Mémoires (Vidocq)/Chapitre 7

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Tenon (Tome Ip. 199-222).


CHAPITRE VII.


Départ de Douai. — Les condamnés se révoltent dans la forêt de Compiègne. — Séjour à Bicêtre. — Mœurs de prison. — La cour des Fous.


Excédé des mauvais traitements de toute espèce dont j’étais l’objet dans la prison de Douai, harassé par une surveillance redoublée depuis ma condamnation, je me gardai bien de former un appel qui eût pu m’y retenir encore plusieurs mois. Ce qui me confirma dans cette résolution, ce fut la nouvelle que les condamnés allaient être immédiatement dirigés sur Bicêtre, et réunis à la chaîne générale, partant pour le bagne de Brest. Il est inutile de dire que je comptais me sauver en route. Quant à l’appel on m’assurait que du bagne je pourrais présenter une demande en grâce, qui produirait le même effet. Nous restâmes cependant encore plusieurs mois à Douai, ce qui me fit regretter amèrement de ne m’être pas pourvu en cassation.

L’ordre de translation arriva enfin, et ce qu’on croira peut-être difficilement de la part d’hommes qui vont aux galères, il fut reçu avec enthousiasme, tant on était fatigué des vexations du concierge Marin. Notre nouvelle position n’était cependant rien moins que satisfaisante : l’huissier Hurtrel, qui nous accompagnait, je ne sais pourquoi, avait fait fabriquer des fers d’un nouveau modèle au moyen desquels nous avions chacun à la jambe un boulet de quinze livres, en même temps que nous étions attachés deux à deux par un large bracelet de fer. Du reste, la surveillance la plus active. Il devenait donc impossible de songer à rien tenter par adresse. Une attaque de vive force pouvait seule nous sauver ; j’en fis la proposition : mes compagnons, au nombre de quatorze, l’acceptèrent, et il fut convenu que le projet s’exécuterait à notre passage dans la forêt de Compiègne. Desfosseux était du voyage ; au moyen des scies qu’il portait toujours dans ses intestins, nos fers furent coupés en trois jours ; l’enduit d’un mastic particulier ne permettait pas aux gardiens d’apercevoir la trace des instruments.

On entre dans la forêt. À l’endroit indiqué, le signal se donne, les fers tombent, nous sautons des voitures, où nous étions entassés, pour gagner le fourré ; mais les cinq gendarmes et les huit dragons qui formaient l’escorte nous chargent sabre en main. Nous nous retranchons alors derrière des arbres, armés de ces pierres qu’on amasse pour ferrer les routes, et de quelques armes dont nous nous étions emparés, à la faveur du premier moment de confusion. Les militaires hésitent un instant, mais, bien armés, bien montés, ils ont bientôt pris leur parti : à leur première décharge, deux des nôtres tombent morts sur la place, cinq sont grièvement blessés, et les autres se jettent à genoux en demandant grâce. Il fallut alors nous rendre. Desfosseux, moi, et quelques autres qui tenaient encore, nous remontions sur les charrettes, lorsque Hurtrel, qui s’était tenu à une distance respectueuse de la bagarre, s’approcha d’un malheureux qui ne se pressait sans doute pas assez, et lui passa son sabre au travers du corps. Tant de lâcheté nous indigna : les condamnés qui n’avaient pas encore repris leurs places sur les voitures ressaisirent des pierres et, sans les dragons, Hurtrel était assommé ; ceux-ci nous crièrent que nous allions nous faire écraser, et la chose était tellement évidente, qu’il fallut mettre bas les armes, c’est-à-dire les pierres. Cet événement mit toutefois un terme aux vexations de Hurtrel, qui n’approchait plus de nous qu’en tremblant.

À Senlis, on nous déposa dans la prison de passage, une des plus affreuses que je connusse. Le concierge cumulant les fonctions de garde champêtre, la maison était dirigée par sa femme ; et quelle femme ! Comme nous étions signalés, elle nous fouilla dans les endroits les plus secrets, voulant s’assurer par elle-même que nous ne portions rien qui pût servir à une évasion. Nous étions cependant en train de sonder les murs, lorsque nous l’entendîmes crier d’une voix enrouée : Coquins, si je vais à vous avec mon nerf de bœuf, je vous apprendrai à faire de la musique. Nous nous le tînmes pour bien dit, et tout le monde resta coi. Le surlendemain, nous arrivâmes à Paris ; on nous fit longer les boulevards extérieurs, et à quatre heures après midi, nous étions en vue de Bicêtre.

Arrivés au bout de l’avenue qui donne sur la route de Fontainebleau, les voitures prirent à droite, et franchirent une grille au-dessus de laquelle je lus machinalement cette inscription : Hospice de la vieillesse. Dans la première cour se promenaient un grand nombre de vieillards vêtus de bure grise : c’étaient les bons pauvres. Ils se pressaient sur notre passage avec cette curiosité stupide que donne une vie monotone et purement animale, car il arrive souvent que l’homme du peuple admis dans un hospice, n’ayant plus à pourvoir à sa subsistance, renonce à l’exercice de ses facultés étroites, et finit par tomber dans un idiotisme complet. En entrant dans une seconde cour, où se trouve la chapelle, je remarquai que la plupart de mes compagnons se cachaient la figure avec leurs mains ou avec leurs mouchoirs. On croira peut-être qu’ils éprouvaient quelque sentiment de honte ; point : ils ne songeaient qu’à se laisser reconnaître le moins possible, afin de s’évader plus facilement si l’occasion s’en présentait.

« Nous voilà arrivés, me dit Desfosseux, qui était assis à côté de moi. Tu vois ce bâtiment carré… c’est la prison. » On nous fit en effet descendre devant une porte gardée à l’intérieur par un factionnaire. Entrés dans le greffe, nous fûmes seulement enregistrés ; on remit à prendre notre signalement au lendemain. Je m’aperçus cependant que le concierge nous regardait, Desfosseux et moi, avec une espèce de curiosité, et j’en conclus que nous avions été recommandés par l’huissier Hurtrel, qui nous devançait toujours d’un quart d’heure, depuis l’affaire de la forêt de Compiègne. Après avoir franchi plusieurs portes fort basses doublées en tôle, et le guichet des cabanons, nous fûmes introduits dans une grande cour carrée, où une soixantaine de détenus jouaient aux barres en poussant des cris qui faisaient retentir toute la maison. À notre aspect, tout s’interrompit, et l’on nous entoura, en paraissant examiner avec surprise les fers dont nous étions chargés. C’était, au surplus, entrer à Bicêtre par la belle porte, que de s’y présenter avec un pareil harnais, car on jugeait du mérite d’un prisonnier, c’est-à-dire de son audace et de son intelligence pour les évasions, d’après les précautions prises pour s’assurer de lui. Desfosseux, qui se trouvait là en pays de connaissance, n’eut donc pas de peine à nous présenter comme les sujets les plus distingués du département du Nord ; il fit de plus, en particulier, mon éloge, et je me trouvai entouré et fêté par tout ce qu’il y avait de célèbre dans la prison : les Beaumont, les Guillaume père, les Mauger, les Jossat, les Maltaise, les Cornu, les Blondy, les Trouflat, les Richard, l’un des complices de l’assassinat du courrier de Lyon, ne me quittaient plus. Dès qu’on nous eut débarrassés de nos fers de voyage, on m’entraîna à la cantine, et j’y faisais raison depuis deux heures à mille invitations, lorsqu’un grand homme en bonnet de police, qu’on me dit être l’inspecteur des salles, vint nous prendre et nous conduisit dans une grande pièce nommée le Fort-Mahon, où l’on nous revêtit de l’uniforme de la maison consistant en une casaque mi-partie grise et noire. L’inspecteur m’annonça en même temps que je serais brigadier, c’est-à-dire que je présiderais à la répartition des vivres entre mes commensaux ; j’eus en conséquence un assez bon lit, tandis que les autres couchèrent sur des lits de camp.

En quatre jours, je fus connu de tous les prisonniers ; mais quoiqu’on eût la plus haute opinion de mon courage, Beaumont, voulant me tâter, me chercha une querelle d’Allemand. Nous nous battîmes, et comme j’avais affaire à un adepte de cet exercice gymnastique qu’on nomme la savatte, je fus complètement vaincu. Je pris néanmoins ma revanche dans un cabanon, où Beaumont manquant d’espace pour déployer les ressources de son art, eut à son tour le dessous. Ma première mésaventure me donna cependant l’idée de me faire initier aux secrets de cet art, et le célèbre Jean Goupil, le Saint-Georges de la savatte, qui se trouvait avec nous à Bicêtre, me compta bientôt au nombre des élèves qui devaient lui faire le plus d’honneur.

La prison de Bicêtre est un vaste bâtiment quadrangulaire, renfermant diverses constructions, et plusieurs cours qui toutes ont un nom différent : il y a la grande cour, où se promènent les détenus, la cour des cuisines, la cour des chiens, la cour de correction, la cour des fers. Dans cette dernière se trouve le bâtiment neuf composé de cinq étages ; chaque étage forme quarante cabanons pouvant contenir quatre détenus. Sur la plate-forme qui tient lieu de toit, rôdait jour et nuit un chien nommé Dragon, qui passait pour être aussi vigilant qu’incorruptible ; des détenus parvinrent cependant plus tard à le suborner, au moyen d’un gigot rôti, qu’il eut la coupable faiblesse d’accepter : tant il est vrai qu’il n’est point de séductions plus puissantes que celles de la gloutonnerie, puisqu’elles agissent indifféremment sur tous les êtres organisés. Pour l’ambition, pour le jeu, pour la galanterie, il est des termes fixés par la nature, mais la gourmandise ne connaît pas d’âge, et si l’appétit oppose parfois sa force d’inertie, on en est quitte pour s’émanciper par une indigestion. Cependant, les amphitryons s’étant évadés, pendant que Dragon dégustait le gigot, il fut cassé et relégué dans la cour des chiens : là, mis à la chaîne, privé de l’air libre qu’il respirait sur la plate-forme, inconsolable de sa faute, il dépérit de jour en jour, et finit par succomber aux remords, victime d’un moment de gourmandise et d’erreur.

Près du bâtiment dont je viens de parler, s’élève le bâtiment vieux, à peu près disposé de la même manière, et sous lequel on a pratiqué les cachots de sûreté, où l’on renferme les turbulents et les condamnés à mort. C’est dans un de ces cachots qu’a vécu quarante-trois ans celui des complices de Cartouche qui l’avait trahi pour obtenir cette commutation ! Pour jouir un instant du soleil, il contrefit plusieurs fois le mort avec tant de perfection, que lorsqu’il eut rendu le dernier soupir, deux jours se passèrent sans qu’on lui retirât son collier de fer. Un troisième corps de bâtiment, dit de la Force, comprenait enfin diverses salles où l’on déposait les condamnés arrivant de la province, et destinés comme nous pour la chaîne.

À cette époque, la prison de Bicêtre, qui n’est forte que par l’extrême surveillance qu’on y exerce, pouvait contenir douze cents détenus, mais ils étaient entassés les uns sur les autres, et la conduite des guichetiers ne tendait nullement à adoucir ce que cette position avait de fâcheux : l’air renfrogné, la voix rauque, le propos brutal ; ils affectaient de bourrer les détenus, et ne se déridaient qu’à l’aspect d’un écu. Ils ne réprimaient, du reste, aucun vice, et pourvu qu’on ne cherchât pas à s’évader, on pouvait faire dans la prison tout ce que bon semblait, sans être dérangé ni inquiété. Tandis que des hommes condamnés pour ces attentats à la pudeur qu’on ne nomme pas, tenaient ouvertement école pratique de libertinage, les voleurs exerçaient leur industrie dans l’intérieur de la prison, sans qu’aucun employé s’avisât d’y trouver à redire.

Arrivait-il de la province quelque homme bien vêtu, qui, condamné pour une première faute, ne fût pas encore initié aux mœurs et aux usages des prisons, en un clin d’œil il était dépouillé de ses habits, que l’on vendait en sa présence au plus offrant et dernier enchérisseur. Avait-il des bijoux, de l’argent, on les confisquait également au profit de la société, et comme il eût été trop long de détacher les boucles d’oreilles, on les arrachait, sans que le patient osât se plaindre. Il était averti d’avance que s’il parlait, on le pendrait pendant la nuit aux barreaux des cabanons, sauf à dire ensuite qu’il s’était suicidé. Par précaution, un détenu, en se couchant, plaçait-il ses hardes sous sa tête, on attendait qu’il fût dans son premier sommeil ; alors on lui attachait au pied un pavé que l’on posait sur le bord du lit de camp ; au moindre mouvement le pavé tombait : éveillé par cette brusque secousse, le dormeur se mettait sur son séant, et avant qu’il se fût rendu compte de ce qu’il venait d’éprouver, son paquet, hissé au moyen d’une corde, parvenait, à travers les grilles, à l’étage supérieur. J’ai vu au cœur de l’hiver des pauvres diables, après avoir été dévalisés de la sorte, rester en chemise sur le préau jusqu’à ce qu’on leur eût jeté quelques haillons pour couvrir leur nudité. Tant qu’ils séjournaient à Bicêtre, en s’enterrant, pour ainsi dire, dans la paille, ils pouvaient encore défier la rigueur de la saison ; mais venait le départ de la chaîne, et alors, n’ayant d’autre vêtement que le sarrau et le pantalon de toile d’emballage, souvent ils succombaient au froid avant d’arriver à la première halte.

Il faut expliquer par des faits de ce genre la dépravation rapide d’hommes qu’il était facile de ramener à des sentiments honnêtes, mais qui, ne pouvant échapper au comble de la misère, que par le comble de la perversité, ont dû chercher un adoucissement à leur sort dans l’exagération réelle ou apparente de toutes les habitudes du crime. Dans la société, on redoute l’infamie ; dans une réunion de condamnés, il n’y a de honte qu’à ne pas être infâme. Les condamnés forment une nation à part : quiconque est amené parmi eux doit s’attendre à être traité en ennemi aussi longtemps qu’il ne parlera pas leur langage, qu’il ne se sera pas approprié leur façon de penser.

Les abus que je viens de signaler ne sont pas les seuls : il en existait de plus terribles encore. Un détenu était-il désigné comme un faux frère, ou comme un mouton, il était impitoyablement assommé sur place, sans qu’aucun guichetier intervînt pour le sauver. Les choses en vinrent à ce point, qu’on fut obligé d’assigner un local particulier aux individus qui, dans l’instruction de leur affaire, avaient fait quelques révélations qui pussent les compromettre, relativement à leurs complices. D’un autre côté, l’impudence des voleurs et l’immoralité des employés étaient portées si loin, qu’on préparait ouvertement dans la prison des tours de passe-passe et des escroqueries dont le dénouement avait lieu à l’extérieur. Je ne citerai qu’une de ces opérations, elle suffira pour donner la mesure de la crédulité des dupes et de l’audace des fripons. Ceux-ci se procuraient l’adresse de personnes riches habitant la province, ce qui était facile au moyen des condamnés qui en arrivaient à chaque instant : on leur écrivait alors des lettres, nommées en argot lettres de Jérusalem, et qui contenaient en substance ce qu’on va lire. Il est inutile de faire observer que les noms de lieux et de personnes changeaient en raison des circonstances.

« Monsieur,

» Vous serez sans doute étonné de recevoir cette lettre d’un inconnu qui vient réclamer de vous un service : mais dans la triste position où je me trouve, je suis perdu si les honnêtes gens ne viennent pas à mon secours, c’est vous dire que je m’adresse à vous, dont on m’a dit trop de bien pour que j’hésite un instant à vous confier toute mon affaire. Valet de chambre du marquis de…, j’émigrai avec lui. Pour ne pas éveiller les soupçons, nous voyagions à pied et je portais le bagage, y compris une cassette contenant seize mille francs en or et les diamants de feu madame la marquise. Nous étions sur le point de rejoindre l’armée de…, lorsque nous fûmes signalés et poursuivis par un détachement de volontaires. Monsieur le marquis, voyant qu’on nous serrait de près, me dit de jeter la cassette dans une mare assez profonde, près de laquelle nous nous trouvions, afin que sa présence ne nous trahît pas dans le cas où nous serions arrêtés. Je comptais revenir la chercher la nuit suivante ; mais les paysans, ameutés par le tocsin que le commandant du détachement faisait sonner contre nous, se mirent avec tant d’ardeur à battre le bois où nous étions cachés qu’il ne fallut plus songer qu’à fuir. Arrivés à l’étranger, monsieur le marquis reçut quelques avances du prince de…, mais ces ressources s’épuisèrent bientôt, et il songea à m’envoyer chercher la cassette restée dans la mare. J’étais d’autant plus sûr de la retrouver, que le lendemain du jour où je m’en étais dessaisi, nous avions dressé de mémoire le plan des localités, dans le cas où nous resterions longtemps sans pouvoir y revenir. Je partis, je rentrai en France, et j’arrivai sans accident jusqu’au village de…, voisin du bois où nous avions été poursuivis. Vous devez connaître parfaitement ce village, puisqu’il n’est guère qu’à trois quarts de lieue de votre résidence. Je me disposais à remplir ma mission, quand l’aubergiste chez lequel je logeais, jacobin enragé et acquéreur de biens nationaux, remarquant mon embarras quand il m’avait proposé de boire à la santé de la république, me fit arrêter comme suspect. Comme je n’avais point de papiers, et que j’avais le malheur de ressembler à un individu poursuivi pour arrestation de diligences, on me colporta de prison en prison pour me confronter avec mes prétendus complices. J’arrivai ainsi à Bicêtre, où je suis à l’infirmerie depuis deux mois.

» Dans cette cruelle position, me rappelant avoir entendu parler de vous par une parente de mon maître, qui avait du bien dans votre canton, je viens vous prier de me faire savoir si vous ne pourriez pas me rendre le service de lever la cassette en question, et de me faire passer une partie de l’argent qu’elle contient. Je pourrais ainsi subvenir à mes pressants besoins, et payer mon défenseur, qui me dicte la présente, et m’assure qu’avec quelques cadeaux, je me tirerais d’affaire.

» Recevez, Monsieur, etc.
» Signé N… »

Sur cent lettres de ce genre, vingt étaient toujours répondues. On cessera de s’en étonner si l’on considère qu’elles ne s’adressaient qu’à des hommes connus par leur attachement à l’ancien ordre de choses, et que rien ne raisonne moins que l’esprit de parti. On témoignait d’ailleurs au mandataire présumé cette confiance illimitée qui ne manque jamais son effet sur l’amour-propre ou sur l’intérêt ; le provincial répondait donc en annonçant qu’il consentait à se charger de retirer le dépôt. Nouvelle missive du prétendu valet de chambre, portant que, dénué de tout, il avait engagé à l’infirmier, pour une somme assez modique, la malle où se trouvait, dans un double fond, le plan dont il a déjà été question. L’argent arrivait alors, et l’on recevait jusqu’à des sommes de douze et quinze cents francs. Quelques individus, croyant faire preuve d’une grande sagacité, vinrent même du fond de leur province à Bicêtre, où on leur remit le plan destiné à les conduire dans ce bois mystérieux, qui, comme les forêts fantastiques des romans de chevalerie, devait fuir éternellement devant eux. Les Parisiens eux-mêmes donnèrent quelquefois dans le panneau ; et l’on peut se rappeler encore l’aventure de ce marchand de drap de la rue des Prouvaires, surpris minant une arche du Pont-Neuf, sous laquelle il croyait trouver les diamants de la duchesse de Bouillon.

On comprend, du reste, que de pareilles manœuvres ne pouvaient s’effectuer que du consentement, et avec la participation des employés, puisque eux-mêmes recevaient la correspondance des chercheurs de trésors. Mais le concierge pensait qu’indépendamment du bénéfice indirect qu’il en retirait, par l’accroissement de la dépense des prisonniers en comestibles et en spiritueux, ceux-ci, occupés de cette manière, en songeaient moins à s’évader. D’après le même principe, il tolérait la fabrication d’une foule d’ouvrages en paille, en bois, en os, et jusqu’à celle de fausses pièces de deux sous, dont Paris se trouva un instant inondé. Il y avait encore d’autres industries, mais celles-là s’exerçaient clandestinement : on fabriquait à huis clos de faux passeports à la plume, imités à faire illusion, des scies à couper les fers, et de faux tours en cheveux, qui servaient merveilleusement à s’évader du bagne, les forçats étant surtout reconnaissables à leur tête rasée. Ces divers objets se cachaient dans des étuis de fer-blanc, qu’on pouvait s’introduire dans les intestins.

Pour moi, toujours préoccupé de l’idée d’éviter le bagne et de gagner un port de mer, où je pourrais m’embarquer, je combinais nuit et jour les moyens de sortir de Bicêtre : j’imaginai enfin qu’en perçant le carreau du Fort-Mahon pour gagner les aqueducs pratiqués sous la maison, nous pourrions, au moyen d’une courte mine, arriver dans la cour des fous, d’où il ne devait pas être difficile de gagner l’extérieur. Ce projet fut exécuté en dix jours et autant de nuits. Pendant tout ce temps, les détenus dont on croyait devoir se méfier ne sortaient qu’accompagnés d’un homme sûr ; il fallut cependant attendre que la lune fût sur son déclin. Enfin, le 13 octobre 1797, à deux heures du matin, nous descendîmes dans l’aqueduc, au nombre de trente-quatre. Munis de plusieurs lanternes sourdes, nous eûmes bientôt ouvert le passage souterrain et pénétré dans la cour des fous. Il s’agissait de trouver une échelle, ou tout au moins quelque chose qui pût en tenir lieu, pour escalader les murs ; une perche assez longue nous tomba enfin sous la main, et nous allions tirer au doigt mouillé à qui monterait le premier, quand un bruit de chaînes troubla tout à coup le silence de la nuit.

Un chien sortit d’une niche placée dans un angle de la cour : nous restâmes immobiles, retenant jusqu’à notre haleine, car le moment était décisif… Après s’être étendu en bâillant, comme s’il n’eût voulu que changer de place, l’animal remit une patte dans sa niche, paraissant vouloir y rentrer ; nous nous croyions sauvés. Tout à coup il tourna la tête vers l’endroit où nous étions entassés, et fixa sur nous deux yeux qui semblaient des charbons ardents. Un grognement sourd fut alors suivi d’aboiements qui firent retentir toute la maison. Desfosseux voulait d’abord essayer de lui tordre le cou, mais l’indiscret était de taille à rendre l’issue de la lutte assez douteuse. Il nous parut plus prudent de nous blottir dans une grand pièce ouverte, qui servait au traitement des aliénés, mais le chien n’en continua pas moins son concerto et ses collègues s’étant mis de la partie, le vacarme devint tel, que l’inspecteur des salles, Giroux, vit qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire parmi ses pensionnaires. Connaissant son monde, il commença sa ronde par le Fort-Mahon, et faillit tomber à la renverse en ne trouvant plus personne. À ses cris, le concierge, les guichetiers, la garde, tout accourut. On eut bientôt découvert le chemin que nous avions pris, et l’on n’en prit pas d’autre pour arriver dans la cour des fous, où le chien, ayant été déchaîné, courut droit à nous. La garde entra alors dans la pièce où nous nous trouvions, la baïonnette croisée comme s’il se fût agi d’enlever une redoute ! on nous mit les menottes, prélude ordinaire de tout ce qui se fait d’un peu important en prison, puis nous rentrâmes, non pas au Fort-Mahon, mais au cachot, sans qu’on nous fît toutefois éprouver aucun mauvais traitement.

Cette tentative, la plus hardie dont la maison eût été depuis longtemps le théâtre, avait jeté une telle confusion parmi les surveillants, qu’on fut deux jours à s’apercevoir qu’il manquait un détenu du Fort-Mahon : c’était Desfosseux. Connaissant toute son adresse, je le croyais bien loin, quand, le troisième jour au matin, je le vis entrer dans mon cachot, pâle, défait, et tout sanglant. Lorsque la porte eut été refermée sur lui, il me raconta toute son aventure.

Au moment où la garde nous avait saisis, il s’était blotti dans une espèce de cuve servant probablement aux douches ou aux bains ; n’entendant plus de bruit, il était sorti de sa retraite, et la perche l’avait aidé à franchir plusieurs murs, mais il se trouvait toujours dans les cours des fous ; cependant le jour allait poindre, il entendait déjà aller et venir dans les bâtiments, car on n’est nulle part aussi matineux que dans les hospices. Il fallait se soustraire aux regards des employés, qui ne pouvaient tarder à circuler dans les cours ; le guichet d’une loge était entr’ouvert : il s’y glisse, et veut même, par excès de précaution, se fourrer dans un grand tas de paille ; mais quel est son étonnement d’y voir accroupi un homme nu, les cheveux en désordre, la barbe hérissée, l’œil hagard et sanglant. Le fou, car c’en est un, regarde Desfosseux d’un air farouche, puis il lui fait un signe rapide, et comme celui-ci reste immobile, il s’élance comme pour le déchirer. Quelques caresses semblent l’apaiser, il prend Desfosseux par la main, et le fait asseoir à ses côtés, en attirant toute la paille sous lui, par des mouvements brusques et saccadés comme ceux du singe. À huit heures du matin, un morceau de pain noir tombe par le guichet ; il le prend, l’examine quelque temps, et finit par le jeter dans le baquet aux excréments, d’où il le retire un instant après pour le dévorer. Dans la journée, on apporte du pain, mais comme le fou dormait, Desfosseux s’en empare et le dévore, au risque d’être dévoré par son terrible compagnon, qui peut trouver mauvais qu’on lui enlève sa pitance. À la brune, le fou s’éveille, et parle quelque temps avec une volubilité extraordinaire ; la nuit arrive, son exaltation augmente sensiblement, et il se met à faire des gambades et des contorsions hideuses, en secouant ses chaînes avec une espèce de plaisir.

Dans cette épouvantable position, Desfosseux attendait avec impatience que le fou fût endormi, pour sortir par le guichet ; vers minuit, ne l’entendant plus remuer, il s’avance, passe un bras, la tête…, on le saisit par une jambe ; c’est le fou, qui, d’un bras vigoureux, le rejette sur la paille, et se place devant le guichet où il reste jusqu’au jour, immobile comme une statue. La nuit suivante, nouvelle tentative, nouvel obstacle. Desfosseux, dont la tête commence à se détraquer, veut employer la force ; une lutte terrible s’engage, et Desfosseux, frappé de coups de chaîne, couvert de morsures et de contusions, est forcé d’appeler les gardiens. Ceux-ci, le prenant d’abord pour un de leurs administrés qui se serait fourvoyé, veulent aussi le mettre en loge, mais il parvient à se faire reconnaître, et obtient enfin la faveur d’être ramené avec nous.

Nous restâmes huit jours au cachot, après quoi je fus mis à la Chaussée, où je retrouvai une partie des détenus qui m’avaient si bien accueilli à mon arrivée. Ils faisaient grande chère, et ne se refusaient rien ; car, indépendamment de l’argent provenant des lettres de Jérusalem, ils en recevaient encore des femmes qu’ils avaient connues, et qui venaient les visiter fort assidument. Devenu, comme à Douai, l’objet de la surveillance la plus active, je n’en cherchais pas moins à m’évader encore, lorsque enfin arriva le jour du départ de la chaîne.