Mémoires (Saint-Simon)/Tome 1/1

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CHAPITRE PREMIER


1691. — Où et comment ces Mémoires commencés. — Ma première liaison avec M. le duc de Chartres. — Maupertuis, capitaine des mousquetaires gris[1] ; sa fortune et son caractère. — 1692. — Ma première campagne, mousquetaire gris. — Siège de Namur par le roi en personne. — Reddition de Namur. — Solitude de Marlaigne. — Poudre cachée par les jésuites. — Bataille navale de la Hogue. — Danger de badiner avec des armes. — Coetquen et sa mort.


Je suis né la nuit du 15 au 16 janvier 1675, de Claude, duc de Saint-Simon, pair de France, et de sa seconde femme Charlotte de L’Aubépine, unique de ce lit. De Diane de Budos, première femme de mon père, il avoit eu une seule fille et point de garçon. Il l’avoit mariée au duc de Brissac, pair de France, frère unique de la duchesse de Villeroy. Elle étoit morte en 1684, sans enfants, depuis longtemps séparée d’un mari qui ne la méritoit pas, et par son testament m’avoit fait son légataire universel.

Je portois le nom de vidame[2] de Chartres, et je fus élevé avec un grand soin et une grande application. Ma mère, qui avoit beaucoup de vertu et infiniment d’esprit de suite et de sens, se donna des soins continuels à me former le corps et l’esprit. Elle craignit pour moi le sort des jeunes gens qui se croient leur fortune faite et qui se trouvent leurs maîtres de bonne heure. Mon père, né en 1606, ne pouvoit vivre assez pour me parer ce malheur, et ma mère me répétoit sans cesse la nécessité pressante où se trouveroit de valoir quelque chose un jeune homme entrant seul dans le monde, de son chef, fils d’un favori de Louis XIII, dont tous les amis étoient morts ou hors d’état de l’aider, et d’une mère qui, dès sa jeunesse, élevée chez la vieille duchesse d’Angoulême, sa parente, grand-mère maternelle du duc de Guise, et mariée à un vieillard, n’avoit jamais vu que leurs vieux amis et amies, et n’avoit pu s’en faire de son âge. Elle ajoutoit le défaut de tous proches, oncles, tantes, cousins germains, qui me laissoient comme dans l’abandon à moi-même, et augmentoit le besoin de savoir en faire un bon usage, sans secours et sans appui ; ses deux frères obscurs, et l’aîné ruiné et plaideur de sa famille, et le seul frère de mon père sans enfants et son aîné de huit ans.

En même temps, elle s’appliquoit à m’élever le courage, et à m’exciter de me rendre tel que je pusse réparer par moi-même des vides aussi difficiles à surmonter. Elle réussit à m’en donner un grand désir. Mon goût pour l’étude et les sciences ne le seconda pas, mais celui qui est comme né avec moi pour la lecture et pour l’histoire, et conséquemment de faire et de devenir quelque chose par l’émulation et les exemples que j’y trouvois, suppléa à cette froideur pour les lettres ; et j’ai toujours pensé que si on m’avoit fait moins perdre de temps à celles-ci, et qu’on m’eût fait faire une étude sérieuse de celle-là, j’aurois pu y devenir quelque chose.

Cette lecture de l’histoire et surtout des Mémoires particuliers de la nôtre, des derniers temps depuis François Ier, que je faisois de moi-même, me firent naître l’envie d’écrire aussi ceux de ce que je verrois, dans le désir et dans l’espérance d’être de quelque chose et de savoir le mieux que je pourrois les affaires de mon temps. Les inconvénients ne laissèrent pas de se présenter à mon esprit ; mais la résolution bien ferme d’en garder le secret à moi tout seul me parut remédier à tout. Je les commençai donc en juillet 1694, étant mestre de camp[3] d’un régiment de cavalerie de mon nom, dans le camp de Guinsheim sur le Vieux-Rhin, en l’armée commandée par le maréchal-duc de Lorges.

En 1691, j’étois en philosophie et commençois à monter à cheval à l’académie des sieurs de Mémon et Rochefort, et je commençois aussi à m’ennuyer beaucoup des maîtres et de l’étude, et à désirer fort d’entrer dans le service. Le siège de Mons, formé par le roi en personne, à la première pointe du printemps, y avoit attiré presque tous les jeunes gens de mon âge pour leur première campagne ; et ce qui me piquoit le plus, M. le duc de Chartres y faisoit la sienne. J’avois été comme élevé avec lui, plus jeune que lui de huit mois, et si l’âge permet cette expression entre jeunes gens si inégaux, l’amitié nous unissoit ensemble. Je pris donc ma résolution de me tirer de l’enfance, et je supprime les ruses dont je me servis pour y réussir. Je m’adressai à ma mère ; je reconnus bientôt qu’elle m’amusoit. J’eus recours à mon père à qui je fis accroire que le roi, ayant fait un grand siège cette année, se reposeroit la prochaine. Je trompai ma mère qui ne découvrit ce que j’avois tramé que sur le point de l’exécution, et que j’avois monté mon père à ne se laisser point entamer.

Le roi s’étoit roidi à n’excepter aucun de ceux qui entroient dans le service, excepté les seuls princes du sang et ses bâtards, de la nécessité de passer une année dans une de ses deux compagnies des mousquetaires, à leur choix, et de là, à apprendre plus ou moins longtemps à obéir, ou à la tête d’une compagnie de cavalerie, ou subalterne dans son régiment d’infanterie qu’il distinguoit et affectionnoit sur tous autres, avant de donner l’agrément d’acheter un régiment de cavalerie ou d’infanterie, suivant que chacun s’y étoit destiné. Mon père me mena donc à Versailles où il n’avoit encore pu aller depuis son retour de Blaye, où il avoit pensé mourir. Ma mère l’y étoit allée trouver en poste et l’avoit ramené encore fort mal, en sorte qu’il avoit été jusqu’alors sans avoir pu voir le roi. En lui faisant sa révérence, il me présenta pour être mousquetaire, le jour de Saint-Simon Saint-Jude, à midi et demi, comme il sortoit du conseil.

Sa Majesté lui fit l’honneur de l’embrasser par trois fois, et comme il fut question de moi, le roi, me trouvant petit et l’air délicat, lui dit que j’étois encore bien jeune, sur quoi mon père répondit que je l’en servirois plus longtemps. Là-dessus, le roi lui demanda en laquelle des deux compagnies il vouloit me mettre, et mon père choisit la première, à cause de Maupertuis, son ami particulier, qui en étoit capitaine. Outre le soin qu’il s’en promettoit pour moi, il n’ignoroit pas l’attention avec laquelle le roi s’informoit à ces deux capitaines des jeunes gens distingués qui étoient dans leurs compagnies, surtout à Maupertuis, et combien leurs témoignages influoient sur les premières opinions que le roi en prenoit, et dont les conséquences avoient tant de suites. Mon père ne se trompa pas, et j’ai eu lieu d’attribuer aux bons offices de Maupertuis la première bonne opinion que le roi prit de moi.

Ce Maupertuis se disoit de la maison de Melun et le disoit de bonne foi ; car il étoit la vérité et l’honneur et la probité même, et c’est ce qui lui avoit acquis la confiance du roi. Cependant il n’étoit rien moins que Melun, ni reconnu par aucun de cette grande maison. Il étoit arrivé par les degrés, de maréchal des logis des mousquetaires jusqu’à les commander en chef et à devenir officier général ; son équité, sa bonté, sa valeur lui en avoient acquis l’estime. Les vétilles, les pointilles de toute espèce d’exactitude et de précision, et une vivacité qui d’un rien faisoit un crime, et de la meilleure foi du monde, l’y faisoient moins aimer. C’étoit par là qu’il avoit su plaire au roi qui lui avoit souvent donné des emplois de confiance. Il fut chargé, à la dernière disgrâce de M. de Lauzun, de le conduire à Pignerol, et, bien des années après, de l’en ramener à Bourbon deux fois de suite, lorsque l’intérêt de sa liberté et celui de M. du Maine y joignirent Mme de Montespan et cet illustre malheureux, qui y céda les dons immenses de Mademoiselle à M. du Maine pour changer seulement sa prison en exil. L’exactitude de Maupertuis dans tous ces divers temps qu’il fut sous sa garde le mit tellement au désespoir qu’il ne l’a oublié de sa vie. C’étoit d’ailleurs un très-homme de bien, poli, modeste et respectueux.

Trois mois après que je fus mousquetaire, c’est-à-dire en mars de l’année suivante, le roi fut à Compiègne faire la revue de sa maison et de la gendarmerie, et je montai une fois la garde chez le roi. Ce petit voyage donna lieu de parler d’un plus grand. Ma joie en fut extrême ; mais mon père, qui n’y avoit pas compté, se repentit bien de m’avoir cru et me le fit sentir. Ma mère, après un peu de dépit et de bouderie de m’être ainsi enrôlé par mon père malgré elle, ne laissa pas de lui faire entendre raison et de me faire un équipage de trente-cinq chevaux ou mulets, et de quoi vivre honorablement chez moi soir et matin. Ce ne fut pas sans un fâcheux contretemps, précisément arrivé vingt jours avant mon départ. Un nommé Tessé, intendant de mon père, qui demeuroit chez lui depuis plusieurs années, disparut tout à coup et lui emporta cinquante mille livres qui se trouvèrent dues à tous les marchands dont il avoit produit de fausses quittances dans ses comptes. C’étoit un petit homme, doux, affable, entendu, qui avoit montré du bien, qui avoit des amis, avocat au parlement de Paris, et avocat du roi au bureau des finances de Poitiers.

Le roi partit [le 10 mai 1692] avec les dames, et je fis le voyage à cheval avec la troupe et tout le service comme les autres mousquetaires pendant les mois qu’il dura. J’y fus accompagné de deux gentilshommes : l’un, ancien dans la maison, avoit été mon gouverneur, et d’un autre qui étoit écuyer de ma mère. L’armée du roi se forma au camp de Gevry. Celle de M. de Luxembourg l’y joignoit presque. Les dames étoient à Mons, à deux lieues de là. Le roi les fit venir en son camp où il les régala, puis leur fit voir la plus superbe revue qui ait peut-être jamais été faite, de ces deux armées rangées sur deux lignes, la droite de M. de Luxembourg touchant la gauche du roi et tenant trois lieues d’étendue.

Après dix jours de séjour à Gevry, les deux armées se séparèrent et marchèrent. Deux jours après le siège de Namur fut déclaré, où le roi arriva en cinq jours de marche. Monseigneur[4], Monsieur[5], M. le Prince[6] et le maréchal d’Humières, tous quatre, l’un sous l’autre par degrés, commandoient l’armée sous le roi, et M. de Luxembourg, seul général de la sienne, couvroit le siège et faisoit l’observation. Les dames étoient cependant allées à Dinant. Au troisième jour de marche, M. le Prince fut détaché pour aller investir la ville de Namur. Le célèbre Vauban, l’âme de tous les sièges que le roi a faits, emporta que la ville seroit attaquée séparément du château contre le baron de Bressé, qui vouloit qu’on fît le siège de tous les deux à la fois, et c’étoit lui qui avoit fortifié la place. Un fort mécontentement lui avoit fait quitter depuis peu le service d’Espagne, non sans laisser quelques nuages sur sa réputation de s’être aussitôt jeté en celui de France. Il s’étoit distingué par sa valeur et sa capacité ; il étoit excellent ingénieur et très-bon officier général. Il eut, en entrant au service du roi, le grade de lieutenant général et un grand traitement pécuniaire. C’étoit un homme de basse mine, modeste, réservé, dont la physionomie ne promettoit rien, mais qui acquit bientôt la confiance du roi et toute l’estime militaire.

M. le Prince, le maréchal d’Humières et le marquis de Boufflers eurent chacun une attaque. Il n’y eut rien de grande remarque pendant les dix jours que ce siège dura. Le onzième de tranchée ouverte, la chamade fut battue, et la capitulation telle, à peu près, que les assiégés la désirèrent. Ils se retirèrent au château, et il fut convenu de part et d’autre qu’il ne seroit point attaqué par la ville, et que la ville seroit en pleine sûreté du château qui ne tireroit pas un seul coup dessus. Pendant ce siège, le roi fut toujours campé, et le temps fut très-chaud et d’une sérénité constante depuis le départ de Paris. On n’y perdit personne de remarque que Cramaillon, jeune ingénieur de grande espérance, et d’ailleurs bon officier, que Vauban regretta fort. Le comte de Toulouse reçut une légère contusion au bras tout proche du roi, qui, d’un lieu éminent et pourtant assez éloigné, voyoit attaquer en plein jour une demi-lune qui fut emportée par un détachement des plus anciens des deux compagnies de mousquetaires.

Jonvelle, gentilhomme, mais d’ailleurs soldat de fortune, d’honneur et de valeur, mourut de maladie pendant ce siège. Il étoit lieutenant général et capitaine de la deuxième compagnie des mousquetaires ; il avoit plus de quatre-vingts ans, et fut fort regretté du roi et de sa compagnie. Toutes les deux se joignirent pour lui rendre les derniers devoirs militaires. Sa compagnie fut à l’instant donnée à M. de Vins qui la commandoit sous lui, beau-frère de M. de Pomponne, et qui, maréchal de camp en l’armée d’Italie, commandoit lors un gros corps pour couvrir la Provence, où il servit très-utilement, et fut l’année suivante lieutenant général.

L’armée changea de camp pour le siège du château. En arrivant chacun dans le lieu qui lui étoit marqué, le régiment d’infanterie du roi trouva son terrain occupé par un petit corps des ennemis qui s’y retranchoient, d’où il résulta à l’instant un petit combat particulier assez rude. M. de Soubise, lieutenant général de jour, y courut et s’y distingua. Le régiment du roi acquit beaucoup d’honneur avec peu de perte, et les ennemis furent bientôt chassés. Le roi en fut très-aise par son affection pour ce régiment qu’il a toujours particulièrement tenu pour sien entre toutes ses troupes.

Ses tentes et celles de toute la cour furent dressées dans un beau pré à cinq cents pas du monastère de Marlaigne. Le beau temps se tourna en pluies, de l’abondance et de la continuité desquelles personne de l’armée n’avoit vu d’exemple, et qui donnèrent une grande réputation à saint Médard, dont la fête est au 8 juin. Il plut tout ce jour-là à verse, et on prétend que le temps qu’il fait ce jour-là dure quarante jours de suite. Le hasard fit que cela arriva cette année. Les soldats, au désespoir de ce déluge, firent des imprécations contre ce saint, en recherchèrent des images et les rompirent et brûlèrent tant qu’ils en trouvèrent. Ces pluies devinrent une plaie pour le siège. Les tentes du roi n’étoient communicables que par des chaussées de fascines qu’il falloit renouveler tous les jours, à mesure qu’elles s’enfonçoient ; les camps et les quartiers n’étoient pas plus accessibles ; les tranchées pleines d’eau et de boue, il falloit souvent trois jours pour remuer le canon d’une batterie à une autre. Les chariots devinrent inutiles, en sorte que les transports des bombes, boulets, etc., ne purent se faire qu’à dos de mulets et de chevaux tirés de tous les équipages de l’armée et de la cour, sans le secours desquels il auroit été impossible. Ce même inconvénient des chemins priva l’armée de M. de Luxembourg de l’usage des voitures. Elle périssoit faute de grains, et cet extrême inconvénient ne put trouver de remède que par l’ordre que le roi donna à sa maison de prendre tous les jours par détachement des sacs de grains en croupe, et de les porter en un village où ils étoient reçus et comptés par des officiers de l’armée de M. de Luxembourg. Quoique la maison du roi n’eût presque aucun repos pendant ce siège pour porter les fascines, fournir les diverses gardes et les autres services journaliers, ce surcroît lui fut donné, parce que la cavalerie servoit continuellement aussi, et en étoit aux feuilles d’arbres presque pour tout fourrage.

Cette considération ne satisfit point la maison du roi, accoutumée à toutes sortes de distinction. Elle se plaignit avec amertume. Le roi se roidit et voulut être obéi. Il fallut donc le faire. Le premier jour, le détachement des gens d’armes et des chevau-légers de la garde, arrivé de grand matin au dépôt des sacs, se mit à murmurer et, s’échauffant de propos les uns les autres, vinrent jusqu’à jeter les sacs et à refuser tout net d’en porter. Crenan, dans la brigade duquel j’étois, m’avoit demandé poliment si je voulois bien être du détachement pour les sacs, sinon qu’il me commanderoit pour quelque autre ; j’acceptai les sacs, parce que je sentis que cela feroit ma cour par tout le bruit qui s’étoit déjà fait là-dessus. En effet j’arrivai avec le détachement des mousquetaires au moment du refus des troupes rouges, et je chargeai mon sac à leur vue. Marin, brigadier de cavalerie et lieutenant des gardes du corps, qui étoit là pour faire charger les sacs par ordre, m’aperçut en même temps, et, plein de colère du refus qu’il venoit d’essuyer, s’écria, me touchant en me montrant et me nommant : « que puisque je ne trouvois pas ce service au-dessous de moi, les gens d’armes et les chevau-légers ne seroient ni déshonorés ni gâtés de m’imiter. » Ce propos, joint à l’air sévère de Marin, fit un effet si prompt qu’à l’instant ce fut sans un mot de réplique à qui de ces troupes rouges se chargeroit le plus tôt de sacs. Et oncques depuis il n’y eut plus là-dessus la plus légère difficulté. Marin vit partir le détachement chargé, et alla aussitôt rendre compte au roi de ce qui s’y étoit passé et de l’effet de mon exemple. Ce fut un service qui m’attira plusieurs discours obligeants du roi, qui chercha toujours pendant le reste du siège à me dire quelque chose avec bonté toutes les fois qu’il me voyoit, ce dont je fus d’autant plus obligé à Marin que je ne le connoissois en façon du monde.

Le vingt-septième jour de tranchée ouverte, qui étoit le mardi 1er juillet 1692, le prince de Barbançon, gouverneur de la place, battit la chamade, et certes il étoit temps pour les assiégeants à bout de fatigues et de moyens par l’excès du mauvais temps qui ne cessoit point, et qui avoit rendu tout fondrière. Jusqu’aux chevaux du roi vivoient de feuilles, et aucun de cette nombreuse cavalerie de troupes et d’équipages ne s’en est jamais bien remis. Il est certain que sans la présence du roi dont la vigilance étoit l’âme du siège, et qui, sans l’exiger, faisoit faire l’impossible (tant le désir de lui plaire et de se distinguer étoit extrême), on n’en seroit jamais venu à bout ; et encore demeura-t-il fort incertain de ce qui en seroit arrivé si la place eût encore tenu dix jours, comme il n’y eut pas deux avis qu’elle le pouvoit. Les fatigues de corps et d’esprit que le roi essuya en ce siège lui causèrent la plus douloureuse goutte qu’il eût encore ressentie, mais qui de son lit ne l’empêcha pas de pourvoir à tout, et de tenir pour le dedans et le dehors ses conseils comme à Versailles, ainsi qu’il avoit fait pendant tout le siège.

M. d’Elbœuf, lieutenant général, et M. le Duc, maréchal de camp, étoient de tranchée lors de la chamade. M. d’Elbœuf mena les otages au roi, qui eut bientôt réglé une capitulation honorable. Le jour que la garnison sortit, le plus pluvieux qu’il eût fait encore, le roi, accompagné de Monseigneur et de Monsieur, fut à mi-chemin de l’armée de M. de Luxembourg, où ce général vint recevoir ses ordres pour le reste de la campagne. Le prince d’Orange avoit mis toute sa science et ses ruses pour le déposter pendant le siège sur lequel il brûloit de tomber ; mais il eut affaire à un homme qui lui avoit déjà montré qu’en matière de guerre il en savoit plus que lui, et qui continua à le lui montrer le reste de sa vie.

Pendant cette légère course du roi, le prince de Barbançon sortit par la brèche à la tête de sa garnison qui étoit encore de deux mille hommes, qui défila devant M. le Prince et le maréchal d’Humières, entre deux haies des régiments des gardes françaises et suisses et du régiment d’infanterie du roi. Barbançon fit un assez mauvais compliment à M. le Prince, et parut au désespoir de la perte de son gouvernement. Il en étoit aussi grand bailli, et il en tiroit cent mille livres de rente. Il ne les regretta pas longtemps, et il fut tué l’été d’après à la bataille de Neeruinden.

La place, une des plus fortes des Pays-Bas, avoit la gloire de n’avoir jamais changé de maître. Aussi eut-elle grand regret au sien, et les habitants ne pouvoient contenir leurs larmes. Jusqu’aux solitaires de Marlaigne en furent profondément touchés, jusque-là qu’ils ne purent déguiser leur douleur, encore que le roi, touché de la perte de leur blé qu’ils avoient retiré dans Namur, leur en eût fait donner le double et de plus une abondante aumône. Ses égards à ne les point troubler furent pareils. Ils ne logèrent que le cardinal de Bouillon, le comte de Grammont, le P. de La Chaise, confesseur du roi, et son frère, capitaine de la porte ; et le roi ne permit le passage du canon à travers leur parc qu’à la dernière extrémité, et quand il ne fut plus possible de le pouvoir conduire par ailleurs. Malgré tant de bontés, ils ne pouvoient regarder un François après la prise de la place, et un d’eux refusa une bouteille de bière à un huissier de l’antichambre du roi, qui se renomma de sa charge et qui offrit inutilement de l’échanger contre une de vin de Champagne.

Marlaigne est un monastère sur une petite et agréable éminence, dans une belle forêt tout environnée de haute futaie, avec un grand parc, fondé par les archiducs Albert et Isabelle pour une solitude de carmes déchaussés, telle que ces religieux en ont dans chacune de leurs provinces, où ceux de leur ordre se retirent de temps en temps, pour un an ou deux et jamais plus de trois, par permission de leurs supérieurs. Ils y vivent en perpétuel silence dans des cellules plus pauvres, mais telles à peu près que celles des chartreux, mais en commun pour le réfectoire qui est très-frugal, dans un jeûne presque continuel, assidus à l’office, et partageant d’ailleurs leur temps entre le travail des mains et la contemplation. Ils ont quatre chambrettes, un petit jardin et une petite chapelle chacun, avec la plus grande abondance des plus belles et des meilleures eaux de source que j’aie jamais bues, dans leur maison, autour et dans leur parc, et la plupart jaillissantes. Ce parc est tout haut et bas avec beaucoup de futaies et clos de murs. Il est extrêmement vaste. Là dedans sont répandues huit ou dix maisonnettes loin l’une de l’autre, partagées comme celles du cloître, avec un jardin un peu plus grand et une petite cuisine. Dans chacune habite, un mois, et rarement plus, un religieux de la maison qui s’y retire par permission du supérieur qui seul le visite de fois à autre. La vie y est plus austère que dans la maison et dans une séparation entière. Ils viennent tous à l’office le dimanche, emportent leur provision du couvent, préparent seuls leur manger durant la semaine, ne sortent jamais de leur petite demeure, y disent leur messe qu’ils sonnent et que le voisin qui entend la cloche vient répondre, et s’en retournent sans se dire un mot. La prière, la contemplation, le travail de leur petit ménage, et à faire des paniers, partagent leur temps, à l’imitation des anciennes laures[7].

Il arriva une chose à Namur, après sa prise, qui fit du bruit, et qui auroit pu avoir de fâcheuses suites avec un autre prince que le roi. Avant qu’il entrât dans la ville, où pendant le siège du château il n’auroit pas été convenable qu’il eût été, on visita tout avec exactitude, quoique par la capitulation les mines, les magasins, et tout en un mot eût été montré. Lorsque, dans une dernière visite après la prise du château, on la voulut faire chez les jésuites, ils ouvrirent tout, en marquant toutefois leur surprise, et quelque chose de plus, de ce qu’on ne s’en fiait pas à leur témoignage. Mais en fouillant partout où ils ne s’attendoient pas, on trouva leurs souterrains pleins de poudre dont ils s’étoient bien gardés de parler : ce qu’ils en prétendoient faire est demeuré incertain. On enleva leur poudre, et, comme c’étoient des jésuites, il n’en fut rien.

Le roi essuya, pendant le cours de ce siège, un cruel tire-lesse[8]. Il avoit en mer une armée navale commandée par le célèbre Tourville, vice-amiral ; et les Anglois une autre jointe aux Hollandois, presque du double supérieure. Elles étoient dans la Manche, et le roi d’Angleterre sur les côtes de Normandie, prêt à passer en Angleterre suivant le succès. Il compta si parfaitement sur ses intelligences avec la plupart des chefs Anglois, qu’il persuada au roi de faire donner bataille, qu’il ne crut pouvoir être douteuse par la défection certaine de plus de la moitié des vaisseaux Anglois pendant le combat. Tourville, si renommé par sa valeur et sa capacité, représenta par deux courriers au roi l’extrême danger de se fier aux intelligences du roi d’Angleterre, si souvent trompées, la prodigieuse supériorité des ennemis, et le défaut des ports et de tout lieu de retraite si la victoire demeuroit aux Anglois, qui brûleroient sa flotte et perdroient le reste de la marine du roi. Ses représentations furent inutiles, il eut ordre de combattre, fort ou foible, où que ce fût. Il obéit, il fit des prodiges que ses seconds et ses subalternes imitèrent, mais pas un vaisseau ennemi ne mollit et ne tourna. Tourville fut accablé du nombre, et quoiqu’il sauvât plus de navires qu’on ne pouvoit espérer, tous presque furent perdus ou brûlés après le combat dans la Hogue. Le roi d’Angleterre, de dessus le bord de la mer, voyoit le combat, et il fut accusé d’avoir laissé échapper de la partialité en faveur de sa nation, quoique aucun d’elle ne lui eût tenu les paroles sur lesquelles il avoit emporté de faire donner le combat.

Pontchartrain étoit lors secrétaire d’État, ayant le département de la marine, ministre d’État, et en même temps contrôleur général des finances. Ce dernier emploi l’avoit fait demeurer à Paris, et il adressoit ses courriers et ses lettres pour le roi à Châteauneuf son cousin, Phélypeaux comme lui et aussi secrétaire d’État, qui en rendoit compte au roi. Pontchartrain dépêcha un courrier avec la triste nouvelle, mais tenue en ces premiers moments dans le dernier secret. Un courrier de retour à Barbezieux, secrétaire d’État ayant le département de la guerre, l’alloit de hasard retrouver en ce même moment devant Namur. Il joignit bientôt celui de Pontchartrain, moins bon courrier et moins bien servi sur la route. Ils lièrent conversation, et celui de terre fit tout ce qu’il put pour tirer des nouvelles de celui de la mer. Pour en venir à bout il courut quelques heures avec lui. Ce dernier, fatigué de tant de questions, et se doutant bien qu’il en seroit gagné de vitesse, lui dit enfin qu’il contenteroit sa curiosité, s’il lui vouloit donner parole d’aller de conserve, et de ne le point devancer, parce qu’il avoit un grand intérêt de porter le premier une si bonne nouvelle ; et tout de suite, lui dit que Tourville a battu la flotte ennemie, et lui raconte je ne sais combien de vaisseaux pris ou coulés à fond. L’autre, ravi d’avoir su tirer ce secret, redouble de questions pour se mettre bien au fait du détail qu’il vouloit se bien mettre dans la tête ; et dès la première poste donne des deux, s’échappe et arrive le premier, d’autant plus aisément que l’autre avoit peu de hâte et lui vouloit donner le loisir de triompher.

Le premier courrier arrive, raconte son aventure à Barbezieux qui sur-le-champ le mène au roi. Voilà une grande joie, mais une grande surprise de la recevoir ainsi de traverse. Le roi envoie chercher Châteauneuf, qui dit n’avoir ni lettres ni courrier, et qui ne sait ce que cela veut dire. Quatre ou cinq heures après arrive l’autre courrier chez Châteauneuf, qui s’empresse de lui demander des nouvelles de la victoire qu’il apporte ; l’autre lui dit modestement d’ouvrir ses lettres ; il les ouvre et trouve la défaite. L’embarras fut de l’aller apprendre au roi, qui manda Barbezieux et lui lava la tête. Ce contraste l’affligea fort, et la cour parut consternée. Toutefois le roi sut se posséder, et je vis, pour la première fois, que les cours ne sont pas longtemps dans l’affliction ni occupées de tristesse.

Le gouvernement de Namur et son comté fut donné à Guiscard. Il étoit maréchal de camp, mais fort oublié et fort attaché à ses plaisirs. Il avoit le gouvernement de Sedan qu’il conserva, et qu’il avoit eu de La Bourlie, son père, sous-gouverneur du roi, et il étoit encore gouverneur de Dinant qui lui fut aussi laissé. La surprise du choix fut grande, ainsi que la douleur de ceux de Namur, accoutumés à n’avoir pour gouverneurs que les plus grands seigneurs des Pays-Bas. Guiscard eut le bon esprit de réparer ce qui lui manquoit par tant d’affabilité et de magnificence, par une si grande aisance dans toute la régularité du service d’un gouvernement si jaloux, qu’il se gagna pour toujours le cœur et la confiance de tout son gouvernement et des troupes qui s’y succédèrent à ses ordres.

Deux jours après la sortie de la garnison ennemie, le roi s’en alla à Dinant où étoient les dames, avec qui il retourna à Versailles. J’avois espéré que Monseigneur achèveroit la campagne, et être du détachement des mousquetaires qui demeureroit avec lui ; et ce ne fut pas sans regret que je repris avec toute la compagnie le chemin de Paris. Une des couchées de la cour fut à Marienbourg, et les mousquetaires campèrent autour. J’avois lié une amitié intime avec le comte de Coetquen qui étoit dans la même compagnie. Il savoit infiniment et agréablement, et avoit beaucoup d’esprit et de douceur, qui rendoit son commerce très-aimable. Avec cela assez particulier et encore plus paresseux, extrêmement riche par sa mère, qui étoit une fille de Saint-Malo, et point de père. Ce soir-là de Marienbourg, il nous devoit donner à souper à plusieurs. J’allai de bonne heure à sa tente où je le trouvai sur son lit, d’où je le chassai en folâtrant, et me couchai dessus en sa place, en présence de plusieurs de nous autres et de quelques officiers. Coetquen en badinant prit son fusil qu’il comptoit déchargé, et me couche en joue. Mais la surprise fut grande lorsqu’on entendit le coup partir. Heureusement pour moi, j’étois, en ce moment, couché tout à plat. Trois balles passèrent à trois doigts par-dessus ma tête, et comme le fusil étoit en joue un peu en montant, ces mêmes balles passèrent sur la tête, mais fort près, à nos deux gouverneurs qui se promenoient derrière la tente. Coetquen se trouva mal du malheur qu’il avoit pensé causer ; nous eûmes toutes les peines du monde à le remettre, et il n’en put bien revenir de plusieurs jours. Je rapporte ceci pour une leçon qui doit apprendre à ne badiner jamais avec les armes.

Le pauvre garçon, pour achever de suite ce qui le regarde, ne survécut pas longtemps. Il entra bientôt dans le régiment du roi, et sur le point de l’aller joindre au printemps suivant, il me vint conter qu’il s’étoit fait dire sa bonne aventure par une femme nommée la du Perchoir, qui en faisoit secrètement métier à Paris ; qu’elle lui avoit dit qu’il seroit noyé et bientôt. Je le grondai d’une curiosité si dangereuse et si folle, et je me flattai de l’ignorance de ces sortes de personnes, et que celle-là en avoit jugé de la sorte sur la physionomie effectivement triste et sinistre de mon ami, qui étoit très-désagréablement laid. Il partit peu de jours après et trouva un autre homme de ce métier à Amiens, qui lui fit la même prédiction ; et, en marchant avec le régiment du roi pour joindre l’armée, il voulut abreuver son cheval dans l’Escaut et s’y noya, en présence de tout le régiment, sans avoir pu être secouru. J’y eus un extrême regret, et ce fut pour ses amis et pour sa famille une perte irréparable. Il n’avoit que deux sœurs, dont l’une épousa le fils aîné de M. de Montchevreuil et l’autre s’étoit faite religieuse au Calvaire.

Les mousquetaires m’ont entraîné trop loin ; avant de continuer, il faut rétrograder et n’oublier pas deux mariages faits à la cour au commencement de cette année, le premier prodigieux, le 18 février ; l’autre, un mois après.


  1. Il y avait deux compagnies de mousquetaires dans la maison du roi : les mousquetaires noirs et les mousquetaires gris, qui tiraient leur nom de la couleur de leurs chevaux.
  2. Les vidames étaient des seigneurs qui tenaient des terres d’un évêché, à condition de défendre le temporel de l’évêque et de commander ses troupes. Il y avait quatre principaux vidames dans l’ancienne France : ceux de Laon, d’Amiens, du Mans et de Chartres.
  3. Le titre de mestre de camp répondait à celui de colonel.
  4. Louis de France, fils de Louis XIV et de Marie-Thérèse, né le 1er novembre 1661, mort le 14 avril 1711. Il est toujours désigné dans les Mémoires de Saint-Simon, sous le nom de Monseigneur.
  5. Philippe de France, duc d’Orléans, second fils de Louis XIII et d’Anne d’Autriche ; il était né le 21 septembre 1640, et mourut le 9 juin 1701.
  6. Henri-Jules de Bourbon, prince de Condé, né le 9 juillet 1643, mort le 1er avril 1709. Il était fils du grand Condé. Le chef de la maison de Condé porte toujours, dans ces Mémoires, le nom de M. le Prince.
  7. Cellules des solitaires dans l’Orient, formant une sorte de village ; ce furent les premiers monastères.
  8. Vieux mot que l’on écrit ordinairement tire-laisse. Il exprimait le désappointement d’un homme frustré d’une chose qu’il croyait ne point devoir lui manquer.