Mémoires (Vidocq)/Chapitre 22

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Tenon (Tome IIp. 266-295).


CHAPITRE XXII.


On me propose de m’évader. — Nouvelle démarche auprès de M. Henry. — Mon pacte avec la police. — Découvertes importantes. — Coco-Lacour. — Une bande de voleurs. — Les inspecteurs sous clef. — La marchande d’asticots et les assassins. — Une fausse évasion.


Je commençais à me dégoûter des évasions et de l’espèce de liberté qu’elles procurent : je ne me souciais pas de retourner au bagne ; mais, à tout prendre, je préférais encore le séjour de Toulon à celui de Paris, s’il m’eût fallu continuer de recevoir la loi d’êtres semblables aux Chevalier, aux Blondy, aux Duluc, aux Saint-Germain. J’étais dans ces dispositions, au milieu de bon nombre de ces piliers de galères, que je n’avais que trop bien eu l’occasion de connaître, lorsque plusieurs d’entre eux me proposèrent de les aider à tenter une fugue par la cour des Bons Pauvres. Autrefois le projet m’eût souri ; je ne le rejetai pas, mais j’en fis la critique en homme qui a étudié les localités, et de manière à me conserver cette prépondérance que me valaient mes succès réels, et ceux que l’on m’attribuait, je pourrais dire aussi ceux que je m’attribuais moi-même ; car dès qu’on vit avec des coquins, il y a toujours avantage à passer pour le plus scélérat et le plus adroit ; telle était aussi ma réputation très bien établie. Partout où l’on comptait quatre condamnés, il y en avait au moins trois qui avaient entendu parler de moi ; pas de fait extraordinaire depuis qu’il existait des galériens, qu’on ne rattachât à mon nom. J’étais le général à qui l’on fait honneur de toutes les actions des soldats : on ne citait pas les places que j’avais emportées d’assaut, mais il n’y avait pas de geôlier dont je ne pusse tromper la vigilance, pas de fers que je ne vinsse à bout de rompre, pas de muraille que je ne réussisse à percer. Je n’étais pas moins renommé par mon courage et mon habileté, et l’on avait l’opinion que j’étais capable de me dévouer en cas de besoin. À Brest, à Toulon, à Rochefort, à Anvers, partout enfin j’étais considéré parmi les voleurs comme le plus rusé et le plus intrépide. Les plus malins briguaient mon amitié, parce qu’ils pensaient qu’il y avait encore quelque chose à apprendre avec moi, et les plus novices recueillaient mes paroles comme des instructions dont ils pourraient faire leur profit. À Bicêtre, j’avais véritablement une cour, on se pressait autour de ma personne, on m’entourait, c’était des prévenances, des égards, dont on se ferait difficilement une idée…

Mais maintenant toute cette gloire des prisons m’était odieuse ; plus je lisais dans l’âme des malfaiteurs, plus ils se mettaient à découvert devant moi, plus je me sentais porté à plaindre la société de nourrir dans son sein une engeance pareille. Je n’éprouvais plus ce sentiment de la communauté du malheur qui m’avait autrefois inspiré ; de cruelles expériences et la maturité de l’âge m’avaient révélé le besoin de me distinguer de ce peuple de brigands, dont je méprisais les secours et l’abominable langage. Décidé, quoi qu’il en pût advenir, à prendre parti contre eux dans l’intérêt des honnêtes gens, j’écrivis à M. Henry pour lui offrir de nouveau mes services, sans autre condition que de ne pas être reconduit au bagne, me résignant à finir mon temps dans quelque prison que ce fût.

Ma lettre indiquait avec tant de précision l’espèce de renseignements que je pourrais donner, que M. Henry en fut frappé ; une seule considération l’arrêtait, c’était l’exemple de plusieurs individus prévenus ou condamnés, qui, après avoir pris l’engagement de guider la police dans ses recherches, ne lui avaient donné que des avis insignifiants, ou bien encore avaient fini eux-mêmes par se faire prendre en flagrant délit. À cette considération si puissante, j’opposai la cause de ma condamnation [1], la régularité de ma conduite toutes les fois que j’avais été libre, la constance de mes efforts pour me procurer une existence honnête ; enfin j’exhibai ma correspondance, mes livres, ma comptabilité, et j’invoquai le témoignage de toutes les personnes avec lesquelles je m’étais trouvé en relation d’affaires, et spécialement celui de mes créanciers, qui tous avaient la plus grande confiance en moi.

Les faits que j’alléguais militaient puissamment en ma faveur : M. Henry soumit ma demande au préfet de police, M. Pasquier, qui décida qu’elle serait accueillie. Après un séjour de deux mois à Bicêtre, je fus transféré à la Force ; et, pour éviter de m’y rendre suspect, on affecta de répandre parmi les prisonniers que j’étais retenu comme impliqué dans une fort mauvaise affaire dont l’instruction allait commencer. Cette précaution, jointe à ma renommée, me mit tout à fait en bonne odeur. Pas de détenu qui osât révoquer en doute la gravité du cas qui m’était imputé. Puisque j’avais montré tant d’audace et de persévérance pour me soustraire à une condamnation de huit ans de fers, il fallait bien que j’eusse la conscience chargée de quelque grand crime, capable si jamais j’en étais reconnu l’auteur, de me faire monter sur l’échafaud. On disait donc tout bas et même tout haut, à la Force, en parlant de moi : « C’est un escarpe » (un assassin) ; et comme dans le lieu où j’étais, un assassin inspire d’ordinaire une grande confiance, je me gardais bien de réfuter une erreur si utile à mes projets. J’étais alors loin de prévoir qu’une imposture que je laissais volontairement s’accréditer, se perpétuerait au-delà de la circonstance, et qu’un jour, en publiant mes Mémoires, il ne serait pas superflu de dire que je n’ai jamais commis d’assassinat. Depuis qu’il est question de moi dans le public, on lui a tant débité de contes absurdes sur ce qui m’était personnel ! quels mensonges n’ont pas inventés pour me diffamer des agents intéressés à me représenter comme un vil scélérat ! Tantôt j’avais été marqué et condamné aux travaux forcés à perpétuité ; tantôt l’on ne m’avait sauvé de la guillotine qu’à condition de livrer à la police un certain nombre d’individus par mois, et aussitôt qu’il en manquait un seul, le marché devenait résiliable ; c’est pourquoi, affirmait-on, à défaut de véritables délinquants, j’en amenais de ma façon. N’est-on pas allé jusqu’à m’accuser d’avoir, au café Lamblin, introduit un couvert d’argent dans la poche d’un étudiant ? J’aurai plus tard l’occasion de revenir sur quelques-unes de ces calomnies dans plusieurs chapitres des volumes suivants, où je mettrai au grand jour les moyens de la police, son action, ses mystères ; enfin tout ce qui m’a été dévoilé, tout ce que j’ai su.

L’engagement que j’avais pris n’était pas aussi facile à remplir que l’on pourrait le croire. À la vérité, j’avais connu une foule de malfaiteurs, mais, incessamment décimée par les excès de tous genres, par la justice, par l’affreux régime des bagnes et des prisons, par la misère, cette hideuse génération avait passé avec une inconcevable rapidité ; une génération nouvelle occupait la scène, et j’ignorais jusqu’aux noms des individus qui la composaient : je n’étais pas même au fait des notabilités. Une multitude de voleurs exploitaient alors la capitale, et il m’aurait été impossible de fournir la plus mince indication sur les principaux d’entre eux ; il n’y avait que ma vieille renommée qui pût me mettre à même d’avoir des intelligences dans l’état-major de ces Bédouins de notre civilisation ; elle me servit, je ne dirai pas au-delà, mais autant que je pouvais le désirer. Il n’arrivait pas un voleur à la Force qu’il ne s’empressât de rechercher ma compagnie ; ne m’eût-il jamais vu, pour se donner du relief aux yeux des camarades, il tenait à amour-propre de paraître avoir été lié avec moi. Je caressais cette singulière vanité ; par ce moyen, je me glissai insensiblement sur la voie des découvertes ; les renseignements me vinrent en abondance, et je n’éprouvai plus d’obstacles à m’acquitter de ma mission.

Pour donner la mesure de l’influence que j’exerçais sur l’esprit des prisonniers, il me suffira de dire que je leur inoculais à volonté mes opinions, mes affections, mes ressentiments ; ils ne pensaient et ne juraient que par moi : leur arrivait-il de prendre en grippe un de nos codétenus, parce qu’ils croyaient voir en lui ce qu’on appelle un mouton, je n’avais qu’à répondre de lui, il était réhabilité sur-le-champ. J’étais à la fois un protecteur puissant et un garant de la franchise quand elle était suspectée. Le premier dont je me rendis ainsi caution était un jeune homme que l’on accusait d’avoir servi la police, en qualité d’agent secret. On prétendait qu’il avait été à la solde de l’inspecteur général Verrat, et l’on ajoutait qu’allant au rapport chez ce chef, il avait enlevé le panier à l’argenterie… Voler chez l’inspecteur, ce n’était pas là le mal, mais aller au rapport !… Tel était pourtant le crime énorme imputé à Coco-Lacour, aujourd’hui mon successeur. Menacé par toute la prison, chassé, rebuté, maltraité, n’osant plus même mettre le pied dans la cour, où il aurait été infailliblement assommé, Coco vint solliciter ma protection, et pour mieux me disposer en sa faveur, il commença par me faire des confidences dont je sus tirer parti. D’abord j’employai mon crédit à lui faire faire sa paix avec les détenus, qui abandonnèrent leurs projets de vengeance ; on ne pouvait lui rendre un plus signalé service. Coco, autant par reconnaissance que par désir de parler, n’eut bientôt plus rien de caché pour moi. Un jour, il venait de paraître devant le juge d’instruction : – Ma foi, dit-il à son retour, je joue de bonheur… aucun des plaignants ne m’a reconnu : cependant, je ne me regarde pas comme sauvé ; il y a par le monde un diable de portier à qui j’ai volé une montre d’argent : comme j’ai été obligé de causer longtemps avec lui, mes traits ont dû se graver dans sa mémoire, et s’il était appelé, il pourrait bien se faire qu’il y eût du déchet à la confrontation ; d’ailleurs, ajouta-t-il, par état, les portiers sont physionomistes. L’observation était juste ; mais je fis observer à Coco qu’il n’était pas présumable que l’on découvrît cet homme, et que vraisemblablement il ne se présenterait jamais de lui-même, puisque jusqu’alors il avait négligé de le faire ; afin de le confirmer dans cette opinion, je lui parlai de l’insouciance ou de la paresse de certaines gens, qui n’aiment pas à se déplacer. Ce que je dis du déplacement amena Coco à nommer le quartier dans lequel habitait le propiétaire de la montre : s’il m’avait indiqué la rue et le numéro, je n’aurais eu plus rien à désirer. Je me gardai bien de demander un renseignement si complet, c’eût été me trahir ; et puis la donnée pour l’investigation me semblait suffisante : je l’adressai à M. Henry, qui mit en campagne ses explorateurs. Le résultat des recherches fut tel que je l’avais prévu ; on déterra le portier, et Coco, confronté avec lui, fut accablé par l’évidence. Le tribunal le condamna à deux ans de prison.

À cette époque, il existait à Paris une bande de forçats évadés, qui commettaient journellement des vols, sans qu’il y eût espoir de mettre un terme à leurs brigandages. Plusieurs d’entre eux avaient été arrêtés et absous faute de preuves : opiniâtrement retranchés dans la dénégation, ils bravaient depuis longtemps la justice, qui ne pouvait leur opposer ni le flagrant délit ni des pièces à conviction ; pour les surprendre nantis, il aurait fallu connaître leur domicile, et ils étaient si habiles à le cacher, qu’on n’était jamais parvenu à le découvrir. Au nombre de ces individus était un nommé France, dit Tormel, qui en arrivant à la Force, n’eut rien de plus pressé que de me faire demander dix francs pour passer à la pistole : j’étais tout aussi pressé de les lui envoyer. Dès lors il vint me rejoindre, et comme il était touché du procédé, il n’hésita pas à me donner toute sa confiance. Au moment de son arrestation, il avait soustrait deux billets de mille francs aux recherches des agents de police, il me les remit, en me priant de lui avancer de l’argent au fur et à mesure de ses besoins.

Tu ne me connais pas, me dit-il, mais les billets répondent ; je te les confie, parce que je sais qu’ils sont mieux dans tes mains que dans les miennes : plus tard nous les changerons, aujourd’hui ça serait louche, il vaut mieux attendre. Je fus de l’avis de France, et, suivant qu’il le désirait, je lui promis d’être son banquier : je ne risquais rien.

Arrêté pour vol avec effraction, chez un marchand de parapluies du passage Feydeau, France avait été interrogé plusieurs fois, et constamment il avait déclaré n’avoir point de domicile. Pourtant la police était instruite qu’il en avait un ; et elle était d’autant plus intéressée à le connaître, qu’elle avait presque la certitude d’y trouver des instruments à voleurs, ainsi qu’un dépôt d’objets volés. C’eût été là une découverte de la plus haute importance, puisque alors on aurait eu des preuves matérielles. M. Henry me fit dire qu’il comptait sur moi pour arriver à ce résultat : je manœuvrai en conséquence, et je sus bientôt qu’au moment de son arrestation, France occupait, au coin de la rue Montmartre et de la rue Notre-Dame-des-Victoires, un appartement loué au nom d’une receleuse appelée Joséphine Bertrand.

Ces renseignements étaient positifs ; mais il était difficile d’en faire usage sans me compromettre vis-à-vis de France, qui, ne s’étant ouvert qu’à moi seul, ne pourrait soupçonner que moi de l’avoir trahi : je réussis cependant, et il se doutait si peu que j’eusse abusé de son secret, qu’il me racontait ses inquiétudes, à mesure que se poursuivait l’exécution du plan que j’avais concerté avec M. Henry. Du reste, la police s’était arrangée de telle sorte, qu’elle semblait n’être guidée que par le hasard : voici comment elle s’y prit.

Elle mit dans ses intérêts un des locataires de la maison qu’avait habitée France ; ce locataire fit remarquer au propriétaire que depuis environ trois semaines on n’apercevait plus aucun mouvement dans l’appartement de Mme Bertrand : c’était donner l’éveil et ouvrir le champ aux conjectures. On se souvint d’un individu qui allait et venait habituellement dans cet appartement ; on s’étonna de ne plus le rencontrer ; on parla de son absence, le mot de disparition fut prononcé, d’où la nécessité de faire intervenir le commissaire, puis l’ouverture en présence de témoins ; puis la découverte d’un grand nombre d’objets volés dans le quartier, et, enfin, la saisie des instruments dont on s’était servi pour consommer les vols. Il s’agissait maintenant de savoir ce qu’était devenue Joséphine Bertrand : on alla chez les personnes qu’elle avait indiquées pour les informations lorsqu’elle était venue louer, mais on ne put rien apprendre sur le compte de cette femme ; seulement on sut qu’une fille Lambert, qui lui avait succédé dans le logement de la rue Montmartre, venait d’être arrêtée ; et comme cette fille était connue pour la maîtresse de France, on en avait conclu que les deux individus devaient avoir un gîte commun. France fut en conséquence conduit sur les lieux : reconnu par tous les voisins, il prétendit qu’il y avait méprise de leur part ; mais les jurés devant qui il fut amené en décidèrent autrement, et il fut condamné à huit ans de fers.

France une fois convaincu, on put aisément se porter sur les traces de ses affiliés : deux des principaux étaient les nommés Fossard et Legagneur. On se fût emparé d’eux, mais la lâcheté et la maladresse des agents les firent échapper aux recherches que je dirigeais. Le premier était un homme d’autant plus dangereux, qu’il excellait dans la fabrication des fausses clefs. Depuis quinze mois, il semblait défier la police, lorsqu’un jour j’appris qu’il demeurait chez un perruquier Vieille rue du Temple, en face de l’égoût. L’arrêter hors de chez lui était chose à peu près impossible, attendu qu’il était fort habile à se déguiser, et qu’il devinait un agent de plus de deux cents pas ; d’un autre côté, il valait bien mieux le saisir au milieu de l’attirail de sa profession et des produits de ses labeurs. Mais l’expédition présentait des obstacles ; Fossard, quand on frappait à la porte, ne répondait jamais, et il était probable qu’en cas de surprise, il s’était ménagé une issue et des facilités pour gagner les toits. Il me parut que le seul moyen de s’emparer de lui, c’était de profiter de son absence pour s’introduire et s’embusquer dans son logement. M. Henry fut de mon avis : on fit crocheter la porte en présence d’un commissaire, et trois agents se placèrent dans un cabinet contigu à l’alcôve. Près de soixante et douze heures se passèrent sans que personne arrivât : à la fin du troisième jour, les agents, dont les provisions étaient épuisées, allaient se retirer, lorsqu’ils entendirent mettre une clef dans la serrure : c’était Fossard qui rentrait. Aussitôt deux des agents, conformément aux ordres qu’il avaient reçus, s’élancent du cabinet et se précipitent sur lui ; mais Fossard s’armant d’un couteau qu’ils avaient oublié sur la table, leur fit une si grande peur, qu’ils lui ouvrirent eux-mêmes la porte que leur camarade avait fermée ; après les avoir mis à son tour sous clef, Fossard descendit tranquillement l’escalier, laissant aux trois agents tout le loisir nécessaire pour rédiger un rapport auquel il ne manquait rien, si ce n’est la circonstance du couteau, que l’on se garda bien de mentionner. On verra dans la suite de ces Mémoires comment, en 1814, je parvins à arrêter Fossard ; et les particularités de cette expédition ne sont pas les moins curieuses de ce récit.

Avant d’être transféré à la Conciergerie, France, qui n’avait pas cessé de croire à mon dévouement, m’avait recommandé l’un de ses amis intimes : c’était Legagneur, forçat évadé, arrêté rue de la Mortellerie, au moment où il exécutait un vol à l’aide de fausses clefs ; cet homme privé de ressources par suite du départ de son camarade, songea à retirer de l’argent qu’il avait déposé chez un receleur de la rue Saint-Dominique, au Gros-Caillou. Annette, qui venait me voir très assidûment à la Force, et me secondait quelquefois avec beaucoup d’adresse dans mes recherches, fut chargée de la commission ; mais, soit méfiance, soit volonté de s’approprier le dépôt, le receleur accueillit fort mal la messagère, et comme elle insistait, il alla jusqu’à la menacer de la faire arrêter. Annette revint nous annoncer qu’elle avait échoué dans sa démarche. À cette nouvelle, Legagneur voulait dénoncer le receleur : cette résolution n’était que l’effet d’un premier mouvement de colère. Devenu plus calme, Legagneur jugea plus convenable d’ajourner sa vengeance, et surtout de se la rendre profitable. – Si je le dénonce, me dit-il, non seulement il ne m’en reviendra rien, mais il peut se faire qu’on ne le trouve pas en défaut ; j’aime mieux attendre à ma sortie, je saurai bien le faire chanter (contribuer).

Legagneur n’ayant plus d’espoir en son receleur, se détermina à écrire à deux de ses complices, Maguerit et Victor Desbois, qui étaient des voleurs en renom : convaincu de cette vérité bien ancienne, que les petits présents entretiennent l’amitié, en échange des secours qu’il demandait, il leur envoya quelques empreintes de serrures qu’il avait prises pour son usage particulier. Legagneur eut encore recours à l’intermédiaire d’Annette ; elle trouva les deux amis rue des Deux-Ponts, dans un misérable entresol, espèce de taudis où ils ne se rendaient jamais sans avoir pris auparavant toutes leurs précautions. Ce n’était pas là leur demeure. Annette, à qui j’avais recommandé de faire tout ce qui dépendrait d’elle pour la connaître, eut le bon esprit de ne pas les perdre de vue. Elle les suivit pendant deux jours sous des déguisements différents, et, le troisième, elle put m’affirmer qu’ils couchaient petite rue Saint-Jean, dans une maison ayant issue sur des jardins. M. Henry, à qui je ne laissai pas ignorer cette circonstance, prescrivit toutes les mesures qu’exigeait la nature de la localité, mais ses agents ne furent ni plus braves ni plus adroits que ceux à qui Fossard avait échappé. Les deux voleurs se sauvèrent par les jardins, et ce ne fut que plus tard que l’on parvint à les arrêter rue Saint-Hyacinthe-Saint-Michel.

Legagneur ayant été à son tour conduit à la Conciergerie, fut remplacé dans ma chambre par le fils d’un marchand de vin de Versailles, le nommé Robin, qui, lié avec tous les escrocs de la capitale, me donna par forme de conversation, les renseignements les plus complets, tant sur leurs antécédents que sur leur position actuelle et leurs projets. Ce fut lui qui me signala comme forçat évadé le prisonnier Mardargent, qui n’était retenu que comme déserteur. Celui-ci avait été condamné à vingt-quatre ans de fers. Il avait vécu dans le bagne ; à l’aide de mes notes et de mes souvenirs, nous fûmes promptement en pays de connaissance ; il crut, et il ne se trompait pas, que je serais joyeux de retrouver d’anciens compagnons d’infortune ; il m’en indiqua plusieurs parmi les détenus, et je fus assez heureux pour faire réintégrer aux galères bon nombre de ces individus, que la justice, à défaut de preuves suffisantes, aurait peut-être lancés de nouveau dans la circulation sociale. Jamais on n’avait fait de plus importantes découvertes que celles qui marquèrent mon début dans la police : à peine m’étais-je enrôlé dans cette administration, et déjà j’avais fait beaucoup pour la sûreté de la capitale et même pour celle de la France entière. Raconter tous mes succès en ce genre, ce serait abuser de la patience des lecteurs ; cependant je ne crois pas devoir passer sous silence une aventure qui précéda de peu de mois ma sortie de prison.

Un après-midi, il se manifesta quelque tumulte dans la cour ; il s’y livrait un furieux combat à coups de poings. À pareille heure, c’était un événement fort ordinaire, mais cette fois il y avait autant à s’en étonner que d’un duel entre Oreste et Pylade. Les deux champions, Blignon et Charpentier, dit Chante-à-l’heure, étaient connus pour vivre dans cette intimité révoltante qui n’a pas même d’excuse dans la plus rigoureuse claustration. Une rixe violente s’était engagée entre eux ; on prétendait que la jalousie les avait désunis : quoi qu’il en soit, quand l’action eut cessé, Chante-à-l’heure, couvert de contusions, entra à la cantine pour se faire bassiner ; je faisais alors ma partie de piquet. Chante-à-l’heure, irrité de sa défaite, ne se possédait plus ; bientôt l’eau-de-vie du pansement qu’il buvait sans s’en apercevoir, l’animant encore, il se trouva dans cette situation d’esprit où les épanchements deviennent un besoin.

— Mon ami, me dit-il, car tu es mon ami, toi…, vois-tu comme il m’a arrangé, ce gueux de Blignon ? .. mais il ne le portera pas en paradis !…

— Laisse tout cela, lui repartis-je, il est plus fort que toi,… il faut en prendre ton parti. Quand tu te ferais assommer une seconde fois…

— Oh ! ce n’est pas ça que je veux dire ! Si je voulais, il ne battrait plus personne, ni moi, ni d’autres. On sait ce que l’on sait !…

— Eh ! que sais-tu ? m’écriai-je, frappé du ton dont il avait prononcé ces derniers mots.

— Oui, oui, reprit Chante-à-l’heure, toujours plus exaspéré, il a bien fait de me pousser à bout ; je n’aurais qu’à jaspiner (jaser)… Il serait bientôt fauché (guillotiné).

— Eh ! tais-toi donc, lui dis-je en affectant d’être incrédule ; vous êtes tous taillés sur le même patron ; quand vous en voulez à quelqu’un, on dirait qu’il n’y a qu’à souffler sur sa tête pour la faire tomber.

— Tu crois ça, s’écria Chante-à-l’heure, en frappant du poing sur sa table ; et si je te disais qu’il a escarpé une largue (assassiné une femme) ?

— Pas si haut, Chante-à-l’heure, pas si haut, lui dis-je, en me mettant mystérieusement un doigt sur la bouche. Tu sais bien qu’à la Lorcefée (la Force) les murs ont des oreilles. Il ne s’agit pas de servir de belle (dénoncer à faux) un camarade.

— Qu’appelles-tu servir de belle ? répliqua-t-il, plus irrité à mesure que je feignais de vouloir l’empêcher de parler, quand je te dis qu’il ne tient qu’à moi de lui donner un redoublement de fièvre (révéler un nouveau fait à charge).

— Tout cela est bon, repris-je, mais pour faire mettre un homme sur la planche au pain (traduire devant la cour d’assises), il faut des preuves !

— Des preuves, est-ce que le boulanger (le diable) en manque jamais ? .. Écoute… tu connais bien la marchande d’asticots qui se tient au bas du pont Notre-Dame ?

— Une ancienne ogresse (femme qui loue des effets aux filles), la maîtresse de Chatonnet, la femme du bossu ? – Tout juste ! Eh bien ! il y a trois mois que Blignon et moi nous étions à bouffarder tranquillement dans un estaminet de la rue PlancheMibray, lorsqu’elle vint nous y trouver. « Il y a gras, nous dit-elle, et pas loin d’ici, rue de la Sonnerie ! Puisque vous êtes de bons enfants, je veux vous l’enseigner. C’est une vieille femme qui reçoit de l’argent pour beaucoup de monde ; il y a des jours qu’elle a quinze et vingt mille francs, or ou billets ; comme elle rentre souvent à la sorgue (à la nuit), il faudrait lui couper le cou et la f… à la rivière, après avoir poissé ses philippes (pris son argent). » D’abord qu’elle nous a fait la proposition, nous ne voulions pas en entendre parler, parce que nous ne faisons pas l’escarpe (l’assassinat), mais cette emblémeuse nous a tant tourmentés, en nous répétant qu’il y avait gras (beaucoup d’argent), et que d’ailleurs il n’y avait pas grand mal à étourdir (tuer) une vieille femme, que nous nous sommes laissés aller. On tomba d’accord que la marchande d’asticots nous avertirait du jour et du moment favorables. Ça me contrariait pourtant de m’enflaquer là-dedans, parce que, vois-tu, quand on n’est pas habitué à faire la chose, ça fait toujours un effet. Enfin, n’importe, tout était convenu, lorsque le lendemain, aux Quatre-Cheminées, près de Sèvres, nous avons rencontré Voivenel avec un autre grinche (voleur). Blignon leur a parlé de l’affaire, mais en témoignant qu’il avait de la répugnance pour le crime. Alors ils proposèrent de nous donner un coup de main, si toutefois nous y consentions. – Volontiers, répondit Blignon, quand il y en a pour deux, il y en a pour quatre. Voilà donc qu’est décidé, ils devaient être de mèche (de complicité) avec nous. Depuis ce jour le camarade de Voivenel était toujours sur notre dos ; il n’aspirait qu’au moment. Enfin la marchande d’asticots nous fait prévenir ; c’était le 30 décembre. Il faisait du brouillard. C’est pour aujourd’hui, me dit Blignon. Vous me croirez si vous le voulez, foi de grinche, j’avais envie de ne pas y aller, mais entraîné, je suivis la vieille avec les autres, et, le soir, au moment où sa recette terminée, elle sortait de chez un M. Rousset, loueur de carrosses, dans le cul-de-sac de la Pompe, nous l’avons expédiée. C’est l’ami de Voivenel qui l’a chourinée (frappée à coups de couteau), pendant que Blignon, après l’avoir entortillée dans son mantelet, la tenait par-derrière. Il n’y a que moi qui ne m’en suis pas mêlé, mais j’ai tout vu puisqu’ils m’avaient planté à faire le gaf (le guet), et j’en sais assez pour faire gerber à la passe (guillotiner) ce gueux de Blignon.

Chante-à-l’heure me raconta en détail et avec une rare insensibilité toutes les circonstances de ce meurtre. J’entendis jusqu’au bout ce récit abominable, faisant à chaque instant d’incroyables efforts pour cacher mon indignation : chaque parole qu’il prononçait était de nature à faire dresser les cheveux de l’homme le moins susceptible d’émotions. Quand ce scélérat eut achevé de me retracer avec une horrible fidélité les angoisses de la victime, je l’engageai de nouveau à ne pas perdre son ami Blignon ; mais, en même temps, je jetai habilement de l’huile sur le feu, que je semblais vouloir éteindre. Je me proposais d’amener Chante-à-l’heure à faire de sang-froid à l’autorité, l’horrible révélation à laquelle l’avait poussé la colère. Je désirais en outre pouvoir fournir à la justice les moyens de conviction qui lui étaient nécessaires pour frapper les assassins. Il y avait beaucoup à éclaircir. Peut-être Chante-à-l’heure ne m’avait-il fait qu’une fable qui lui aurait été suggérée par le vin et l’esprit de vengeance. Quoi qu’il en soit, je fis à M. Henry un rapport, dans lequel je lui exposais mes doutes, et bientôt il me fit savoir que le crime que je lui dénonçais n’était que trop réel. M. Henry m’engageait en même temps à faire en sorte de lui procurer des renseignements précis sur toutes les circonstances qui avaient précédé et suivi l’assassinat, et dès le lendemain je dressai mes batteries pour les obtenir. Il était difficile de faire arrêter les complices sans que l’on pût soupçonner d’où partait le coup ; dans cette occasion comme dans beaucoup d’autres, le hasard se mit de moitié avec moi. Le jour venu, j’allai éveiller Chante-à-l’heure qui, encore malade de la veille, ne put se lever ; je m’assis sur son lit, et lui parlai de l’état complet d’ivresse dans lequel je l’avais vu, ainsi que des indiscrétions qu’il avait commises : le reproche parut l’étonner ; je lui répétai un ou deux mots de l’entretien que j’avais eu avec lui, sa surprise redoubla ; alors il me protesta qu’il était impossible qu’il eût tenu un pareil langage, et soit qu’effectivement il eût perdu la mémoire, soit qu’il se défiât de moi, il essaya de me persuader qu’il n’avait pas le moindre souvenir de ce qui s’était passé. Qu’il mentît ou non, je saisis cette assertion avec avidité, et j’en profitai pour dire à Chante-à-l’heure qu’il ne s’était pas borné à me raconter confidentiellement toutes les circonstances de l’assassinat, mais encore qu’il les avait exposées à haute voix dans le chauffoir, en présence de plusieurs détenus qui avaient tout aussi bien entendu que moi. – Ah ! malheureux que je suis, s’écria-t-il, en montrant la plus grande affliction : qu’ai-je fait ? À présent comment me tirer de là ? – Rien de plus aisé, lui répondis-je, si l’on te questionne au sujet de la scène d’hier, tu diras : ma foi, quand je suis ivre, je suis capable de tout, surtout si j’en veux à quelqu’un, je ne sais pas ce que je n’inventerais pas. Chante-à-l’heure prit le conseil pour argent comptant. Le même jour, un nommé Pinson qui passait pour un mouton fut conduit de la Force à la préfecture de police : cette translation ne pouvait s’effectuer plus à propos ; je m’empressai de l’annoncer à Chante-à-l’heure, en ajoutant que tous les prisonniers pensaient que Pinson n’était extrait que parce qu’il allait faire quelques révélations. À cette nouvelle, il parut consterné. – Était-il dans le chauffoir ? me demanda-t-il aussitôt ; je lui dis que je n’y avais pas fait attention. Alors il me communiqua plus franchement ses alarmes, et j’obtins de lui de nouveaux renseignements, qui, transmis sur-le-champ à M. Henry, firent tomber sous la main de la police tous les complices de l’assassinat, parmi lesquels la marchande d’asticots et son mari. Les uns et les autres furent mis au secret ; Blignon et Chante-à-l’heure, dans le bâtiment neuf ; la marchande d’asticots, son mari, Voivenel et le quatrième assassin dans l’infirmerie, où ils restèrent très longtemps. La procédure s’instruisit, et je ne m’en occupai plus : elle n’eut aucun résultat, parce qu’elle avait été mal commencée dès le principe ; les accusés furent absous.

Mon séjour, tant à Bicêtre qu’à la Force, embrasse une durée de vingt et un mois, pendant laquelle il ne se passa pas de jour que je ne rendisse quelque important service ; je crois que j’aurais été un mouton perpétuel, tant on était loin de supposer la moindre connivence entre les agents de l’autorité et moi. Les concierges et les gardiens ne se doutaient même pas de la mission qui m’était confiée. Adoré des voleurs, estimé des bandits les plus déterminés, car ces gens-là ont aussi un sentiment qu’ils appellent de l’estime, je pouvais compter en tout temps sur leur dévouement : tous se seraient fait hacher pour moi ; ce qui le prouve, c’est qu’à Bicêtre le nommé Mardargent, dont j’ai déjà parlé, s’est battu plusieurs fois contre les prisonniers qui avaient osé dire que je n’étais sorti de la Force que pour servir la police. Coco-Latour et Goreau, détenus dans la même maison comme voleurs incorrigibles, ne prirent pas ma défense avec moins de générosité. Alors, peut-être, auraient-ils eu raison de me payer d’ingratitude puisque je ne les ai pas plus ménagés que les autres, mais le devoir commandait ; qu’ils reçoivent aujourd’hui le tribut de ma reconnaissance, et ils ont plus concouru qu’ils ne pensent aux avantages que la société a pu retirer de mes services.

M. Henry ne laissa pas ignorer au préfet de police les nombreuses découvertes qui étaient dues à ma sagacité. Ce fonctionnaire, qui me représenta comme un homme sur qui l’on pouvait compter, consentit enfin à mettre un terme à ma détention. Toutes mesures furent prises pour que l’on ne crût pas que j’eusse recouvré ma liberté. On vint me chercher à la Force, et l’on m’emmena sans négliger aucune des précautions les plus rigoureuses : on me mit les menottes, et je montai dans une carriole d’osier, mais il était convenu que je m’évaderais en route ; et en effet je m’évadai. Le soir même toute la police était à ma recherche. Cette évasion fit grand bruit, surtout à la Force, où mes amis la célébrèrent par des réjouissances : ils burent à ma santé et me souhaitèrent bon voyage !



  1. Entre les pièces que je produisis était la suivante que je transcris ici parce qu’elle relate les motifs de ma condamnation, en même temps qu’elle prouve la démarche faite en ma faveur par M. le procureur général Ranson, pendant ma dernière détention à Douai.
    Douai, le 20 janvier 1809.


    LE PROCUREUR GÉNÉRAL IMPÉRIAL
    près la cour de justice criminelle du département du Nord,


    Atteste que le nommé Vidocq a été condamné le 7 nivôse an 5, à huit ans de fers, pour avoir fait un faux ordre de mise en liberté.

    Qu’il paraît que Vidocq était détenu pour cause d’insubordination, ou autre délit militaire, et que le faux pour raison duquel il a été condamné n’a eu d’autre but que celui de favoriser l’évasion d’un de ses compagnons de prison.

    Le procureur général atteste encore, d’après les renseignements par lui pris au greffe de la Cour, que ledit Vidocq s’est évadé de la maison de justice au moment où l’on allait le transférer au bagne, qu’il a été repris, qu’il s’est encore évadé, et que, repris de nouveau, M. Ranson, alors procureur général, a eu l’honneur d’écrire à Son Excellence le ministre de la Justice pour le consulter sur la question de savoir, si le temps écoulé depuis la condamnation de Vidocq et sa réarrestation pourrait compter pour le libérer de sa peine.

    Qu’une première lettre étant restée sans réponse, M. Ranson en a écrit plusieurs, et que Vidocq interprétant le silence de Son Excellence d’une manière défavorable pour lui, s’est évadé derechef.

    Le procureur général ne peut représenter aucune de ces lettres, parce que les registres et papiers de M. Ranson, son prédécesseur, ont été enlevés par sa famille, qui a refusé de les réintégrer au parquet.


    Rosie.