrice
de l’œuvre des Dames Évangélistes
Paris. – Port-Sauveur

« Mme Autheman !… la femme du banquier !

– Pas elle-même, mais quelqu’un de sa part, pour demander à Lina de traduire un recueil de prières, de méditations. »

Et elle montrait un petit livre, à tranche dorée, posé sur la table : HEURES DU MATIN, par Madame ***, avec cette épigraphe : Une femme a perdu le monde, une femme le sauvera. Il fallait deux traductions, anglaise et allemande, que l’on payerait trois sous la prière, l’une dans l’autre.

« Singulier trafic, n’est-ce pas ? » dit Lina sans lever la tête du devoir de Fanny qu’elle corrigeait.

« Mais non, Linette, je t’assure… À ce prix-là, on peut encore s’en tirer… » répondit du ton le plus naturel la bonne madame Ebsen qui n’était pas mystique ; puis baissant la voix pour ne pas troubler la leçon, elle parla à leur voisin de l’étrange personne qu’on lui avait envoyée, mademoiselle… le nom était sur la carte… Anne de Beuil, à l’hôtel Autheman… Oui, ma foi ! de Beuil en deux mots ; pourtant elle avait plutôt l’air d’une paysanne, d’une femme de charge que d’une dame de la noblesse. Et sans gêne, et mêle-tout, voulant savoir qui ces dames voyaient, si elles connaissaient beaucoup de monde, regardant la photographie de Lina sur la cheminée et lui trouvant l’air un peu trop gai.

« Trop gai !… » fit Lorie indigné, lui qui souffrait de voir une contrainte sur ce beau sourire de jeunesse, depuis la mort de grand’mère.

« Ah ! elle m’en a dit bien d’autres… Que nous étions des âmes frivoles, que nous ne vivions pas assez avec Dieu… un prêche, un vrai prêche à grands bras et à citations… C’est dommage qu’Henriette ne soit plus là. Ça nous aurait fait une belle paire de prédicateurs.

– Mlle Briss est partie ? » demanda Lorie qui s’intéressait à cette affolée, sans doute parce qu’elle le trouvait excessivement pratique.

« Il y a huit jours, avec la princesse Souvorine qui l’emmène comme dame de compagnie… Une position superbe… pas d’enfants…

– Elle doit être contente ?

– Désespérée… nous avons reçu de Vienne une lettre !… Elle regrette son bagne de la rue du Cherche-Midi… Ah ! la pauvre Henriette !… » Et revenant à sa visite du matin, à ce reproche qu’on leur avait fait de ne pas vivre assez avec Dieu. « D’abord, pour Lina, ce n’est pas vrai… Tous les dimanches, elle a son orgue rue Chauchat et ne manque pas une assemblée. Quant à moi, est-ce que j’ai jamais eu le temps d’être dévote ?… J’aurais voulu la voir, cette demoiselle de Beuil, avec une vieille mère et un enfant sur les bras. Il fallait courir le cachet dès le petit jour, par toutes les saisons, à tous les bouts de Paris. Le soir, je tombais comme une pierre, sans la force d’une prière, d’une pensée. Mais est-ce que ce n’était pas de la piété aussi de procurer jusqu’au bout une heureuse existence à maman, et à Lina une belle éducation dont elle profite à présent ? Ah ! chère petite, elle n’aura pas les rudes commencements que j’ai eus, moi. »

S’animant au rappel de ses misères, elle racontait les leçons à vingt sous dans des arrière-boutiques, à des nécessiteuses comme elle, l’échange qu’elle faisait quelquefois d’une leçon de français pour une heure de son allemand, et les exigences des parents, une jeune fille obèse qu’il fallait promener en lui apprenant les langues, les verbes irréguliers récités sous le vent, sous la pluie, de l’arc de l’Étoile à la Bastille. Cela pendant des années, avec toutes les privations, les humiliations de la femme pauvre, les toilettes fanées, le déjeuner sacrifié aux six sous de l’omnibus, jusqu’au jour où elle était entrée comme professeur au pensionnat de Mme de Bourlon… un pensionnat très chic, rien que des filles de banquiers, de grands commerçants, Léonie Rougier, aujourd’hui comtesse d’Arlot, Déborah Becker, devenue la baronne Gerspach. C’est là aussi qu’elle avait connu une bizarre et jolie personne qu’on appelait Jeanne Châtelus, protestante exaltée, gardant toujours une petite bible dans sa poche, et faisant à ses compagnes, dans des coins de la cour de récréation, de véritables conférences religieuses. On disait qu’elle se marierait bientôt avec un jeune missionnaire et qu’ils iraient ensemble convertir les Bassoutos. Subitement, en effet, elle quitta la pension et, trois semaines après, s’appelait… Mme Autheman.

Lorie eut un geste de surprise.

« Mais oui », dit Mme Ebsen en souriant… « Vous comprenez, entre un missionnaire sans le sou et le plus riche banquier de Paris… Par exemple, elle a eu du courage… Il est affreux, son mari… Toute une joue défigurée par une énorme loupe qu’il cache sous un bandeau de soie noire… C’est de famille, ces accidents à la peau, chez les Autheman. La mère en avait sur les mains, les bras, et portait nuit et jour des gants jusqu’au coude… Leurs cousins, les Becker, c’est la même chose… Mais le fils est encore le plus atteint, et il fallait une fière envie d’être riche pour épouser ça. »

Du coin de grand’mère, Lina, qui venait de finir la leçon et feuilletait les Heures du matin, sur la table, protesta de sa voix douce : « Qu’en sais-tu, si c’est l’envie d’être riche ?… peut-être aussi un sentiment de pitié, le besoin de se dévouer, de se sacrifier à un pauvre être… Le monde est si méchant, il a la vue si courte ! » En parlant, elle inclinait, vers les pages à traduire, ses lourdes nattes d’un blond argenté, ses joues duvetées, un peu pâlies par le chagrin ; et tout à coup, tournée à demi vers sa mère :

« Dis donc, maman, je crois que ceci me regarde, moi, la demoiselle trop gaie… écoute : Le rire et la gaieté sont les apanages d’un cœur corrompu. Nos cœurs n’en ont pas besoin quand la paix de Dieu y règne.

– Le fait est, » dit la mère, « que je ne l’ai jamais vue rire, cette petite Châtelus ; et tu comprends, comme c’est elle qui a fait le livre… »

Lina s’interrompit brusquement : « Voici qui est plus fort… » Elle se dressa et lut toute frémissante : « Un père, une mère, un mari, des enfants déçoivent l’affection ; en tout cas, ils meurent. Y attacher son cœur, c’est faire un mauvais calcul.

– Faut-il être pède !… » fit Mme Ebsen, à qui tout son accent revenait dans un élan de vraie colère.

« Attendez la suite… » Elle reprit en accentuant les mots : « Le bon calcul, c’est d’aimer Christ, de n’aimer que lui. Christ ne trompe pas, Christ ne meurt pas ; mais il est jaloux de notre affection et il la réclame tout entière. C’est pourquoi faisons la guerre aux idoles et chassons de nos cœurs tout ce qui pourrait rivaliser avec lui… Tu entends, maman ! c’est un pêché de nous aimer… Il faut que tu m’arraches de ton cœur, que le Christ soit entre nous et nous sépare de ses deux bras crucifiés… En voilà des infamies !… Jamais je ne traduirai ça… »

Elle eut un geste violent, si extraordinaire dans cette nature de douceur et de sérénité, que l’enfant debout à côté d’elle en sentit le contre-coup nerveux, un frisson pâle sur sa petite figure maigriote.

« Mais non… mais non… Je ne suis pas fâchée… » dit Éline, la prenant sur ses genoux, la serrant d’une étreinte qui, sans qu’il sût pourquoi, fit rougir Lorie de plaisir. La mère s’apaisa la première :

« Va, Linette, nous avons bien tort de nous emporter… S’il fallait prendre à cœur toutes les sottises qu’on lit et qu’on entend !… C’est vrai qu’elle est stupide, la prière de cette dame ; mais ce n’est pas encore cela qui nous empêchera de nous aimer. »

Elles échangèrent une de ces confiances de regard comme en ont seulement les êtres liés par le sang.

« N’importe, » dit Lina, toujours irritée, « ces folies sont contagieuses et peuvent faire beaucoup de mal… sur de jeunes têtes, des âmes faibles…

– Je suis un peu de l’avis de mademoiselle, » dit Lorie, « quoique cependant… »

Mme Ebsen haussait les épaules. « Laissez donc… qui est-ce qui lit ces choses-là ? » Ça n’avait pas plus d’importance que les petites brochures anglicanes qu’on distribue dans les Champs-Élysées comme des prospectus d’habillement ou de restaurants à prix fixe. Puis aussi le côté affaires. On ne se gênait pas avec Lorie. Eh bien ! à trois sous la prière, il y avait de l’argent à gagner. Elles s’y mettraient à elles deux ; après ce volume-là, bien sûr on en aurait d’autres, et, quand on n’était pas riche, il ne fallait pas dédaigner un surcroît de gain, de quoi payer le trousseau de Lina, lorsqu’elle se marierait.

Avant la fin de la discussion, Lorie se leva subitement : « Allons, Fanny, dis bonsoir… » Ce salon des Ebsen, l’endroit du monde le plus gai, le plus amical pour lui, pour ses enfants, lui semblait lugubre maintenant, indifférent à sa vie. Il s’y sentait étranger, en visite ; et cela tout simplement parce que la bonne Mme Ebsen l’avait mis à son plan d’homme déjà mûr, sans conséquence, en parlant devant lui du mariage de Lina.

Eh ! oui, elle se marierait, cette charmante fille ; elle se marierait bientôt, et celui qui l’aurait pourrait en être fier. Si instruite, si courageuse. Tant d’ordre, de raison, d’indulgente tendresse. C’est égal, cette idée le rendait triste, le poursuivait jusque chez lui, dans sa petite chambre sur le jardin. Les enfants couchaient à côté ; et il entendait le gazouillis de la fillette racontant à Sylvanire, en train de la déshabiller, ce qui s’était passé dans la soirée chez ces dames. « Mademoiselle a dit… mademoiselle s’est fâchée… » Elle tenait une si grande place auprès de la petite orpheline, cette mademoiselle. Mais une fois mariée, elle aurait ses enfants, elle ne pourrait plus s’occuper de ceux des autres. Et le pauvre homme songeait comme Éline avait transformé la maison rien qu’en la traversant, un jour de douleur.

Alors, pour s’apaiser, il se mit, ainsi qu’il disait, « à faire un peu de classement ». C’était sa passion, le classement ; la suprême ressource aux inquiétudes, aux grandes tristesses. Cela consistait à mettre de l’ordre dans un tas de cartons verts étiquetés de numéros, de titres en écritures variées : Lettres d’affaires, Famille, Politique, Divers. Depuis le temps qu’il étiquetait ces liasses précieuses, jamais plus renouvelées, il était réduit à en changer les classifications, à les passer d’une chemise bleue dans une chemise marron ; et cela suffisait à sa manie.

Le paquet sur lequel il mit la main, ce soir-là, portait au milieu de la première page comme un nom gravé sur un tombeau : Valentine. Tout ce qui lui restait de sa femme, les lettres datées de l’année de la maladie, car jamais ils ne s’étaient quittés auparavant. Il y en avait beaucoup, et elles étaient longues. Les premières pas trop tristes, pleines de tendres recommandations pour la santé des enfants, la sienne, et aussi de détails ménagers à l’adresse de Romain et de Sylvanire, toutes les inquiétudes de la mère absente. Puis, peu à peu, c’étaient des plaintes, des énervements maladifs. Bientôt venait la colère, et les désespoirs, les révoltes contre la destinée qu’elle sentait impitoyable, à peine voilée par le mensonge des médecins.

Au milieu des cris de douleur et des sanglots, toujours le souci de la maison, des enfants ; un post-scriptum pour Sylvanire : « N’oubliez pas de faire carder les matelas. » Et l’écriture jaunie, qui parfois imbibait le papier comme mêlée de larmes, marquait aussi par ses tremblements, ses hésitations, ses grossissements de main trop faible, les progrès sinistres de la maladie. Celle de la dernière lettre ne ressemblait pas plus à l’écriture de la première, que le triste visage tiré et raviné, qui lui était apparu dans la chambre aux murs crépis des closiers d’Amboise, ne rappelait la femme qu’il avait embarquée un an auparavant, à peine touchée par le mal encore intérieur, et dont la fraîcheur mûre faisait retourner les mariniers du port.

Cette lettre-là, Valentine l’avait écrite derrière lui, quand elle l’envoyait à Paris pour sauver sa place, sans lui dire qu’elle se sentait mourir. « Je le savais bien, va, que c’était fini, que nous ne nous reverrions plus ; mais il fallait te laisser partir, pour toi, pour nos enfants, voir ce ministre tout de suite… Ah ! pauvres jours comptés, qu’on n’a pas pu passer ensemble… Dire qu’avec un mari, deux enfants, je vais mourir toute seule !… » Et après cette plainte suprême, plus rien que des paroles de résignation. Elle redevenait l’âme égale, patiente, qu’elle était dans sa vie de santé, l’encourageait, le conseillait. Bien sûr qu’il serait replacé, le gouvernement ne voudrait pas se priver d’un administrateur tel que lui. Mais la maison, le ménage, l’éducation des enfants, tout ce qu’un homme occupé de sa carrière doit laisser à d’autres, c’est de cela que la mourante s’inquiétait. Sylvanire, mariée, ne resterait pas toujours là ; et puis, si dévouée qu’elle fût, ce n’était qu’une servante.

Et lentement, délicatement, avec des mots longtemps cherchés et qui avaient dû lui coûter à écrire, car tout ce passage haletait de fragments, de cassures, elle lui parlait d’un mariage possible, plus tard, quelque jour… Il était si jeune encore… « Seulement, choisis-la bien : et donne à nos petits une mère qui soit vraiment mère… »

Jamais ces dernières recommandations relues souvent depuis la mort, n’avaient impressionné Lorie comme ce soir, pendant qu’il écoutait, dans le silence de la maison endormie, un pas tranquille de rangement, allant, venant à l’étage au-dessus. Une fenêtre se ferma, des rideaux grincèrent sur leur tringle ; et à travers de grosses larmes qui embuaient et allongeaient les mots, il continuait à lire et à relire : « Seulement, choisis-la bien… »