Mémoires (Saint-Simon)/Tome 12/1

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CHAPITRE PREMIER.


Chute de la princesse des Ursins. — Réflexions. — Comtesse douairière d’Altamire camarera-mayor, et le prince de Cellamare grand écuyer de la reine. — Cardinal del Giudice rappelé. — Macañas et Orry chassés d’Espagne. — Pompadour remercié, et le duc de Saint-Aignan ambassadeur en Espagne. — Tolède donné à un simple curé. — Mort de la duchesse d’Aveiro et du marquis de Mancera. — Succès de la reine près du roi d’Espagne. — Sa préférence pour les Italiens. — Mort de la comtesse de Roye à Londres ; sa famille. — Mariage du comte de Poitiers avec Mlle de Malause. — Mariage d’Ancezune avec une fille de Torcy. — Les Caderousse. — Mariage du fils d’O avec une fille de Lassai, et d’Arpajon avec la fille de Montargis. — Statue avortée du maréchal de Montrevel. — Ambassadeur de Perse, plus que douteux, à Paris. — Son entrée ; sa première audience ; sa conduite. — Magnificences étalées devant lui. — Citation à Malte sans effet comme sans cause effective. — Le grand prieur y va sans avoir pu voir le roi. — Cent mille livres à Bonrepos. — La Chapelle, un des premiers commis de la marine, tout à Pontchartrain, et sa femme chassés par la jalousie et les artifices de Pontchartrain. — Électeur de Bavière visite à Blois la reine de Pologne, sa belle-mère ; fait à Compiègne la noce de sa maîtresse avec le comte d’Albert ; prend congé du roi à Versailles en particulier, et s’en va dans ses États.


On a vu que la princesse des Ursins s’étoit enfin perdue avec le roi et Mme de Maintenon. Le roi ne lui avoit pu pardonner l’audace de sa souveraineté, l’obstacle que son opiniâtreté, voilée de celle qu’elle inspiroit au roi d’Espagne, avoit mis si longtemps à sa paix, malgré tout ce que le roi avoit pu faire, et qui ne vint à bout de faire abandonner cette folie, qu’aucun des alliés n’avoit voulu écouter, qu’en lui déclarant enfin qu’il l’abandonneroit à ses propres forces. Le roi avoit vivement senti la frayeur que le roi d’Espagne ne l’épousât, et ensuite l’autorité sans voile et sans bornes qu’elle avoit prise sur le roi d’Espagne, dans la solitaire captivité où elle le retenoit au palais de Medina-Celi. Enfin le roi se sentit piqué jusqu’au fond de l’âme du mariage de Parme, négocié et conclu sans lui en avoir donné la moindre participation. Roi partout, et dans sa famille plus que partout ailleurs, s’il étoit possible, il n’étoit pas accoutumé à voir marier ses enfants en étranger. Le choix en soi ne lui pouvoit plaire, et la manière y ajouta tout. Mme de Maintenon qui, comme on l’a vu, n’avoit jamais soutenu et porté Mme des Ursins au point d’autorité et de puissance où elle étoit parvenue que pour régner par elle en Espagne, ce qu’elle ne pouvoit espérer par les ministres, sentit vivement l’affranchissement de son joug, par l’indépendance entière dont elle gouverna depuis la mort de la reine, et l’abus qu’elle faisoit avec si peu de ménagement de toute la confiance du roi d’Espagne. Elle fut encore plus sensible que le roi à la frayeur de la voir reine d’Espagne, elle qui avoit manqué par deux fois sa déclaration de reine de France, si positivement promise. Enfin la souveraineté, qui la laissoit si loin derrière Mme des Ursins, l’avoit rendue son ennemie ; et le mariage de Parme, fait à l’entier insu du roi et d’elle, ne lui laissoit plus d’espérance d’influer sur l’Espagne par la princesse des Ursins. La perte de celle-ci fut donc conclue entre le roi et Mme de Maintenon, mais d’une manière si secrète, devant et depuis, que je n’ai connu personne qui ait pénétré de qui ils se servirent, ni ce qu’ils firent pour l’exécuter. Il est de la bonne foi d’avouer ses ténèbres, et de ne donner pas des fictions et des inventions à la place de ce qu’on ignore. Il faut raconter l’événement avec exactitude, et ne donner après ses courtes réflexions que pour ce qu’elles peuvent valoir.

La reine d’Espagne s’avançoit vers Madrid avec ce qui avoit été la recevoir aux frontières d’équipage, de maison et de gardes du roi d’Espagne. Albéroni étoit à sa suite depuis Parme, et le duc de Saint-Aignan depuis le lieu où il l’avoit jointe en France. La princesse des Ursins avoit pris auprès d’elle la charge de camarera-mayor, comme elle l’avoit auprès de la feue reine, et avoit nommé toute sa maison, qu’elle avoit remplie de ses créatures, hommes et femmes. Elle n’avoit eu garde de quitter le roi de loin ; ainsi elle le suivit à Guadalaxara, petite ville appartenant au duc de l’Infantado, qui y a fait un panthéon aux cordeliers beaucoup plus petit que celui de l’Escurial, sur le même modèle, et qui, pour la richesse et l’art, ne lui cède guère en beauté. J’aurai lieu d’en parler ailleurs. Guadalaxara est sur le chemin de Madrid à Burgos, par conséquent de France, à peu près de distance de Madrid quelque chose de plus que de Paris à Fontainebleau. Le palais qu’y ont les ducs de l’Infantado est vaste, beau, bien meublé, et en est habité quelquefois. Ce fut jusque-là que le roi d’Espagne voulut s’avancer, et dans la chapelle de ce palais qu’il résolut de célébrer son mariage, quoiqu’il l’eût été, comme on l’a vu, à Parme par procureur. Le voyage fut ajusté des deux côtés de façon que le roi n’arrivât à Guadalaxara que la surveille de la reine.

Il fit ce petit voyage accompagné de ceux que la princesse des Ursins avoit mis auprès de lui, pour lui tenir toujours compagnie et n’en laisser approcher qui que ce soit. Elle suivoit dans son carrosse pour arriver en même temps ; et dès en arrivant, le roi s’enfermoit seul avec elle et ne voyoit plus personne jusqu’à son coucher. Les retardements des chemins et de la saison avoient conduit à Noël. Ce fut le 22 décembre que le roi d’Espagne arriva à Guadalaxara. Le lendemain 23, surveille de Noël, la princesse des Ursins partit avec une très légère suite pour aller à sept lieues plus loin à une petite villette nommée Quadraqué, où la reine devoit coucher ce même soir. Mme des Ursins comptoit aller jouir de toute la reconnoissance de la grandeur inespérable qu’elle lui procuroit, passer la soirée avec elle, et l’accompagner le lendemain dans son carrosse à Guadalaxara. Elle trouva à Quadraqué la reine arrivée ; elle mit pied à terre en un logis qu’on lui avoit préparé vis-à-vis et tout près de celui de la reine. Elle étoit venue en grand habit de cour et parée. Elle ne fit que se rajuster un peu, et s’en alla chez la reine. La froideur et la sécheresse de sa réception la surprit d’abord extrêmement ; elle l’attribua d’abord à l’embarras de la reine, et tâcha de réchauffer cette glace. Le monde cependant s’écoula par respect pour les laisser seules.

Alors la conversation commença. La reine ne la laissa pas continuer, se mit incontinent sur les reproches qu’elle lui manquoit de respect par l’habillement avec lequel elle paraissoit devant elle, et par ses manières. Mme des Ursins, dont l’habit étoit régulier, et qui, par ses manières respectueuses et ses discours propres à ramener la reine, se croyoit bien éloignée de mériter cette sortie de sa part, fut étrangement surprise et voulut s’excuser ; mais voilà tout aussitôt la reine aux paroles offensantes, à s’écrier, à appeler, à demander des officiers des gardes, et à commander avec injure à Mme des Ursins de sortir de sa présence. Elle voulut parler et se défendre des reproches qu’elle recevoit, la reine, redoublant de furie et de menaces, se mit à crier qu’on fît sortir cette folle de sa présence et de son logis, et l’en fit mettre dehors par les épaules. À l’instant elle appelle Amenzaga, lieutenant des gardes du corps, qui commandoit le détachement qui étoit auprès d’elle, et en même temps, l’écuyer qui commandoit ses équipages ; ordonne au premier d’arrêter Mme des Ursins et de ne la point quitter qu’il ne l’eût mise dans un carrosse avec deux officiers des gardes sûrs et une quinzaine de gardes autour du carrosse ; au deuxième, de faire sur-le-champ venir un carrosse à six chevaux et deux ou trois valets de pied, de faire partir sur l’heure la princesse des Ursins vers Burgos et Bayonne, et de ne se point arrêter. Amenzaga voulut représenter à la reine qu’il n’y avoit que le roi d’Espagne qui eût le pouvoir qu’elle vouloit prendre ; elle lui demanda fièrement s’il n’avoit pas un ordre du roi d’Espagne de lui obéir en tout, sans réserve et sans représentation. Il étoit vrai qu’il l’avoit, et qui que ce fût n’en savoit rien.

Mme des Ursins fut donc arrêtée à l’instant et mise en carrosse avec une de ses femmes de chambre, sans avoir eu le temps de changer d’habit ni de coiffure, de prendre aucune précaution contre le froid, d’emporter ni argent ni aucune autre chose, ni elle ni sa femme de chambre, et sans aucune sorte de nourriture dans son carrosse, ni chemise, ni quoi que ce soit pour changer ou se coucher. Elle fut donc embarquée ainsi avec les deux officiers des gardes, qui se trouvèrent prêts dans le moment ainsi que le carrosse, elle en grand habit et parée comme elle étoit sortie de chez la reine. Dans ce très court tumulte elle voulut envoyer à la reine, qui s’emporta de nouveau de ce qu’elle n’avoit pas encore obéi, et la fit partir à l’instant. Il étoit lors près de sept heures du soir, la surveille de Noël, la terre toute couverte de glace et de neige, et le froid extrême et fort vif et piquant, comme il est toujours en Espagne. Dès que la reine sut la princesse des Ursins hors de Quadraqué, elle écrivit au roi d’Espagne par un officier des gardes qu’elle dépêcha à Guadalaxara. La nuit étoit si obscure qu’on ne voyoit qu’à la faveur de la neige.

Il n’est pas aisé de se représenter l’état de Mme des Ursins dans ce carrosse. L’excès de l’étonnement et de l’étourdissement prévalut d’abord, et suspendit tout autre sentiment : mais bientôt la douleur, le dépit, la rage et le désespoir se firent place. Succédèrent à leur tour les tristes et profondes réflexions sur une démarche aussi violente et aussi inouïe, d’ailleurs si peu fondée en cause, en raisons, en prétextes même les plus légers, enfin en autorité, et sur l’impression qu’elle alloit faire à Guadalaxara ; et de là les espérances en la surprise du roi d’Espagne, en sa colère, en son amitié et sa confiance pour elle, en ce groupe de serviteurs si attachés à elle dont elle l’avoit environné, qui se trouveroient si intéressés à exciter le roi en sa faveur. La longue nuit d’hiver se passa ainsi tout entière, avec un froid terrible, rien pour s’en garantir, et tel que le cocher en perdit une main. La matinée s’avança ; nécessité fut de s’arrêter pour faire repaître les chevaux ; mais pour les hommes il n’y a quoi que ce soit dans les hôtelleries d’Espagne, où on vous indique seulement où se vend chaque chose dont on a besoin. La viande est ordinairement vivante ; le vin épais, plat et violent ; le pain se colle à la muraille ; l’eau souvent ne vaut rien ; de lits, il n’y en a que pour les muletiers, en sorte qu’il faut tout porter avec soi ; et Mme des Ursins ni ce qui étoit avec elle n’avoient chose quelconque. Les œufs, où elle en put trouver, fut leur unique ressource, et encore à la coque, frais ou non, pendant toute la route.

Jusqu’à cette repue des chevaux, le silence avoit été profond et non interrompu. Là il se rompit. Pendant toute cette longue nuit, la princesse des Ursins avoit eu le loisir de penser aux propos qu’elle tiendroit, et à composer son visage. Elle parla de son extrême surprise, et de ce peu qui s’étoit passé entre la reine et elle. Réciproquement les deux officiers des gardes, accoutumés comme toute l’Espagne à la craindre et à la respecter plus que leur roi, lui répondirent ce qu’ils purent du fond de cet abîme d’étonnement dont ils n’étoient pas encore revenus. Bientôt il fallut atteler et partir. Bientôt aussi la princesse des Ursins trouva que le secours qu’elle espéroit du roi d’Espagne tardoit bien à lui arriver. Ni repos, ni vivres, ni de quoi se déshabiller jusqu’à Saint-Jean de Luz. À mesure qu’elle s’éloignoit, que le temps couloit, qu’il ne lui venoit point de nouvelle, elle comprit qu’elle n’avoit plus d’espérances à former. On peut juger quelle rage succéda dans une femme aussi ambitieuse, aussi accoutumée à régner publiquement, aussi rapidement et indignement précipitée du faîte de la toute puissance par la main qu’elle avoit elle-même choisie pour être le plus solide appui de la continuation et de la durée de toute sa grandeur. La reine n’avoit point répondu aux deux dernières lettres que Mme des Ursins lui avoit écrites ; cette négligence affectée lui avoit dû être de mauvais augure, mais qui auroit pu imaginer un traitement aussi étrange et aussi inouï ?

Ses neveux, Lanti et Chalois, qui eurent permission de l’aller joindre, achevèrent de l’accabler. Elle fut fidèle à elle-même. Il ne lui échappa ni larmes, ni regrets, ni reproches, ni la plus légère faiblesse ; pas une plainte, même du froid excessif, du dénûment entier de toutes sortes de besoins, des fatigues extrêmes d’un pareil voyage. Les deux officiers qui la gardoient à vue n’en sortoient point d’admiration. Enfin elle trouva la fin de ses maux corporels et de sa garde à vue à Saint-Jean de Luz, où elle arriva le 14 janvier, et où elle trouva enfin un lit, et d’emprunt de quoi se déshabiller, et se coucher, et manger. Là elle recouvra sa liberté. Les gardes, leurs officiers et le carrosse qui l’avoit amenée s’en retournèrent ; elle demeura avec sa femme de chambre et ses neveux. Elle eut loisir de penser à ce qu’elle pouvoit attendre de Versailles. Malgré la folie de sa souveraineté si longuement poussée, et sa hardiesse d’avoir fait le mariage du roi d’Espagne sans la participation du roi, elle se flatta de trouver encore des ressources dans une cour qu’elle avoit si longuement domptée. Ce fut de Saint-Jean de Luz qu’elle dépêcha un courrier chargé de lettres pour le roi, pour Mme de Maintenon, pour ses amis. Elle y rendit brièvement compte du coup de foudre qu’elle venoit d’essuyer, et demandoit la permission de venir à la cour pour y rendre compte plus en détail. Elle attendit le retour de son courrier en ce premier lieu de liberté et de repos, qui par lui-même est fort agréable. Mais ce premier courrier parti, elle le fit suivre par Lanti chargé de lettres écrites moins à la hâte et d’instructions, qui vit le roi dans son cabinet à Versailles le dernier janvier, avec lequel il ne demeura que quelques moments. On sut par lui que, dès que Mme des Ursins eut dépêché son premier courrier, elle avoit envoyé à Bayonne faire des compliments à la reine douairière d’Espagne, qui ne voulut pas les recevoir. Que de cruelles mortifications à la chute du trône ! Revenons maintenant à Guadalaxara.

L’officier des gardes que la reine y dépêcha avec une lettre pour le roi d’Espagne, dès que la princesse des Ursins fut hors de Quadraqué, trouva le roi qui s’alloit bientôt coucher. Il parut ému, fit une courte réponse à la reine, et ne donna aucun ordre. L’officier repartit sur-le-champ. Le singulier est que le secret fut si bien gardé qu’il ne transpira que le lendemain sur les dix heures du matin. On peut penser quelle émotion saisit toute la cour, et les divers mouvements de tout ce qui se trouva à Guadalaxara. Personne toutefois n’osa parler au roi, et on étoit en grande attente de ce que contenoit sa réponse à la reine. La matinée achevant de s’écouler sans qu’on ouït parler de rien, on commença à se persuader que c’en étoit fait de Mme des Ursins pour l’Espagne. Chalois et Lanti se hasardèrent de demander au roi la permission de l’aller trouver, et de l’accompagner dans l’abandon où elle étoit ; non seulement il le leur permit, mais il les chargea d’une lettre de simple honnêteté par laquelle il lui manda qu’il étoit bien fâché de ce qui s’étoit passé, qu’il n’avoit pu opposer son autorité a la volonté de la reine, qu’il lui conservoit ses pensions et qu’il auroit soin de les lui faire payer. Il tint parole, et tant qu’elle a vécu depuis elle les a très exactement touchées.

La reine arriva l’après-midi de la veille de Noël, à l’heure marquée, à Guadalaxara, comme s’il ne se fût rien passé. Le roi de même la reçut à l’escalier, lui donna la main, et tout de suite la mena à la chapelle, où le mariage fut aussitôt célébré de nouveau, car en Espagne la coutume est de marier l’après-dînée ; de là dans sa chambre, où sur-le-champ ils se mirent au lit, avant six heures du soir pour se lever pour la messe de minuit. Ce qui se passa entre eux sur l’événement de la veille fut entièrement ignoré. Il n’y en eut pas plus d’éclaircissements dans la suite. Le lendemain, jour de Noël, le roi déclara qu’il n’y auroit aucun changement dans la maison de la reine, toute composée par Mme des Ursins, ce qui remit un peu le calme dans les esprits. Le lendemain de Noël, le roi et la reine seuls ensemble dans un carrosse, et suivis de toute la cour, prirent le chemin de Madrid, où il ne fut pas plus question de la princesse des Ursins que si jamais le roi d’Espagne ne l’eût connue. Le roi son grand-père ne marqua pas la plus légère surprise à la nouvelle que lui en apporta un courrier que le duc de Saint-Aignan lui dépêcha de Quadraqué même, dont toute la cour fut remplie d’émotion et d’effroi, après l’y avoir vue si triomphante.

Rassemblons maintenant quelques traits qui aideront à percer ces ténèbres : ce mot échappé du roi à Torcy, qu’il ne put entendre, qu’il rendit à Castries, son ami, et chevalier d’honneur de Mme la duchesse d’Orléans, par qui nous le sûmes, et que dans son mystère je jugeai qu’il s’agissoit de la princesse des Ursins et d’une disgrâce ; une querelle d’Allemand, sans raison apparente, sans cause, sans prétexte, faite au premier instant du tête-à-tête par la reine à la princesse des Ursins, et subitement poussée au delà des dernières extrémités. Peut-on penser qu’une fille de Parme, élevée dans un grenier par une mère impérieuse, eût osé prendre d’elle-même une hardiesse de cette nature, inouïe à l’égard d’une personne de cette considération à tous égards, dans la confiance entière du roi d’Espagne et régnant à découvert, à six lieues du roi d’Espagne, qu’elle n’avoit pas encore vu ? La chose s’éclaircit par l’ordre si fort inusité et si secret qu’Amenzaga avoit du roi d’Espagne d’obéir en tout à la reine sans réserve et sans réplique, et qu’on ne sut qu’à l’instant de l’ordre qu’elle lui donna de l’arrêter et de la faire partir.

[Remarquons enfin] la tranquillité avec laquelle le roi et le roi d’Espagne, chacun de son côté, reçurent le premier avis de cet événement, et l’inaction du roi d’Espagne, la froideur de sa lettre à Mme des Ursins, et sa parfaite incurie de ce qu’une personne, si chérie encore la veille, pouvoit devenir jour et nuit par des chemins pleins de glace et de neige, dénuée de tout sans exception. Il faut se souvenir que l’autre fois que le roi fit chasser la princesse des Ursins, pour l’ouverture de la lettre de l’abbé d’Estrées au roi, et [pour] la note qu’elle avoit remise dessus, on n’osa hasarder l’exécution en présence du roi d’Espagne. Le roi voulut exprès qu’il partît pour la frontière du Portugal, et que de là il signât l’ordre qui fut porté à la princesse des Ursins de partir et de se retirer en Italie. Ce second tome ressemble fort en cela au premier. Ajoutons, ce que j’ai su du maréchal de Brancas, que, longtemps après cette dernière disgrâce, Albéroni, alors petit compagnon, et qui suivit la reine de Parme à Madrid, avoit conté qu’étant pendant ce voyage seul un soir avec elle, elle lui parut agitée, se promenant à grands pas dans la chambre, prononçant de fois à autre des mots entrecoupés, puis s’échauffant, il entendit le nom de Mme des Ursins lui échapper, et tout de suite : « Je la chasserai d’abord. » Il s’écria à la reine et voulut lui représenter le danger, la folie, l’inutilité de l’entreprise, dont il étoit tout hors de lui. « Taisez-vous sur toutes choses, » lui dit la reine, « et que ce que vous avez entendu ne vous échappe jamais. Ne me parlez point, je sais bien ce que je fais. » Tout cela ensemble jette une grande lumière sur une catastrophe également étonnante en la chose et en la manière, et fait bien voir le roi auteur, le roi d’Espagne consentant et contribuant par l’ordre si extraordinaire donné à Amenzaga, et la reine actrice et chargée de l’exécution, en quelque sorte que ce fût, par les deux rois. La suite en France confirmera cette opinion.

La chute de la princesse des Ursins fit de grands changements en Espagne. La comtesse d’Altamire fut nommée en sa place camarera-mayor. C’étoit une des plus grandes dames d’Espagne. Elle étoit d’elle duchesse héritière de Cardone. Son mari étoit mort il y avoit quelques années, ayant passé par les plus grands emplois et par l’ambassade de Rome. J’aurai lieu de parler d’elle ailleurs, de ses enfants, de leurs alliances. Cellamare, neveu du cardinal del Giudice, fut nommé son grand écuyer ; et le cardinal del Giudice ne tarda pas à retourner à Madrid, et en considération. Par une suite naturelle, Macañas fut disgracié ; lui et Orry eurent ordre de sortir d’Espagne, ce dernier sans voir le roi, avec la malédiction publique. Il fut très mal reçu ici ; mais ses provisions étoient bien faites. Macañas emporta les regrets de tout le monde, ceux du roi même, qui lui continua ses pensions et sa confiance, et s’en servit au dehors en plusieurs choses et affaires secrètes. Pompadour, qui n’avoit été nommé ambassadeur en Espagne que pour amuser Mme des Ursins, fut remercié ; et le duc de Saint-Aignan revêtu de ce caractère, comme il pensoit à s’en revenir après avoir conduit la reine à Madrid.

Cette princesse n’oublia rien pour plaire au roi son mari, et y réussit au delà de ses espérances. Elle aimoit fort les Italiens, et les avança toujours tant qu’elle put, quels qu’ils fussent, au préjudice de tous autres, dont les Espagnols et les Flamands furent fort jaloux. Ce crayon léger suffira pour le présent. Le roi d’Espagne fit en ce temps-ci une action qui fut extrêmement applaudie. Un simple curé s’étoit tellement accrédité par sa vie et sa conduite, qu’il se trouva en état de rendre des services très considérables dans les temps les plus calamiteux. Il fit fournir la nourriture à la cavalerie et aux troupes par le pays, et beaucoup de soldats. Il procura aussi des dons en argent, et sans s’être jamais montré ni approché de la cour, ni [avoir] changé rien en la simplicité de sa vie. Tolède vaquoit depuis assez longtemps ; c’étoit l’objet des plus ardents désirs du cardinal del Giudice, et des manèges du duc de Giovenazzo, son frère, qui étoit conseiller d’État. Le curé fut choisi ; et quand sa nomination fut partie pour Rome, le cardinal del Giudice eut permission de revenir à la cour. La duchesse d’Aveiro mourut en même temps à Madrid ; elle étoit mère du duc d’Arcos et du duc de Baños ; elle avoit figuré toute sa vie. On en a suffisamment parlé ailleurs, ainsi que du marquis de Mancera, qui, à cent sept ans, mourut aussi en même temps, et l’un et l’autre à Madrid. On a si souvent parlé de cet illustre vieillard qu’on n’y ajoutera rien davantage.

La comtesse de Roye mourut fort âgée en Angleterre. Elle y avoit perdu son mari depuis quelques années, et elle y laissa deux filles : l’une veuve sans enfants du comte de Strafford ; -l’autre, fille et un fils non marié. Elle étoit sœur de MM. les maréchaux-ducs de Duras et de Lorges. On a vu ailleurs comment la révocation de l’édit de Nantes fit retirer le comte et la comtesse de Roye en Danemark, les grands établissements qu’ils y eurent, la ridicule aventure qui les leur fit quitter pour passer en Angleterre, où ils n’en trouvèrent aucun. Elle étoit très opiniâtre huguenote, et avoit empêché la conversion de son mari. Mme de Pontchartrain, le comte de Roucy-Blansac, le chevalier de Roye et le marquis de Roye étoient aussi ses enfants, demeurés en France.

Une autre sœur de ces deux maréchaux et de la comtesse de Roye avoit épousé M. de Malause, des bâtards de Bourbon. Le calvinisme et le peu de dot avoient fait ce mariage. Il en avoit eu un fils qui laissa plusieurs enfants, entre autres une fille élevée à Paris à la Ville-l’Évêque. Nous avions tous grande envie de la marier ; M. et Mme de Lauzun en prirent assez de soin. Sa mère étoit morte ; et la veuve de son père étoit fort extraordinaire, et ne sortoit point de ses terres de Languedoc. Nous sûmes que le comte de Poitiers étoit arrivé à Paris pour faire ses exercices. Il étoit de la branche de Saint-Vallier, de cette grande et illustre maison, et il étoit le seul mâle de cet ancien nom. Son père et sa mère étoient morts ; il avoit dix-huit ou dix-neuf ans, et de grandes terres en Franche-Comté. Il désiroit une alliance, un appui, et les moyens d’avoir des emplois de guerre et de cheminer ; il trouva ce qu’il désiroit dans la plus proche parenté de Mlle de Malause ; et nous un grand seigneur dont le nom étoit pour aller à tout, les biens pour le soutenir grandement, et le personnel à souhait. Il n’y eut donc pas grande difficulté en ce mariage, qui se fit à l’hôtel de Lauzun.

Torcy maria une de ses filles à d’Ancezune, fils de Caderousse et de Mlle d’Oraison, et petit-fils du vieux Caderousse ; leur nom est Cadart, leur bien au comtat d’Avignon. Le vieux Caderousse s’étoit ruiné à ne rien faire, son fils et sa belle-fille avoient achevé à jouer. La paresse du fils l’avoit enterré de bonne heure. Son père avoit fait l’esprit et l’important, puis le dévot. Il avoit primé où il avoit pu, fort à l’hôtel de Bouillon, et avoit fort été autrefois dans les bonnes compagnies. Il y avoit encore à glaner en mettant quelque ordre à leurs biens. Ils vouloient pousser d’Ancezune, et se trouvoient sans crédit ; Torcy vouloit donner peu à sa fille, et le mariage se fit. Par l’événement, d’Ancezune se trouva aussi obscur et aussi paresseux que son père, impuissant de plus, et quitta bientôt le service sans avoir presque servi ni paru à la cour. Il se jeta à Sceaux, où il fut un des inutiles tenants de Mme du Maine aussi bien que son père. Ils avoient pourtant tous de l’esprit et fort orné, mais la paresse les écrasa. Le fils avoit fait une campagne aide de camp du maréchal de Boufflers. Excédé de cette vie, on le vint éveiller un matin à cinq heures, et lui dire que le maréchal étoit déjà à cheval : « Comment, dit-il, à cheval, et je n’y suis pas ! tire mon rideau, je ne suis pas digne de voir le jour ; » et se rendormit de plus belle. Le père étoit duc du pape, ce qui est moins que rien, nul rang ni distinction à Rome, ni nulle autre part qu’à Avignon, où ils ont quelques distinctions chez le vice-légat, ce à quoi elles se bornent toutes. Mme de Torcy ne voulut jamais faire casser le mariage pour impuissance, car cela lui fut proposé. Mme d’Ancezune, fort laide et avec beaucoup d’esprit, de grâces, d’intrigue, de manège, d’agaceries, eut un moment le don de plaire. Elle crut après devoir se jeter dans la plus haute dévotion ; l’ennui l’en tira bientôt, et le goût de l’intrigue la fit frapper à bien des portes. Son père enfin l’arrêta, et sa santé après eut de quoi l’occuper, sans changer son goût ni ses grâces.

Lassai avoit une fille de la bâtarde de M. le Prince qu’il avoit épousée, et dont la tête étoit fort égarée. Il la maria au fils d’O ; c’étoit la faim et la soif. Mme la Princesse fit leur noce chez elle.

Le marquis d’Arpajon, lieutenant général et chevalier de la Toison d’or, épousa en même temps une fille de Montargis, garde du trésor royal, extrêmement riche, dont la mère étoit fille de Mansart.

Le maréchal de Montrevel, bas et misérable courtisan, avoit imaginé d’imiter le feu maréchal-duc de La Feuillade, et de donner à Bordeaux le vieux réchauffé de sa statue et de sa place des Victoires. Il vivoit d’industrie, toujours aux dépens d’autrui, comme il avoit fait toute sa vie. Il voulut donc engager la ville de Bordeaux à toute la dépense de la fonte de la statue, de son érection et de la place qu’il destinoit pour elle. La ville n’osa refuser tout à tait, mais s’y prêta mal volontiers. Montrevel, qui en avoit déjà fait sa cour au roi, se flatta de l’appui de son autorité, mais il trouva Desmarets en son chemin, à qui les négociants et le commerce de Bordeaux fuient plus chers que cette folie violente. Elle avorta ainsi, et Montrevel retourna à Bordeaux plein de dépit et chargé de confusion.

Un ambassadeur de Perse étoit arrivé à Charenton, défrayé depuis son débarquement : le roi s’en fit une grande fête, et Pontchartrain lui en fit fort sa cour. Il fut accusé d’avoir créé cette ambassade, en laquelle en effet il ne parut rien de réel, et que toutes les manières de l’ambassadeur démentirent, ainsi que sa misérable suite et la pauvreté des présents qu’il apporta. Nulle instruction ni pouvoir du roi de Perse, ni d’aucun de ses ministres. C’étoit une espèce d’intendant de province, que le gouverneur chargea de quelques affaires particulières de négoce, que Pontchartrain travestit en ambassadeur, et dont le roi presque seul demeura la dupe. Il fit son entrée le jeudi 7 février à Paris, à cheval, entre le maréchal de Matignon et le baron de Breteuil, introducteur des ambassadeurs, avec lequel il eut souvent des grossièretés de bas marchand ; et tant de folles disputes sur le cérémonial avec le maréchal de Matignon, que, dès qu’il l’eut remis à l’hôtel des ambassadeurs extraordinaires, il le laissa là sans l’accompagner dans sa chambre, comme c’est la règle, et s’en alla faire ses plaintes au roi, qui l’approuva en tout, et trouva l’ambassadeur très malappris. Sa suite fut pitoyable. Torcy le fut voir aussitôt. Il s’excusa à lui sur la lune d’alors, qu’il prétendoit lui être contraire, de toutes les impertinences qu’il avoit faites ; et obtint par la même raison de différer sa première audience, contre la règle qui la fixe au surlendemain de l’entrée.

Dans ce même temps, Dippy mourut, qui étoit interprète du roi pour les langues orientales. Il fallut faire venir un curé d’auprès d’Amboise, qui avoit passé plusieurs années en Perse, pour remplacer cet interprète. Il s’en acquitta très bien, et en fut mal récompensé. Le hasard me le fit fort connoître et entretenir. C’étoit un homme de bien, sage, sensé, qui connoissoit fort les mœurs et le gouvernement de Perse, ainsi que la langue, et qui, par tout ce qu’il vit et connut de cet ambassadeur, auprès duquel il demeura toujours tant qu’il fut à Paris, jugea toujours que l’ambassade étoit supposée, et l’ambassadeur un marchand de fort peu de chose, fort embarrassé à soutenir son personnage, où tout lui manquoit. Le roi, à qui on la donna toujours pour véritable, et qui fut presque le seul de sa cour qui le crut de bonne foi, se trouva extrêmement flatté d’une ambassade de Perse sans se l’être attirée par aucun envoi. Il en parla souvent avec complaisance, et voulut que toute la cour fût de la dernière magnificence le jour de l’audience, qui fut le mardi 19 février ; lui-même en donna l’exemple, qui fut suivi avec la plus grande profusion.

On plaça un magnifique trône, élevé de plusieurs marches, dans le bout de la galerie, adossé au salon qui joint l’appartement de la reine, et des gradins à divers étages de bancs des deux côtés de la galerie, superbement ornée ainsi que tout le grand appartement. Les gradins les plus proches du trône étoient pour les dames de la cour, les autres pour les hommes et pour les bayeuses [1] ; mais on n’y laissoit entrer hommes ni femmes que fort parés. Le roi prêta une garniture de perles et de diamants au duc du Maine, et une de pierres de couleur au comte de Toulouse. M. le duc d’Orléans avoit un habit de velours bleu, brodé en mosaïque, tout chamarré de perles et de diamants, qui remporta le prix de la parure et du bon goût. La maison royale, les princes et princesses du sang et les bâtards s’assemblèrent dans le cabinet du roi.

Les cours, les toits, l’avenue, fourmilloient de monde, à quoi le roi s’amusa fort par ses fenêtres, et y prit grand plaisir en attendant l’ambassadeur, qui arriva sur les onze heures dans les carrosses du roi, avec le maréchal de Matignon et le baron de Breteuil, introducteur des ambassadeurs. Ils montèrent à cheval dans l’avenue, et précédés de la suite de l’ambassadeur, ils vinrent mettre pied à terre dans la grande cour, à l’appartement du colonel des gardes, par le cabinet. Cette suite parut fort misérable en tout, et le prétendu ambassadeur fort embarrassé et fort mal vêtu, les présents au-dessous de rien. Alors le roi, accompagné de ce qui remplissoit son cabinet, entra dans la galerie, se fit voir aux dames des gradins ; les derniers étoient pour les princesses du sang. Il avoit un habit d’étoffe or et noir, avec l’ordre par-dessus, ainsi que le très peu de chevaliers qui le portoient ordinairement dessous ; son habit étoit garni des plus beaux diamants de la couronne, il y en avoit pour douze millions cinq cent mille livres ; il ployoit sous le poids, et parut fort cassé, maigri et très méchant visage. Il se plaça sur le trône, les princes du sang et bâtards debout à ses côtés, qui ne se couvrirent point. On avoit ménagé un petit degré et un espace derrière le trône pour Madame et pour Mme la duchesse de Berry qui étoit dans sa première année de deuil, et pour leurs principales dames. Elles étoient là incognito et fort peu vues, mais voyant et entendant tout. Elles entrèrent et sortirent par l’appartement de la reine, qui n’avoit pas été ouvert depuis la mort de Mme la Dauphine. La duchesse de Ventadour étoit debout à la droite du roi, tenant le roi d’aujourd’hui par la lisière. L’électeur de Bavière étoit sur le second gradin avec les dames qu’il avoit amenées ; et le comte de Lusace, c’est-à-dire le prince électeur de Saxe, sur celui de la princesse de Conti, fille de M. le Prince. Coypel, peintre, et Boze, secrétaire de l’Académie des inscriptions, étoient au bas du trône, l’un pour en faire le tableau, l’autre la relation. Pontchartrain n’avoit rien oublié pour flatter le roi, lui faire accroire que cette ambassade ramenoit l’apogée de son ancienne gloire, en un mot le jouer impudemment pour lui plaire.

Personne déjà n’en étoit plus la dupe que ce monarque. L’ambassadeur arriva par le grand escalier des ambassadeurs, traversa le grand appartement, et entra dans la galerie par le salon opposé à celui contre lequel le trône étoit adossé. La splendeur du spectacle acheva de le déconcerter. Il se fâcha une fois ou deux pendant l’audience contre son interprète, et fit soupçonner qu’il entendoit un peu le françois. Au sortir de l’audience, il fut traité à dîner par les officiers du roi, comme on a accoutumé. Il fut ensuite saluer le roi d’aujourd’hui dans l’appartement de la reine qu’on avoit superbement orné, de là voir Pontchartrain et Torcy, où il monta en carrosse pour retourner à Paris. Les présents, aussi peu dignes du roi de Perse que du roi, consistèrent en tout en cent-quatre perles fort médiocres, deux cents turquoises fort vilaines et deux boîtes d’or pleines d’un baume qui est rare, sort d’un rocher renfermé dans un antre, et se congèle un peu par la suite du temps. On le dit merveilleux pour les blessures. Le roi ordonna qu’on ne défit rien dans la galerie ni dans le grand appartement. Il avoit résolu de donner l’audience de congé dans le même lieu et avec la même magnificence qu’il avoit donné cette première audience à ce prétendu ambassadeur. Il eut pour commissaires Torcy, Pontchartrain et Desmarets, dont Pontchartrain se trouva fort embarrassé.

Le grand maître de Malte, persuadé que les Turcs alloient attaquer son île, fit faire aux chevaliers les citations pour s’y rendre. Il envoya des vaisseaux à Marseille, tant pour les passer que pour lui en apporter force munitions de guerre et de bouche. Le grand prieur, qui faisoit toujours son séjour à Lyon, fit demander au roi la permission de venir prendre congé de lui pour y aller. Il fut refusé de voir le roi et de s’approcher de Paris, et eut liberté de se rendre à Malte. Le roi y destina quatre bataillons des troupes de terre, et deux de celles de la marine, cent canonniers, beaucoup de mineurs, le tout payé par la Religion. L’électeur de Trèves, comme grand prieur de Castille, [arma] deux bataillons à ses dépens ; mais ces troupes eurent bientôt un contre-ordre, ainsi que Renault, lieutenant général des armées navales, que le grand maître avoit obtenu du roi. Le grand prieur qui étoit allé à Malte, y fut salué, en arrivant, de vingt-trois coups de canon, et reçu par tous les grand-croix et les carrosses du grand maître, ce que le grand prieur fit publier. Les chevaliers les plus pressés en furent pour leur voyage, les autres furent contremandés, les Turcs n’avoient aucun dessein sur Malte.

Le roi donna cent mille francs à Bonrepos, qu’il lui avoit promis il y avoit longtemps, en considération des dépenses qu’il avoit faites pendant ses ambassades en Danemark et en Hollande.

La Chapelle, un des premiers commis de la marine, fut subitement chassé, et sa femme ; son emploi donné ; lui et sa femme eurent ordre en même temps de se retirer à Paris. C’étoient deux personnes que leurs qualités et leurs talents avoient fort distinguées de leur état, et qui l’un et l’autre s’étoient acquis beaucoup d’amis considérables. La Chapelle et sa femme avoient toujours été dans la confiance du chancelier, de la chancelière, de M. et de Mme de Pontchartrain. La Chapelle faisoit plusieurs lettres de la main de Pontchartrain qu’il contrefaisoit fort bien, et lui avoit donné ainsi la réputation de bien écrire. Pontchartrain, délivré de famille, entra en jalousie du mérite et des amis de La Chapelle et de sa femme. Il résolut de s’en défaire ; et, pour y parvenir à coup sûr, de s’en faire encore un mérite. Le jansénisme et le P. Tellier firent son affaire. Il eut le dépit que tout ce qu’il y eut de considérable à Versailles, en hommes et en femmes, accourut chez ces exilés, au moment que la chose fut sue, et que personne ne se méprit a l’auteur, qui encourut de plus en plus la haine et la malédiction publique.

L’électeur de Bavière alla, de sa petite maison de Saint-Cloud, voir la reine de Pologne, sa belle-mère, qu’il n’avoit jamais vue. Il ne coucha point à Blois, où elle étoit, et s’en revint aussitôt. Il étoit pressé de retourner à Compiègne faire le mariage du comte d’Albert avec Mme de Montigny, sa maîtresse publique depuis bien des années. Elle étoit des bâtards de Brabant, sœur du feu prince de Berghes, grand d’Espagne, et chevalier de la Toison d’or, gendre du duc de Rohan-Chabot. Le comte d’Albert n’avoit rien, l’électeur le faisoit subsister. Il trouvoit de grands biens dans ce mariage, dont l’infamie avoit toujours été rejetée par le duc de Chevreuse avec toute l’indignation qu’elle méritoit. Sa mort leva le principal obstacle ; il passa sur tous les autres. Outre les solides avantages que lui fit l’électeur, il y ajouta toute l’aisance de la vie, en le faisant son grand écuyer, avec la permission du roi. La noce s’en fit à Compiègne, sans aucun parent du comte d’Albert, d’où, incessamment après, tout ce bagage, et la cour, et les équipages de l’électeur, prirent le chemin de la Bavière. Ce prince vit le roi dans son cabinet par les derrières au sortir du sermon, l’après-dînée du vendredi 22 mars à Versailles. Le roi l’embrassa à diverses reprises ; et l’électeur prit congé, et s’en retourna à Paris, chez d’Antin, où il soupa avec Mme la Duchesse et beaucoup de dames. Il y joua et y coucha, et partit le lendemain matin pour retourner dans ses États.


  1. Vieux mot indiquant des personnes qui regardent avec un air étonné. Il vient du verbe bayer ( tenir la bouche béante en regardant quelque chose ).